Introduction
Je suis très partagé sur ce livre de Vincent Tiberj. Il me semble un peu trop fondé sur la manie des sciences humaines de vouloir renverser les « mythes » ou les idées reçues (cf. fantasme Copernic dans mon Philosophie contre intelligence artificielle). Le contexte actuel est plutôt celui d’un certain discrédit de la sociologie.
Tiberj est évidemment conscient du problème de nier la droitisation. Il mentionne d’emblée la croissance électorale de l’extrême droite en France et partout dans le monde, ainsi que l’installation de régimes illibéraux dans de nombreux pays. Ses arguments statistiques consistent à souligner la généralisation d’une grande libéralisation des mœurs ou de l’opinion, plus spécifiquement pour les droits des femmes, des homosexuels, l’adoption, la sévérité de la justice, la peine de mort et même sur l’acceptation des immigrés (p. 22) selon des enquêtes. Des résistances existent cependant dans tous ces domaines.
Sondages
Pourtant, Tiberj se sent bien obligé de justifier longuement la légitimité des sondages d’opinion. Est-ce dû à la critique bourdieusienne (1972-73) souvent citée ou à la résistance aux sondages d’une partie de l’opinion (de gauche surtout) ? Pour y répondre, Tiberj documente la méthodologie technique des sondages et la prise en compte de leurs difficultés par les spécialistes. Le public connaît aujourd’hui l’utilisation d’un échantillon représentatif par quotas, encore que j’avais mentionné préférer l’indication américaine systématique de l’intervalle de confiance. Il est exact que les « indices longitudinaux de préférences » (pp. 25-28), procurent un suivi dans le temps plus valide que des sondages trop conjoncturels. Mais il n’est pas possible de comparer quand de nouvelles questions apparaissent.
Tiberj rappelle que les sondages peuvent être manipulés (pp. 12-16) ou que la formulation des questions peut induire certaines réponses, par recherche de « désirabilité sociale » (conformisme), et il précise les techniques des sondeurs pour y parer (pp. 19-20). Si des questions plus fouillées me paraissent nécessaires, dire qu’« elles doivent également proposer une alternative politique claire (libérale/sociale par exemple) » (p. 25) peut inciter au contraire à des postures schématiques, sur le modèle des débats télé ou celui des députés à l’Assemblée pour les séances télévisées. On sait aussi que les résultats des sondages électoraux corrigent les résultats avant publication (pp. 17-18). Cela signifie bien que certaines opinions sont dissimulées, comme Tiberj l’explicite, mais aussi qu’on prévoit mal les évolutions puisque ces corrections échouent souvent.
Déterminismes
Je suis donc très partagé sur les sondages. Il est nécessaire de faire des enquêtes d’opinion, mais je doute surtout de la validité des « variables explicatives » (âge, sexe, catégorie sociale,...), dont le déterminisme me paraît excessif ou interprétable autrement. L’âge peut correspondre par exemple au niveau d’étude (comme l’admet Tiberj, p. 46) : je mentionne régulièrement que le pourcentage de bacheliers annuels était de 1 % en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000. En 2020, seuls 10 % des plus de 70 ans sont donc titulaires d’un bac. Et les classes d’âge élevées concernent aussi trois fois plus de femmes que d’hommes : c’est d’elles qu’on parle pour les seniors. De plus, le déterminisme strict des catégories sociales me paraît relever de l’ancienne théorie marxiste de « l’idéologie comme reflet des conditions matérielles », ressassée sans remise en question par la sociologie, contre le libre arbitre en particulier.
Notons que Tiberj utilise beaucoup le déterminisme de l’âge en employant la catégorie de « boomers », à la mode depuis que Sarkozy a critiqué la génération 1968 et qu’elle a été antagonisée par la catégorisation en générations X/Y/Z. Elle est actuellement reprise par les jeunes libéraux contre les retraites. Mais Tiberj situe la naissance des boomers dans les années 1940-1950, tout en créant une catégorie post-baby-boomers de 1960 à 1970. Ce n’est pas acceptable ! Le baby-boom français a eu lieu entre 1946 et 1974, à ne pas confondre avec le baby-boom américain de 1946 à 1964, souvent considéré comme universel, y compris dans les publications scientifiques récentes.
| Baby-boom américain (en bleu) |
Baby-boom français (en vert) |
| 1935 |
2.377.000 |
1935 |
643.870 |
| 1936 |
2.355.000 |
1936 |
634.344 |
| 1937 |
2.413.000 |
1937 |
621.453 |
| 1938 |
2.496.000 |
1938 |
615.582 |
| 1939 |
2.466.000 |
1939 |
615.599 |
| 1940 |
2.559.000 |
1940 |
561.281 |
| 1941 |
2.703.000 |
1941 |
522.261 |
| 1942 |
2.989.000 |
1942 |
575.261 |
| 1943 |
3.104.000 |
1943 |
615.780 |
| 1944 |
2.939.000 |
1944 |
629.878 |
| 1945 |
2.858.000 |
1945 |
645.899 |
| 1946 |
3.411.000 |
1946 |
843.904 |
| 1947 |
3.817.000 |
1947 |
870.472 |
| 1948 |
3.637.000 |
1948 |
870.836 |
| 1949 |
3.649.000 |
1949 |
872.661 |
| 1950 |
3.632.000 |
1950 |
862.310 |
| 1951 |
3.823.000 |
1951 |
826.722 |
| 1952 |
3.913.000 |
1952 |
822.204 |
| 1953 |
3.965.000 |
1953 |
804.696 |
| 1954 |
4.078.000 |
1954 |
810.754 |
| 1955 |
4.097.000 |
1955 |
805.917 |
| 1956 |
4.218.000 |
1956 |
806.916 |
| 1957 |
4.308.000 |
1957 |
816.467 |
| 1958 |
4.255.000 |
1958 |
812.215 |
| 1959 |
4.244.796 |
1959 |
829.429 |
| 1960 |
4.257.850 |
1960 |
819.819 |
| 1961 |
4.268.326 |
1961 |
838.633 |
| 1962 |
4.167362 |
1962 |
832.353 |
| 1963 |
4.098.020 |
1963 |
868.876 |
| 1964 |
4.027.490 |
1964 |
877.804 |
| 1965 |
3.760.358 |
1965 |
865.688 |
| 1966 |
3.606.274 |
1966 |
863.527 |
| 1967 |
3.520.959 |
1967 |
840.568 |
| 1968 |
3.501.564 |
1968 |
835.796 |
| 1969 |
3.600.206 |
1969 |
842.245 |
| 1970 |
3.731.386 |
1970 |
850.381 |
| 1971 |
3.555.970 |
1971 |
881.284 |
| 1972 |
3.258.411 |
1972 |
877.506 |
| 1973 |
3.136.965 |
1973 |
857.186 |
| 1974 |
3.159.958 |
1974 |
801.218 |
| 1975 |
3.144.198 |
1975 |
745.065 |
| 1976 |
3.167.788 |
1976 |
720.395 |
| 1977 |
3.326.632 |
1977 |
744.744 |
| 1978 |
3.333.279 |
1978 |
737.062 |
| 1979 |
3.494.398 |
1979 |
757.354 |
Source Wikipédia - Baby-boom américain, Baby-boom français
|
La question est quand même de savoir si cette catégorie et les autres ont une quelconque validité. On pourrait plutôt parler de l’équipement des ménages (ou du pays), comme marqueur de mode de consommation. La modernisation a été globalement achevée au début des années 1990, mais certains ont aujourd’hui peut-être du mal à imaginer la situation antérieure. J’ai déjà cité les tableaux correspondants :
| Confort des logements |
1954 |
1962 |
1968 |
1975 |
1982 |
1990 |
2002 |
| Baignoire ou douche |
10,4 |
28,9 |
47,5 |
70,3 |
84,7 |
93,4 |
98,4 |
| WC intérieurs |
26,6 |
40,5 |
54,8 |
73,8 |
85,0 |
93,5 |
98,3 |
| Sources :
Recensements de la population et enquête Logement 2002, Insee |
Je disais qu’« On voit la lente évolution de l’équipement des ménages. Une fois que tous les foyers sont équipés de tout le confort, on oublie souvent que la majorité de la population aurait fait partie de ceux qui n’en bénéficiaient pas. On remarque précisément que le véritable changement s’est produit à la fin des Trente glorieuses. »
| Équipement des ménages |
1954 |
1960 |
1970 |
1980 |
1990 |
1995 |
2000 |
2005 |
2010 |
| Lave linge |
8,4% |
24,4% |
56,9% |
79,5% |
88,0% |
- |
90,0% |
- |
95,0% |
| Télévision |
1,0% |
13,1% |
70,4% |
90,1% |
95,0% |
- |
- |
- |
97,8% |
| - dont couleur |
- |
- |
- |
43,9% |
- |
- |
- |
- |
97,8% |
| Automobile |
21,0% |
30,2% |
57,6% |
70,8% |
76,8% |
- |
80,3% |
- |
83,5% |
| Téléphone fixe |
- |
10,0% |
14,9% |
66,3% |
95,0% |
- |
97,0% |
- |
89,3% |
| Réfrigérateur |
7,5% |
25,8% |
79,9% |
95,1% |
- |
- |
- |
- |
99,8% |
| Ordinateur |
- |
- |
- |
- |
- |
14,8% |
- |
54,0% |
69,7% |
| Internet |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
- |
39,0% |
64,6% |
| Source : Insee TEF 2013, Insee |
Méthodologiquement parlant, la validité des sondages ne concerne pas le fait « qu’ils s’appuient sur des propriétés statistiques » (p. 15) et sur leur représentativité, nécessités techniques effectives. Leur vraie signification est le simple fait de quantifier des différences. La sociologie travaille sur l’hétérogénéité (d’où le leitmotiv des inégalités – qui sont un cas particulier), quand la philosophie recherche des généralités universelles, qui n’existent guère et c’est ce que montre la sociologie. Il faut donc pondérer numériquement ces disparités et c’est le sens constitutif des sondages.
L’autre contrainte de la sociologie est surtout que tout le monde connaît la vie sociale par expérience. La scientificité que revendique la sociologie et les preuves statistiques que revendique Tiberj sur la droitisation (p. 9) me paraissent susceptibles d’autres interprétations éventuelles par les acteurs eux-mêmes. La difficulté est toujours de représenter correctement la réalité, sans prétendre forcément révéler des vérités cachées. On peut se demander si le complotisme actuel n’est pas issu d’un dévoiement de la pratique sociologique, du simple fait que tout le monde a fait des études aujourd’hui et se sent obligé de singer la méthodologie scientifique stéréotypée (fantasme Copernic détourné).
Tiberj admet que les sondages peuvent masquer les ambivalences (p. 43). La tendance actuelle que je conteste, surtout dans les médias, mais aussi en sociologie, consiste à présenter les résultats de façon électorale (mode « winner takes all »). On semble considérer qu’une majorité, souvent minime, permet d’affirmer des déterminismes qui me paraissent relever alors de nouveaux stéréotypes (comme le prétendu faible vote des femmes pour l’extrême droite ou pour Trump). Les opinions individuelles sont plus ambiguës. La connaissance de la société par ses acteurs peut donc leur permettre de contester le schématisme sociologique, ce qui décrédibilise la discipline, comme on le constate actuellement. Le résultat des généralisations sociologique relève des mauvaises habitudes philosophiques universalisantes au lieu d’assumer le relativisme sociologique. Le relativisme a mauvaise presse. J’ai déjà eu l’occasion de mentionner que le contraire du relativisme, c’est le dogmatisme.
Droitisation ?
Comme tout le monde est donc bien au courant de l’évolution des mœurs dans le sens que Tiberj juge favorable, il faudrait plutôt envisager que le terme droitisation doive être interprété autrement. Vincent Tiberj semble considérer classiquement que les progrès concernent exclusivement des valeurs de gauche (ou que leur adoption est le seul fait de la gauche). Il n’est pas besoin de rappeler que ni le droit de vote des femmes ni le droit à l’avortement en France n’ont été acquis sous un pouvoir de gauche. Plutôt que d’idées de droite, il faudrait insister ici sur l’influence de la religion et plus particulièrement du catholicisme, malgré le mythe de la séparation de l’Église et de l’État en France (puisqu’il est aussi question de laïcité).
La thèse de l’absence de droitisation, « cette tendance vers l’ouverture est portée par des mouvements de long terme, qui ne devraient pas s’inverser à l’avenir » (p. 46), me semble aussi trop optimiste, même si je suis d’accord sur l’évolution des mœurs. D’ailleurs, Tiberj admet lui-même d’emblée qu’« on parle aujourd’hui de cultural backlash (Inglehart, Norris, 2016), de retour de bâton » (p. 1). Notons que le livre Backlash, de Susan Faludi, date de 1991 et porte sur la décennie 1980 (les universitaires font de l’appropriation culturelle). Et Tiberj ajoutera : « Si la droitisation paraît évidente à beaucoup, c’est aussi sur la foi des résultats électoraux des dix dernières années et des intentions de vote pour les scrutins à venir, particulièrement l’élection présidentielle de 2027 » (p. 128). Cela ne me paraît pas un critère illusoire. D’ailleurs, Tiberj concède que « les citoyens ne se sont pas droitisés, mais les urnes, si » (p. 210).
Abstentionnisme
Pour justifier sa thèse, Vincent Tiberj invoque aussi l’abstention, qui suppose qu’il existe « une réserve de voix à gauche » – ou à droite, mais Tiberj pense à la gauche (sur le fond, on ne peut pas vraiment savoir pour qui auraient voté les abstentionnistes). Il parle de « grande démission » pour les abstentionnistes (p. 129, 149, 155, 169, 173, 211, etc.) et que « plutôt qu’une droitisation, c’est une prise de distance d’avec l’ensemble de l’offre politique qui se produit » (p. 132), surtout à partir des années 2010 (p. 165). On pourrait interpréter les chiffres qu’il donne comme une certaine fossilisation des anciens partis réduits à des sortes d’amicales qui sélectionnent leurs membres sur la reproduction des mêmes rengaines. Évoquant les liens aux partis dans les études américaines, Tiberj mentionne « les identifiers [qui] se mobiliseront et se rendront aux urnes, à la manière des fans d’un club de football qui n’hésitent pas à se rendre dans les stades même en novembre » (p. 159). C’est bien le problème : la fidélisation marketing polarisée n’est pas l’idéal délibératif de la démocratie.
Vincent Tiberj justifie longuement son étude des abstentionnistes au motif qu’ils « ne sont plus ces ’absents qui ont toujours tort’. Ils sont de plus en plus nombreux et divers. Ils ont des préférences, et elles s’éloignent de plus en plus de celles des votants » (p. 213). Son argument est principalement qu’il s’agit d’une population éduquée qui a souvent une conscience politique (surtout de gauche). Mais Tiberj se trompe sur ce point. La fonction du vote correspond à une réunion de syndic de copropriété où la majorité exprimée décide. Il faut être présent, sinon on est bien obligé de payer pour le ravalement : les absents ont bien toujours tort !
Incidemment, le président français Emmanuel Macron a récemment déclaré qu’il ne voulait pas limiter sa fonction à celle d’un syndic de copropriété. Cela signifie que ce jeune président prétend être, comme les dirigeants des anciens partis, une sorte de directeur de conscience. Mais la population actuelle est précisément bien plus compétente qu’avant (et très souvent que lui). Les politiciens confondent aussi les décisions et les effets d’annonce. La formation politique actuelle concerne surtout la comm’, toujours nécessaire, mais qui était pratiquée auparavant par des notables qui possédaient des compétences et une expérience pratique (juristes, industriels, ingénieurs, médecins, militaires, syndicalistes, etc.) supérieures au reste de la population. Avec la comm’, on risque d’avoir affaire à une forme vide d’« éléments de langage » (ancienne « langue de bois ») et pas seulement un emballage toujours nécessaire pour faire passer les mauvaises nouvelles. Le succès du populisme signifie d’ailleurs que les citoyens sont moins matures qu’ils le croient, s’ils ont besoin qu’on leur dore la pilule.
Réalité électorale
La droitisation électorale (française et mondiale) correspond bien à une sorte de backlash populiste, comme Tiberj l’admet. Cependant, il ne faudrait pas faire semblant de parler d’autres choses que du FN/RN pour la France et Tiberj mentionne bien les autres groupes populistes étrangers (p. 4). Mais son argumentation est biaisée par le fait que la gauche n’a jamais été majoritaire en France. L’Union de la gauche de Mitterrand a été élue de justesse (grâce à des consignes de vote du RPR de Chirac contre Giscard-d’Estaing). Depuis, l’analyse de sciences politiques correcte devrait être simplement que :
1) La gauche a pu être élue, localement ou nationalement, parce que le FN/RN a prospéré en handicapant la droite (quand la gauche est élue, l’extrême droite se renforce). On sait que cette situation résulte aussi d’une stratégie mitterrandienne – l’historien, député et porte-parole du gouvernement de gauche, Max Gallo, avait dit être choqué par cet aveu explicite du président.
2) Progressivement, le FN/RN a remplacé la droite comme parti principal (les électeurs votent utile) qui espère arriver au pouvoir seul, contrairement à la stratégie d’union des droites que prône Zemmour, après d’autres leaders du FN/RN éliminés par Jean-Marie Le Pen, puis par Marine Le Pen.
3) La réalité est bien que la somme de la droite et de l’extrême droite a toujours été majoritaire contre la gauche, sauf en 1981. Simplement, par le passé, une partie du vote d’extrême droite se portait sur la droite par vote utile, ou s’abstenait parce que l’autre extrême droite, marginale, était anti-gaulliste, en souvenir de l’indépendance de l’Algérie, quoique ses électeurs votaient souvent à droite au second tour. J’avais déjà publié ce récapitulatif jusqu’à 2007 :
| Élections présidentielles françaises |
1965 |
1969 |
1974 |
1981 |
1988 |
1995 |
2002 |
2007 |
| Gauche socialiste |
33,43% |
8,63% |
43,25% |
29,17% |
34,11% |
23,30% |
23,82% |
25,87% |
| Gauche communiste |
0,00% |
22,33% |
4,02% |
21,53% |
15,01% |
17,54% |
19,05% |
10,56% |
| Total Gauche - 1er tour |
33,43% |
30,96% |
47,27% |
50,70% |
49,12% |
40,84% |
42,87% |
36,43% |
| Droite |
61,37% |
69,04% |
48,64% |
49,30% |
36,50% |
39,42% |
32,51% |
49,75% |
| Droite Extrême |
5,20% |
0,00% |
4,09% |
0,00% |
14,38% |
19,74% |
24,62% |
13,82% |
| Total Droite - 1er tour |
66,57% |
69,04% |
52,73% |
49,30% |
50,88% |
59,16% |
57,13% |
63,57% |
Clivage Droite/Gauche
Dans son livre, Vincent Tiberj semble valoriser le bon vieux clivage droite/gauche, soit que les électeurs finissent par s’y résigner, soit qu’ils utilisent bien ces catégories (pp. 150-151) – ce qui veut bien dire qu’il n’y a que le vote qui compte. Tiberj reprend aussi explicitement les vieilles rengaines :
La conscience de classe pouvait à elle seule colorer le rapport à la politique de ces individus et structurer leurs votes et préférences partisanes. Avec ce type de lecture classiste de la société, on pouvait s’attendre à une prise en compte des enjeux et des valeurs socio-économiques, d’autant plus qu’en haut, les partis et candidats de gauche n’hésitaient pas à mobiliser ce vocabulaire » (p. 112).
Tiberj semble déplorer que le « nombre de votes ne [soit] plus le signe d’un lien durable avec un leader ou un parti » (pp. 130-133). Cette réalité était surtout un critère de dépendance intellectuelle de populations peu scolarisées (sans même parler de culte de la personnalité). J’ai évoqué ailleurs un « modèle Don Camillo/Peppone » pour ce clivage droite/gauche. L’Église ou le PC avaient « charge d’âmes », comme on disait à l’époque. C’est la conception ancienne de cette délégation politique dont parle Tiberj, qui consistait bien à diriger des masses incultes. Cela concernait tout spécialement le passage en force des progrès sociaux comme l’abolition de la peine de mort en 1981, alors qu’une majorité des citoyens était contre. Ce cas précis me paraît d’ailleurs être la cause d’un certain pourcentage de vote d’extrême droite dans les élections qui ont suivi.
Globalement, le travail d’analyse statistique par Tiberj revient surtout à expliciter les évolutions historiques dues au remplacement des générations anciennes peu scolarisées par les nouvelles (dans la lignée de son autre livre, Les citoyens qui viennent: Comment le renouvellement générationnel transforme la politique en France, (coll. "Le Lien social", PUF, 2017). J’avais rappelé, dans « Le fantôme de Mai 68 » (2007), le début de ce phénomène dans l’opposition des gauchistes instruits (et maximalistes), qualifiés de « petits-bourgeois » par les anciens cadres communistes et syndicaux, qui ont rejeté la concurrence, déloyale en somme. J’ai fait la même remarque récemment à propos du livre d’Élie Guéraut, Le Déclin de la petite bourgeoisie culturelle, qui semble regretter les effets de cette scolarisation plus poussée, sous exactement la même accusation. Pourtant, Tiberj est bien conscient qu’il ne faut pas faire « comme si l’élévation du niveau de diplôme n’avait pas transformé profondément les publics, comme si les individus allaient demeurer des citoyens allégeants (Welzel, Dalton, 2014) ou déférents, qui resteraient bien à leur place » (p. 213). On peut effectivement reprocher à la gauche de n’avoir pas mis à jour son logiciel en tenant compte de cette nouvelle réalité.
Sur ce principe rétro, Tiberj justifie les anciennes catégories « socio-économiques » de la gauche et déplore que « les partis censés les incarner [aient] préféré les faire passer au second plan » (p. 151). Il présente utilement les différentes interprétations sociologiques (pp. 130, 210, etc.) et choisit personnellement l’idée de « grande démission » des nouvelles générations abstentionnistes (pp. 129, 143, 169, etc.). Son observation exacte sur l’absence de droitisation des mœurs devrait plutôt conclure à l’indépendance de cette modernité sociétale envers le clivage droite/gauche. La gauche rétorquera que le « ni droite/ni gauche » est donc de droite, voire fasciste (p. 159). En l’occurrence, c’est plutôt la preuve scientifique qu’il existe autre chose que ce seul critère socio-économique. Il faut savoir entériner un argument conclusif. La méthodologie scientifique correcte est d’être capable de les reconnaître.
Du fait de l’évolution des mœurs, Tiberj considère surtout qu’« il n’y a pas de « droitisation par en bas » (pp. 5, 6, 46, 173, 200, etc.). C’est très discutable. Cela me semble relever de la thèse classique de gauche, époque Komintern, sur le fascisme résultant de l’alliance de classe des petits-bourgeois avec la bourgeoisie (elle réapparaît ces derniers temps d’ailleurs), tandis que les masses prolétariennes seraient immunisées (d’où le délire négationniste connu des années 1960). La conséquence communiste était la stratégie « classe contre classe », qui visait les partis socialistes considérés comme bourgeois ou petit-bourgeois, avant que la tactique ne s’inverse dans les « fronts populaires », trop tard, devant la montée des fascismes partout en Europe. L’histoire a jugé. La gauche devrait en tirer les leçons si elle ne veut pas qu’on lui rappelle la citation de Marx sur le fait que l’histoire se répète comme farce.
Tiberj mentionne ainsi de nombreuses péripéties politiques françaises depuis plus de cinquante ans, sur lesquelles les citoyens sont parfaitement informés et pour lesquelles il devrait mieux distinguer son opinion de citoyen d’avec ses conclusions de chercheur. La question droite/gauche concerne d’ailleurs surtout l’échec partiel du président Macron de dépasser ce clivage (pp. 144-145), comme il le prétendait. Mais l’idée a toujours existé avec le centre. Macron a juste réussi à se faire élire quand Lecanuet avait échoué en 1965 (tandis que Jean-Jacques Servan-Schreiber avait jeté l’éponge). Sur cette question du clivage, l’extrême gauche accuse aussi la gauche au pouvoir de pratiquer une politique de droite, et réciproquement les libéraux ou l’extrême droite accusent la droite de faire une politique de gauche. Droite/gauche est plutôt un raccourci facile, pour accentuer la conflictualité électorale et sélectionner ainsi les militants les plus clivants.
Le clivage est une incitation pavlovienne plutôt que délibérative. C’est ce mécanisme de réflexe qui est visé par le « symbolique » cher aux intellectuels spécialistes du marketing politique. Au contraire, il ne faudrait pas oublier que les électeurs sont censés être conscients de leur vote à l’inverse de la doctrine du déterminisme inconscient. D’ailleurs, Tiberj considère que la droitisation des électeurs dépend de leur sensibilité à l’offre de « choix culturels », ce qui correspond aux opinions conscientes des acteurs.
Choix culturels
Parler de choix culturels me paraît pourtant contestable : le terme culturel renvoie simplement à l’idée de déterminisme inconscient. C’est aussi une adoption malheureuse du vocabulaire identitaire des racistes. Dans les sondages, Tiberj note bien la dissimulation possible des préjugés sous des réponses policées (p. 91) :
Dans une controverse intellectuelle, des opinions sont dicibles et d’autres non. C’est ce que certains appellent la fenêtre d’Overton. Par exemple, lors d’une émission sur l’intégration en France, une opinion qui renvoie directement au racisme biologique est inaudible, tandis qu’une opinion fondée sur la ’culture’ ou la ’religion’ est acceptable, a fortiori si elle est reliée à des concepts comme les ’valeurs républicaines’ » (p. 51).
Tiberj adopte pourtant ce terme un peu partout en parlant du vote pour l’extrême droite, comme dans le cas de Jean-Marie Le Pen : « son électorat le choisissait d’abord pour des raisons culturelles » (pp. 181, 183) ou « le vote Marine Le Pen reste structuré principalement sur la dimension des valeurs culturelles » (p. 190). Un biais des sondages est d’offrir cette option dans les questionnaires par souci d’éviter les mots qui fâchent comme racisme. Le racisme n’est pas une culture, c’est un délit. Concédons à Vincent Tiberj une prise de distance quand il déclare aussi : « lors des élections de 2024, la ’corde culturelle’ a été particulièrement jouée, et pas simplement par le RN » (p. 200). Mais ce n’est pas la peine de reprendre le discours du malade.
Sinon, une alternative récente à socio-économique/culturel était celle de l’usage de social/sociétal pour parler de la même chose de façon tout aussi erronée et pour la même raison. Comme j’ai eu récemment l’occasion de l’écrire :
« Une réaction de la gauche traditionnelle à l’apparition des nouveaux militantismes consiste à opposer social (économique) et sociétal (social et politique, en réalité) [...]. Historiquement, ce n’est pas justifié. L’histoire politique [mondiale], depuis la Révolution française, est bien plus sociétale (concernant les droits humains) que sociale au sens de l’économisme marxiste : République contre monarchie constitutionnelle, abolition de l’esclavage, suffrage universel (masculin) plutôt que censitaire, droit du travail, droit de vote féminin, décolonisation, égalité des sexes sur le plan juridique, planning familial, abolition de l’apartheid, droit des homosexuels. » (in Nathalie Heinich et le Militantisme woke, p. 26)
De même, l’interprétation de Tiberj de la défaite de Nicolas Sarkozy, sur l’ambiguïté du choix entre conservatisme culturel et redistribution (p. 186), concerne bien les choix partisans conscients des électeurs, outre l’aspect plus conjoncturel. L’explication socio-économique Vs culturelle est d’ailleurs mobilisée tantôt dans un sens tantôt dans l’autre dans « les évolutions du placement gauche/droite » (p. 147).
Historiquement, cette dichotomie socio-économique/culturel correspond plutôt au moment Michéa/Guilluy de l’histoire intellectuelle française récente, qui regrette le bon vieux temps de la gauche économique et sociale. C’est devenu la doxa actuelle en science politique. Tiberj ne la remet pas en question en semblant effectivement nostalgique de l’époque où « un ouvrier animé par le sentiment d’appartenir à la classe ouvrière avait plus de chance de se définir comme de gauche, de voter communiste ou socialiste [...] » (pp. 111-112). Cette période historique stalinienne (avec sa version pépère sous Brejnev) n’est pas une norme à laquelle la sociologie doit se plier. Tiberj est d’ailleurs bien conscient que la situation actuelle est effectivement déterminée par le niveau d’éducation bien supérieur. Du coup, la croissance de l’absence de placement sur l’axe droite/gauche (p. 147) que montrent les sondages correspond bien à une autonomie du citoyen par rapport aux prétendus « déterminismes de classe » qui relevait davantage de l’embrigadement ou du vote captif.
Extrême droitisation
Si on se réfère à une gauche passée idéalisée, on pourrait tout aussi bien (dialectiquement, comme on disait à l’époque) regretter l’ancienne droite gestionnaire favorable à l’investissement et l’épargne (en « bon père de famille »). Aujourd’hui, la droite est devenue populiste dans une surenchère permanente avec l’extrême droite. La droitisation actuelle est une extrême-droitisation. Tiberj le concède, d’ailleurs (pp. 202-204). Sur ce point, on peut effectivement regretter le bon vieux temps. Rappelons aussi, pour les amateurs d’étymologies sur le terme « populiste », que cela signifie bien « démagogique » : à ceux qui disent que dans populiste, il y a peuple en latin, je réponds toujours que dans démagogique, il y a aussi peuple en grec. Sur la question de l’extrême-droitisation de la droite, on peut plutôt la voir comme une union des droites : l’ancienne union se faisait sous l’autorité de la droite gaulliste, alors qu’elle risque de se faire sous celle de l’extrême droite, sous une version présentable, mais tout aussi autoritaire que le gaullisme (on semble l’oublier aujourd’hui).
Cette idée de motivation culturelle, pour décrire la situation actuelle qui motive le paradoxe du titre du livre de Tiberj, est bien, comme il l’admet, une idée d’extrême droite, à travers l’emprunt de l’idée d’hégémonie culturelle à Gramsci par la « nouvelle droite » dans les années 1970-1980. L’extrême droite emprunte souvent les pratiques organisationnelles à l’extrême gauche. Cette idée gramscienne a été adoptée ensuite par les politiques ou les universitaires et elle s’est généralisée. Elle est très contestable. Il me semble qu’elle correspond davantage au constructivisme, biais qu’adoptent trop facilement les intellectuels pour dire que tout dépend des idées. Ce qui est quand même étrange pour les anciens marxistes qui critiquaient l’idéalisme au nom du matérialisme. Gramsci était un communiste marginal, voire hérétique, du fait de cette rupture avec le déterminisme économique strict. Il avait d’abord été récupéré par les intellectuels antistaliniens pour se différencier du PC de l’Union soviétique (comme par référence à Mao d’ailleurs, ou Rosa Luxembourg, Anton Pannekoek, Lukacs et d’autres). Plus généralement, le gauchisme académique choisit la surenchère théologique pour échapper à l’accusation de déviationnisme social-démocrate.
Rappelons aussi que l’enquête par sondage relève des études empiriques (matérialisme « vulgaire » selon le marxisme – la sociologie avait mauvaise presse sous le communisme). Quand l’enquête porte sur les idées, on conçoit qu’une certaine confusion soit possible. On peut facilement comprendre la distinction quand la question traitée est le racisme. Juridiquement, l’idée raciste n’est pas un choix culturel : en France, c’est un délit. Concrètement, c’est même un double délit : contre les personnes et contre l’idée même d’égalité républicaine. Le fait qu’on semble un peu trop le tolérer peut justifier que certains parlent de racisme structurel, mais le terme culturel ne distingue pas les racistes de ceux qui ne le sont pas. De ce point de vue, Tiberj est indulgent avec l’abstentionnisme qui laisse bien le champ libre aux racistes.
Racisme
Tiberj aborde le sujet du racisme presque uniquement en parlant du terme « race » et de la doxa académique actuelle qui consiste à dire que les races n’existent pas. J’ai traité cette question ailleurs et Tiberj est bien conscient du problème :
Dans le baromètre CNCDH, on demande aux répondants de quelle position ils se sentent les plus proches : ’Les races humaines, ça n’existe pas’ , ’Toutes les races humaines se valent’, ’Il y a des races supérieures à d’autres’. Stricto sensu, seule la dernière proposition renvoie aux attendus du racisme biologique. En revanche, il est plus dur de statuer sur la deuxième proposition : est-elle l’expression d’un préjugé ou non ? Elle implique bien l’existence de races, mais pose en même temps l’égalité entre elles » (p. 73).
Stricto sensu, Tiberj n’ose pas contredire la doxa académique dont il identifie pourtant bien la contradiction. Comme je le disais dans mon article, ceux qui ont écrit la Déclaration des droits humains en parlant de l’égalité des races n’étaient pas racistes (réfutation conclusive).
Ce que propose Tiberj est aussi un bon exemple de la difficulté des sondages : au mieux, c’est un test pour vérifier que les répondants répètent bien ce qu’il faut dire... et qui est largement contesté par certains, avec comme résultat le discrédit actuel des sciences humaines.
En fait, l’idée que les races n’existent pas a bien une histoire (d’où l’idée de construction). Comme l’indique Tiberj, un « programme de recherche [de l’UNESCO], pour en démontrer la non-scientificité », aboutit à la « conférence ’Race et histoire’ prononcée par Claude Lévi-Strauss en 1952 » (p. 73). Dans ma recension du livre, je rappelle que Lévi-Strauss note « qu’il ne sert à rien de remplacer le terme race par culture si c’est pour transférer l’idée de supériorité de la race à la culture. » Cela semble d’ailleurs l’évolution actuelle. L’analyse correcte mes semble plutôt être que l’idée de races humaines est utilisée par analogie avec celle des races animales, spécialement pour les populations encore paysannes d’antant. Pour le reste, ma critique envers Lévi-Strauss est qu’à l’époque structuraliste, la vraie difficulté était plutôt l’absence de reconnaissance de l’individu au profit de la culture.
Notons que Tiberj ajoute sur Lévi-Strauss : « sa publication [va] faire beaucoup en Europe pour la sortie du racisme biologique, au moins dans les élites » (idem), qui contredit bien la thèse de Tiberj sur l’absence de droitisation par le bas. À moins qu’il ne veuille dire que le bas n’avait pas eu besoin de se droitiser (mais j’en doute).
L’histoire sociale vient aussi de renverser ce puéril wishful thinking à propos de l’inexistence des races : au nom de cette doxa scientifique, les antiracistes sont accusés d’être racistes parce qu’ils parlent de races ! On confirme au passage que l’extrême droite utilise bien les catégories de gauche. Bon, ça marche dans l’autre sens, puisque la gauche académique parle bien de culture pour parler de racisme. Cela peut s’apparenter à « l’échec de la stratégie du bloc central d’aller sur le terrain du RN pour le ’dégonfler’ » (Tiberj, p. 203). Les lois sociologiques sont les mêmes pour tous.
Immigration
D’un point de vue formaliste, on peut d’ailleurs admettre que le rejet de l’immigration n’est pas raciste. Le tournant de la nouvelle droite est justement d’avoir abandonné (en principe) le racisme biologique, que Tiberj utilise comme critère d’absence de droitisation sur le sujet. La nouvelle droite et ses émules se contentent d’un « chacun chez soi » (culturel), qui laisse quand même un peu sceptique : soit que cela vise exclusivement les autres races (ce sont bien les racistes qui décident qui ils ciblent) ; soit que les positions culturalistes des intellectuels d’extrême droite ne se diffusent pas réellement chez les classes populaires, ce qui tourne bien à un racisme d’en bas. Les intellectuels se font plutôt des idées fausses sur la réalité sociale. Les gens en général ne sont pas des idéologues. Mais ils se servent des arguments que les intellectuels/idéologues leur fournissent. Comme je l’ai dit ailleurs, on n’a pas besoin d’être antisémite pour dénoncer des juifs aux nazis. Il suffit d’y avoir un intérêt. Je suis assez enclin à approuver la thèse de Götz Aly selon laquelle Hitler a soudoyé les Allemands.
Ce point permet d’ailleurs de réfuter l’affirmation euphémisée de Tiberj disant que le rejet de l’immigration est culturel et non socio-économique. C’est bien la concurrence économique pour les emplois ou pour le protectionnisme qui justifie la croissance du vote pour l’extrême droite. Vincent Tiberj mentionne d’ailleurs l’adoption par la droite, le centre et une partie de la gauche, des catégories d’extrême droite sur l’immigration (p. 73), tout en maintenant son optimisme statistique précédent sur l’acceptation des immigrés (pp. 38, 41, etc.). Les sondages en question ajoutent plutôt à la confusion.
À propos de l’idée de « grand remplacement » qui incarne actuellement ce rejet de l’immigration (« non européenne », c’est-à-dire non blanche), les vraies questions de sondages ne doivent pas concerner cette inquiétude (p. 62). Comme je l’ai dit dans mon commentaire du livre d’Hervé Le Bras à ce sujet, si les Blancs ne font plus assez d’enfants et que les autres continuent à en faire beaucoup, les premiers vont mathématiquement diminuer. En fait, l’usage de la notion de grand remplacement concerne l’idée d’un complot des élites pour remplacer les travailleurs blancs par des immigrés. Même Houellebecq qui a fait scandale en reprenant l’expression à son compte dans l’entretien avec Michel Onfray, au nom de l’interprétation statistique, dit s’être rendu compte de la version complotiste en lisant Renaud Camus. C’est donc uniquement sur cela que doivent porter les questions des sondages. Les réponses montrent plutôt que cette thèse est ignorée et que les personnes interrogées réinterprètent la question statistiquement ou naïvement.
L’analyse sociologique correcte est plutôt que l’intégration et l’ascenseur social marchent trop bien. Certains n’apprécient pas que les fils d’immigrés commencent à leur faire concurrence dans les emplois qualifiés. La sociologie bourdieusienne charge la barque en disant qu’« ils n’ont pas les codes » : c’est devenu un lieu commun (4 760 000 références de « pas les codes » sur Google). En croyant expliquer, on justifie la discrimination, car tout le monde n’a pas de bonnes intentions en étiquetant les individus. Cette notion de codes est ridicule de naïveté : personne n’avait les codes des nouvelles technologies qui caractérisaient tout le XXe siècle. J’ai déjà signalé que le défaut paradoxal de la sociologie de Bourdieu est de justifier le piston par l’héritage culturel. On se dit parfois que la sociologie n’a aucun sens critique. Il faudrait surtout contester le misérabilisme de gauche. Les immigrés viennent en Europe pour réussir comme les Européens vont en Amérique. Ils ne sont pas « de gauche » et la gauche a tort de les considérer comme un public captif sur le mode des chiffonniers d’Emmaüs de l’abée Pierre.
L’autre raison de vote d’extrême droite concernant aussi les immigrés est l’existence de la délinquance ou du terrorisme. Dans les deux cas, l’essentialisation d’extrême droite semble avoir oublié la délinquance et le terrorisme autochtones antérieurs. Mais la gauche semble effectivement les nier ou les minimiser de façon paternaliste en ce qui concerne les immigrés. Ce qui ne la rend pas du tout crédible sur les sujets régaliens. Pas besoin d’autres raisons pour expliquer la montée de l’extrême droite, même si l’écologie considérée comme punitive lui fait concurrence actuellement. Ne pas analyser correctement ces phénomènes discrédite la sociologie auprès du public, qui est parfaitement conscient de ces questions, quelle que soit la position adoptée (droitisation ou non-droitisation).
Antisémitisme
La question de l’antisémitisme est revenue à l’ordre du jour. Elle concerne aujourd’hui essentiellement l’antisionisme assimilé à l’antisémitisme, ce qui permet d’accuser la gauche et l’extrême gauche propalestiniennes ou antisionistes d’être antisémites, comme Tiberj le note d’emblée (p. 8). Inversement, l’extrême droite traditionnellement antisémite adopte un discours pro-israélien qui lui apporte donc la caution ou le vote de certains juifs français et israéliens (doubles nationaux). Les sondages sur l’antisémitisme de Tiberj montrent que la droite a plus de préjugés antisémites que la gauche (p. 83). Tout le monde est déjà bien au courant (la sociologie précise les chiffres). Ici, le risque sondagier est de tester seulement la conformité du discours attendu et certains interrogés doivent d’ailleurs se méfier de questions concernant les juifs. D’autant que la variable explicative des différences est ici le niveau de diplôme.
Ces sondages sont un peu factices et souvent instrumentalisés. Tout le monde sait très bien que l’antisionisme concerne l’opposition à Israël. C’est un conflit qui dure depuis soixante-quinze ans (ou plus). Comme je l’ai écrit récemment (« Quelle paix israélo-palestinienne ? »), la différence avec les époques précédentes est que la lutte armée, effectivement chère à la gauche, n’est plus à la mode et subit actuellement l’accusation de terrorisme. À ce propos, j’avais signalé le cas étrange du refus de la justice française de caractériser comme terroristes les militants de l’Asala dans les années 1980, « au prétexte [que le terme] avait été forgé par Goebbels contre les résistants » (« Retour sur la dérive de l’Asala »). Dans l’article sur la paix israélo-palestinienne, j’ai penché pour trouver désuète la résistance armée. On conçoit que ce ne soit pas forcément l’impression au Moyen-Orient qui s’enlise dans les guerres depuis des décennies.
L’antisémitisme réel concerne les juifs pour ce qu’ils sont, pas pour les conflits dans lesquels ils sont engagés. Les intellectuels ne devraient pas falsifier les concepts. Entendons-nous bien : c’est ce qu’ils font en permanence, sur le principe de la politique qui consiste à raconter des bobards pour sélectionner ceux qui font semblant d’y croire. La sociologie doit rétablir la réalité contre les travestissements politiques. Ne parlons même pas de la question de l’islamophobie. J’ai déjà déclaré que l’islamophobie, c’est comme la mafia : ceux qui disent qu’elle n’existe pas en font partie. On ne doit pas se déconsidérer dans les bienséances.
Marketing électoral
Pour Vincent Tiberj, la droitisation « sur la foi des résultats électoraux des dix dernières années » (p. 128) correspond à la démobilisation de l’électorat de gauche qui s’abstient à cause de l’abandon des thèmes socio-économiques (pp. 126, 165, 169, etc.). Il en veut pour preuve le barrage républicain des législatives de 2024 (p. 200). C’est discutable : la mobilisation de la gauche n’a finalement réuni qu’un peu plus du tiers des voix et le vote d’un peu moins du tiers des électeurs est allé à l’extrême droite (voir le tableau précédent sur la gauche dans les élections). Depuis plusieurs décennies, la situation électorale en France consiste essentiellement dans la tentative d’éliminer l’adversaire au premier tour pour se retrouver face au Rassemblement national pour bénéficier du barrage républicain. Rien d’économique là-dedans.
Valeurs
Tiberj considère qu’« un effet de politisation des valeurs par les candidats [...] aboutit à ce que les votes masquent en partie les préférences et les évolutions de la société » (p. 174). Pour parler de ces « valeurs », Tiberj adopte les explications médiatiques actuelles, comme le vote des boomers, d’ailleurs susceptibles de voter RN après avoir résisté (pp. 203, 211). Il parle donc des plus vieux (65 à 80 ans actuellement), puisqu’il arrête le baby-boom en 1960, alors que les boomers ont de 50 à 80 ans. La vraie question est de savoir si cette catégorie et la variable âge ont bien l’importance qu’on leur donne. Cela peut simplement reposer sur une sorte de « dictature de la majorité » par segment (« the winner takes all »), au lieu d’en admettre le pluralisme interne
On peut aussi affiner les évolutions de ces valeurs, comme Tiberj le fait en partie. Mais la vraie incohérence électorale est plutôt le mode binaire droite/gauche qui demande à se positionner à l’avance au lieu de discuter rationnellement. La démobilisation peut aussi provenir de l’exigence de signer pour le package alors qu’on ne partage pas tout le programme, spécialement face à la surenchère militante (sincère ou stratégique). Contre tous ces risques observables, c’est surtout le débat documenté qui redonnera une crédibilité aux analyses économiques et sociologiques. Tiberj rappelle que :
« Longtemps, les valeurs n’ont pas été au centre des modèles explicatifs des votes (pour un bilan, voir Mayer, 2023) : les théories dominantes se fondaient sur les logiques sociales (notamment la classe et la religion en France), sur les logiques économiques ou le lien aux partis. Ce n’est qu’avec Ronald Inglehart (1979) en Europe et aux États-Unis ou avec Gérard Grunberg et Étienne Schweisguth (1990) en France que la sociologie électorale a commencé à prendre au sérieux l’hypothèse d’un lien entre valeurs et votes » (p. 174).
Tiberj adopte aussi une forme de déterminisme générationnel (pp. 42, 195) à la suite d’Inglehart (2008) ou Alvin et Krosnick (1991). Ce qui n’empêche pourtant pas ces valeurs de changer récemment (pour les boomers ci-dessus) ou l’actualité (p. 46). Cela incite à douter de la valeur explicative des variables sociologiques.
De fait, la notion de valeur me paraît suspecte. Son usage est généralement gratifiant (« nous n’avons pas les mêmes valeurs », dit la publicité pour les rillettes), alors qu’elle remplace simplement les termes « idées » ou « idéologie » dans un sens neutre (idéologie est dévalorisée comme « fausse conscience » dans le marxisme). Valeur est juste un terme à la mode comme : « c’est/ce n’est pas dans notre ADN », qu’on met à toutes les sauces, outre l’euphémisation culturelle déjà mentionnée pour dédouaner le racisme dans la stratégie de notabilisation de l’extrême droite.
Médias
Le point important du livre de Tiberj est que ces valeurs « ne pèsent pas toutes seules : elles sont mobilisées ou non par les candidats » (p. 174). Tiberj impute d’emblée la droitisation à l’influence des médias : « la droitisation dans la parole médiatique et dans la vie politique existe, mais elle est loin de refléter ce qui se passe dans la société française » (p. 5). Il parle de « conservatisme d’atmosphère » (pp. 1-2, 49). D’où l’idée de droitisation par le haut. Il me semble plutôt que les médias répondent surtout à la demande (voir Jouvenel, La République des camarades, que j’avais réédité) ou qu’ils ont décidé, dans les années 1990, d’être plus représentatifs de la base (populistes) que moralisateurs (politiquement correct). On peut surtout y voir un effet de la concurrence entre les chaînes de télévision.
Le problème central est celui des impasses théoriques sur la question du vote : « Les urnes permettent-elles vraiment d’entendre les voix du peuple ? Les élus et la démocratie représentative représentent-ils bien les citoyens ? » (p. 128). Sans doute plus que les sondages : mon objection du syndic de copropriété signifie qu’il faut expliciter les procédures décisionnelles et pas seulement sonder les cœurs.
Tiberj rappelle que Bourdieu (1972-73) disait que les sondeurs agrègent des réponses de personnes compétentes ou ignorantes du sujet traité. C’est aussi le principe des élections. Tiberj a raison de souligner la hausse actuelle du niveau éducatif. Mais cette question de l’influence des médias est ambiguë. Il rappelle les recherches américaines qui contestent la détermination de l’opinion des citoyens par la seule influence médiatique : « modèle de la seringue hypodermique » (p. 60). D’où, à l’époque, la notion d’intermédiaires culturels (Lazarsfeld) qui servent de filtre pour leur entourage, ne serait-ce que parce qu’ils sont plus informés que d’autres par les médias.
Pourtant, Tiberj insiste beaucoup sur l’influence actuelle des médias de droite ou des réseaux sociaux sur l’opinion. C’est un thème obsessionnel de la gauche actuelle et Tiberj enfonce le clou en niant le thème tout aussi obsessionnel de droite sur la domination médiatique de gauche. Il faudrait juste admettre que, ces derniers temps, les thématiques de gauche réussissent moins bien que celles de droite à exercer une certaine influence ou qu’elles ont simplement une meilleure visibilité.
Il serait aussi plus honnête pour Tiberj de contester explicitement la thèse de Bourdieu dans son article « L’opinion publique n’existe pas », quand on dit soi-même : « Difficile, de considérer que ces citoyens sont sans avis ; au contraire, ils en ont de nombreux et les expriment, mais par bien d’autres moyens : en adhérant à des associations, en pétitionnant, en manifestant, en prenant parti sur les réseaux sociaux, en consommant, etc. » (p. 131), argument que Tiberj utilise pour disculper les abstentionnistes.
L’interprétation bourdieusienne des « intermédiaires culturels » de Lazarsfeld ne me paraît pas correcte. Dans l’article cité, celle de Bourdieu correspond plutôt à l’idée de directeur de conscience, sans doute plus exacte antérieurement aux années 1970. Aujourd’hui, elle aboutit chez Tiberj à chercher l’origine (prosopographique) des notions, comme celle « ’grand remplacement’, forgée par Renaud Camus en 2010. Aurait-elle eu autant de succès s’il n’y avait pas eu Éric Zemmour et d’autres journalistes pour s’en emparer et la populariser ? » (p. 60). Parler de « compétition pour le cadrage de ces questions » (p. 108) pourrait se lire comme un certain complotisme (d’élites reptiliennes) si ce n’était simplement la réalité générale de la politique : la gauche et l’extrême gauche ont un agenda, la droite et l’extrême droite aussi. Que le meilleur, ou le pire, gagne. Mais c’est bien l’électeur qui choisit : pas en fonction d’un idéal théorique, mais en fonction de son niveau à chaque stade de l’évolution historique. Cela produit le résultat constaté sur le mode « tout est au mieux dans le meilleur des mondes possibles », ou le pire donc.
Réseaux sociaux
À plusieurs reprises (pp. 7, 50, 63, 170...), Vincent Tiberj utilise l’argument que « si les partis ne sont plus capables de parler au plus grand nombre, le citoyen va se retrouver toujours plus enfermé dans son couloir et sa bulle de filtre, à écouter son propre bruit de fond » (p. 170). Il admet que cette « bulle de filtre » existait aussi auparavant, mais selon lui de façon minoritaire avec les médias généralistes (p. 209). C’est une critique convenue des algorithmes des réseaux sociaux. Les médias dits généralistes subissaient aussi les œillères de l’engagement (voir Le Monde sur Simon Leys !). Ce dont parle spécifiquement Tiberj concerne en fait les militants. Jadis, les intellectuels (de gauche surtout) espéraient remplacer l’Église catholique comme maîtres à penser. Et les militants de tous bords ont toujours servi d’intermédiaires culturels influençant un segment plus large de la population que leur propre rang : le relativement faible taux d’écoute des chaînes d’infos de droite (p. 209) a donc un impact plus important que Tiberj le dit. Ce qui explique leur influence. Mais elle dépend de l’adhésion du public à leurs arguments qui se diffusent surtout parce que les arguments de gauche ont moins d’impact ou de crédibilité aujourd'hui. Une hypothèse pourrait être que ceux qui les reproduisent n’y croient pas vraiment (inconvénient de la langue de bois).
La réalité informationnelle antérieure à l’Internet concernait précisément des publics captifs. On peut se réjouir que ce ne soit plus le cas, comme Tiberj l’admet volontiers (p. 210), tout en critiquant classiquement la « rhétorique conservatrice [du] bon sens populaire » (p. 49). À quoi sert l’éducation dont parle Tiberj ? Les élections n’ont jamais été censitaires en fonction de la connaissance. Une fois adulte, le critère électoral n’est pas la sélection hiérarchique d’un public académique captif à laquelle semblent aspirer les enseignants. D’autant que dans le monde académique, le mythe du « sens critique » est biaisé par la dépendance hiérarchique. Il faut tout réévaluer : j’ai parlé de « mépris de salle de classe » dans ma critique du livre d’Élie Guéraut.
Plutôt que de « bulle de filtre », on pourrait tout autant reprocher aux réseaux sociaux d’encourager la dispersion. Tiberj parle du fractionnement des audiences (p. 58) et il admet que « les citoyens résistent mieux qu’attendu aux messages médiatiques... » (p. 60), mais le modèle sociologique des déterminismes multiples semble nier les choix et les responsabilités individuelles. D’ailleurs, la télévision, malgré le fractionnement évoqué de son audience (pp. 63-64), reste quand même juge de la légitimité des autres médias, en répercutant ou non l’actualité des réseaux : La mobilisation des gilets jaunes a été surtout portée par les médias mainstream qui reprenaient ce qui se passait sur les réseaux sociaux. Et la légitimité sociologique des idées correspond finalement toujours aux choix des individus, qui se manifestent bien dans le vote. Électoralement, c’est plutôt le scrutin majoritaire qui incite chacun à rester dans sa bulle.
Vincent Tiberj se fait aussi des illusions sur la légitimité sociale ou scientifique de la sociologie. Quand il dit que « Pierre Bourdieu (1996) avait déjà souligné l’importance des fast thinkers, ces figures à même de se plier aux exigences du format télévisuel » (p. 52). Outre le dénigrement des concurrents par Bourdieu et son inadaptation médiatique avouée (personne n’est obligé d’être compétent dans ce domaine), son autorité est nulle en ce qui concerne les médias, comme je l’ai montré. Un problème de la sociologie actuelle est d’utiliser Bourdieu comme statue du commandeur sur le mode acritique de l’allégeance scolastique. Il semblerait que la gauche a adopté sa sociologie comme « science indépassable de notre temps » depuis que Marx n’apparaît plus dans les bibliographies universitaires.
Militantisme sociologique
Les derniers chapitres du livre de Vincent Tiberj ont tendance à vouloir rassurer sa cible éditoriale de gauche, en la caressant un peu trop dans le sens du poil. La gauche ne supporte pas la critique qu’elle voue traditionnellement aux gémonies de la trahison de la cause. Il n’est pas besoin de démontrer que les intellectuels de gauche se sont discrédités dans le conformisme stalinien, au moins pour « ne pas désespérer Billancourt » ! Je dois avouer que j’espérais, dans les années 1990, que l’augmentation du niveau scolaire permettrait de changer cette situation, malgré le retour de la langue de bois après l’élection de François Mitterrand en 1981. Cette accession au pouvoir de la gauche, pour la première fois sous la Ve République, suffit pour expliquer la montée de l’extrême droite du fait que la droite recherche son soutien, au moins implicitement.
La thèse de Tiberj sur les médias est surtout une illustration de la guerre idéologique pour l’hégémonie que la gauche est en train de perdre. Le monde académique se fait des illusions sur son autorité : en dehors de l’école et de l’université, les adultes ne sont pas soumis à l’autorité des professeurs. C’est très bien comme ça. D’autant que le sens critique académique revendiqué est une triste plaisanterie : après avoir été abusée sur le sujet, la droite vient de comprendre que le sens critique était à sens unique. Je me souviens que Le Monde, très critique de Giscard d’Estaing, avait été trop bienveillant avec Mitterrand au début, jusqu’à l’affaire du Rainbow Warrior (1985). En fait, ce qu’on apprend à l’école, c’est à répéter ce que dit le prof, comme dans les cours de catéchisme dont semble s’être inspirée l’école prétendument laïque. Le tropisme scolastique était trop puissant : c’était l’essence du conformisme stalinien. La gauche prétend pourtant incarner le progrès en trustant les professions intellectuelles. Face à cette situation, la stratégie actuelle de la droite est d’éliminer les enseignants de gauche, soit directement par le renvoi ou le contrôle des programmes, soit en les contournant dans des écoles privées.
Actualités réactionnaires
La thèse de Tiberj revient empiriquement à dénoncer la prééminence de l’idéologie réactionnaire dans les médias en en dédouanant la société civile. L’abstention expliquerait cette absence de droitisation présente dans les sondages, contrairement à la poussée de l’extrême droite dans les élections. Le côté lénifiant de cette thèse optimiste peut viser, sainement, à se démarquer de l’alarmisme gauchiste qui évoque rituellement le retour du fascisme. Disons que les gens sont moins méchants qu’ils en ont l’air. La psychologie des peuples est effectivement complexe. Les crises sont des accès de fièvre temporaires, mais ils ont bien lieu de temps en temps. Le travail de la sociologie politique ou de l’histoire est d’analyser leurs manifestations récurrentes.
On peut accorder à Vincent Tiberj qu’il existe bien une domination actuelle du discours réactionnaire dans les médias alors que la société est objectivement plus ouverte aujourd’hui que dans la période d’après-guerre. Certains peuvent adopter empathiquement cette problématique de l’auteur en lisant son livre, mais c’est le principe de la fiction d’entrer dans l’histoire. Si on s’astreint à faire une lecture critique poussée, on peut préciser le pour et le contre comme je le fais ici.
Concrètement, l’audience du discours réactionnaire signifie surtout, sur le plan doctrinal, l’échec de la gauche (universitaire en particulier) à mettre correctement en mots la modernité. C’est une faillite pédagogique. Sur le plan strictement universitaire, à partir des années 1990, une raison en est l’enfermement intéressé dans le « publish or perish », dont dépend la carrière académique personnelle. Sur le plan partisan, une des raisons en est la division du camp progressiste depuis toujours : la droite et la gauche républicaines et les gauches entre elles ont toujours été incapables de s’unir durablement contre les réactionnaires. Le succès de la gauche aux législatives de 2024, où l’on donnait l’extrême droite gagnante, est très relatif. La solution de la gauche de la gauche a toujours été la surenchère. Son rôle d’avant-garde correspond au rôle rétro ou naïf de directeurs de conscience, l’autorité de droit divin étant remplacée par l’autorité de l’État ou de la science, ce qui revient souvent au même. Il faudrait avoir l’honnêteté de constater empiriquement que ça ne marche pas. La politique qui fonctionne est seulement l’éviction des adversaires par la démagogie au sein du microcosme décisionnel. On ne parle pas d’idées, mais de carrières au sein de l’élite (voir Shmuel Noah Eisenstadt, Les Antinomies de la modernité). C’est moins une lutte des classes qu’une lutte des places.
Le livre de Tiberj oscille entre consolation de la gauche en déroute et conseil politique pour aider à sa recomposition sur des bases sociologiques plus fiables. C’est voué à l’échec dans la mesure où ce qui caractérise la gauche est avant tout une fidélité excessive à des catégories rituelles qu’il faudrait complètement chambouler. La gauche sélectionne toujours les gardiens du temple les plus zélés ou ceux qui font semblant d’y croire (voir plus haut). On pourrait reprocher à Tiberj un engagement politique qui tente de résoudre cette crise sociologique de gauche en rafistolant le rituel (les épicycles de Ptolémée plutôt qu’une révolution copernicienne à laquelle les sciences humaines prétendent régulièrement).
Tiberj joue d’ailleurs trop les gardiens du temple. Quand il critique les « jugements qu’on entend régulièrement sur certains plateaux de radio ou de télévision, de la part d’intervenants, d’intellectuels et d’experts » tels que « ’les féministes qui vont trop loin’, ’l’islamisation de la société’ » (p. 51), il note : « Ce qui est nouveau n’est pas tant ces arguments, mais leur prégnance et leur caractère d’évidence pour beaucoup » (idem). Outre la permanence de cette droite tradi et la droitisation actuelle donc, il n’est pas suffisant de nommer et stigmatiser (« name and shame ») pour changer quelque chose par une sorte de dévoilement magique. Certains pourraient y voir une injonction au politiquement correct. La riposte réactionnaire actuelle est d’ailleurs d’assumer le mauvais rôle (au moins par bravade). Et ça marche (mode « bête et méchant » des humoristes).
La méthodologie correcte est plutôt de traiter sérieusement les critiques, avec les résultats comme seul critère. Pour le féminisme, tout aussi banalement, il faut savoir que Simone de Beauvoir critiquait elle aussi cette « attitude de challenge » des féministes américaines (Mémoires d’une jeune fille rangée, p. 389). Ce n’est pas juste une affaire de réactionnaires. Pour l’immigration/islamisation, s’il est question de réformes plutôt que de sondages d’opinion sur les valeurs (cf. p. 100), il faudrait discuter des aménagements raisonnables concrets que les citoyens peuvent tolérer davantage que les politiciens. Notons d’ailleurs que les réactionnaires occidentaux partagent les mêmes valeurs que les islamistes sur beaucoup de points, hors leur antagonisme confessionnel. Les réseaux sociaux d’extrême droite font aussi remarquer aux gauchistes qu’ils seraient rapidement éliminés par les destinataires de leur solidarité. Il faut enregistrer les objections.
Quand Vincent Tiberj dit que « Pour [...Dick Houtman, Peter Achterbeg et Anton Derks, 2008], il existe des dimensions de valeurs socio-économiques et culturelles sur lesquelles les ouvriers sont positionnés du côté social pour la première et du côté conservateur pour la seconde » (p. 175), il serait honnête de préciser que c’était aussi déjà présent dans le fameux article de Bourdieu sur les sondages (1972-73), avec les réserves que j’indique dans ma recension (d’où l’intérêt de relire les classiques). Le FN/RN joue ainsi sur le rejet des immigrés pour des raisons économiques et la dimension culturelle (traditionaliste) est une excuse de la xénophobie. Notons quand même que le racisme facile (immigration visible) n’empêche pas le rejet d’immigrés blancs le cas échéant (frontaliers en Suisse ou Brexit anti-polonais).
Quel antiracisme ?
La question du racisme/xénophobie des extrêmes droites est un sujet central de la « droitisation » que la sociologie ne doit pas édulcorer. C’est le fonds de commerce prépondérant du FN/RN (« son ADN »). Il est exact que la majorité des gens n’est pas raciste, mais la bonne réponse au discours réactionnaire n’est pas le paternalisme protecteur de la gauche envers les immigrés. Au mieux, il s’agit de clientélisme électoral ou humanitaire. Il sélectionne les immigrés qui peuvent avoir conjoncturellement besoin d’assistance, mais tend à les traiter comme des assistés permanents, reproche repris par l’extrême droite. On pourrait même caractériser ce comportement de racisme de gauche si on utilisait le principe habituel de surenchère gauchiste. Je parlerai plutôt d’influence du misérabilisme chrétien dominant, car les concepts de gauche sont assimilés de façon régressive en termes de charité (Piaget parle de persistance des anciens stades de l’intelligence dans les nouveaux). Remarquons que l’extrême droite revendique la reconnaissance de cette tradition sans la respecter. Les anciens marxistes pourraient parler de contradictions internes – et réciproques.
Les débats biaisés sur l’immigration, le racisme, l’antisémitisme, la laïcité, etc., ont agité le microcosme politicien français ces quarante dernières années. La sociologie ne doit pas reprendre le discours du malade par une sorte de populisme issu de la méthodologie des sondages. Il est difficile de poser de bonnes questions. La tendance actuelle des médias est d’ailleurs de croire informer en se livrant quotidiennement à des micros-trottoirs (forcément sélectionnés) pour demander l’opinion du public sur tous les sujets, du temps qu’il fait aux augmentations des prix ou la délinquance. Contrairement à ce que prétendait Bourdieu, tout le monde a bien des opinions sur un peu n’importe quoi.
L’erreur générale de l’antiracisme de gauche est de mal analyser la question de l’immigration. La progression du vote d’extrême droite joue sur l’analogie facile d’opposition natifs/immigrés sur ce thème protectionniste et de rejet de la mondialisation dont la gauche est aussi partisane. On entend parler d’« insécurité culturelle » dans le surcodage raciste (issu du conseiller de gauche Laurent Bouvet), validé par les relais d’opinion, des médias aux sociologues, qui « expliquent le succès des partis populistes par un ’cultural backlash’ (Inglehart, Norris, 2019) » par opposition à « valeurs socio-économiques » selon Tiberj (p. 174). Il faudrait entériner dans les analyses que la culture sert d’alibi à l’économique. Tiberj en impute la responsabilité aux médias et aux politiques. Il n’a pas tort de viser la fourniture de bonnes excuses, mais c’est bien ceux qui les acceptent qui en sont responsables. La formation scolaire aux médias ou aux réseaux sociaux est une autre imposture.
Individu ou collectif ?
Vincent Tiberj croit donc trouver la solution de la crise de légitimité de la gauche et du discours sociologique dans un retour à un collectivisme rétro. Il néglige le fait qu’il a bien produit le stalinisme tout autant que le nationalisme d’extrême droite (contradictoirement international). Tiberj est d’ailleurs un peu embarrassé par la question des revendications spécifiques, « le MLF, le Front Homosexuel d’Action Révolutionnaire, Aides, jusqu’aux mouvements MeToo » (p. 31), qu’il considère bizarrement comme moins minoritaires que les réactionnaires qui s’opposent au mariage gay ou autre en prétendant représenter la majorité silencieuse. La sociologie correcte admettrait que ce sont toujours les minorités qui sont agissantes. La démocratie a plutôt valeur de ratification, au moins sur le principe « qui ne dit mot consent », délicat pour l’abstentionnisme.
Tiberj est trop nostalgique de cette rengaine socialiste/romantique : « On pourrait dire que la lecture individualisée des inégalités, centrée sur soi, l’emporterait sur une lecture collective, qui prenait en compte l’ensemble de la société » (p. 119). Il serait historiquement plus exact de parler du rôle généraliste du parti (communiste) qui définit des priorités, avec le risque que ce soit toujours les mêmes. D’où, chronologiquement, l’apparition de ces mouvements considérés comme communautaires. L’échec récurrent de la gauche a toujours été son incapacité à articuler l’individuel et le collectif. Et Tiberj insiste lourdement en analysant l’actualité récente :
Nicolas Sarkozy, qui a développé un discours spécifique sur la valeur travail, fondé sur un cadrage égotropique (Tiberj, 2008) : il ne s’agit plus de parler de solutions collectives face aux enjeux des salaires et de leur progression, mais de miser sur les efforts individuels, le mérite, surtout quand les préoccupations autour du pouvoir d’achat étaient particulièrement hautes (2006-2007) » (p. 120).
...avec de nombreux autres exemples de ce qu’il considère ici comme « égotropique », car les professeurs de sciences humaines aiment inventer des mots inutiles que devront répéter leurs étudiants. En fait, la mise en perspective historique adéquate devrait admettre que cette pensée de gauche est aussi à la remorque du traditionalisme, comme parler de : « penser pour soi plutôt que selon un ’nous’ » (p. 208), ce qui est un trait commun avec les nationalistes. Ce cliché sociologique anti-individualiste remonte à Communauté et Société de Ferdinand Tönnies (1855-1936). Ce livre utilise curieusement autant des références au discours marxiste qu’il sert d’origine au mouvement völkisch prénazi. Le romantisme nationaliste (indépendance de la Grèce et principe des nationalités) était dans l’air du temps d’alors. Aujourd’hui, la gauche rejoint encore le populisme sur le protectionnisme en croyant protéger les classes populaires sur le mode trumpiste. Mais les droits de douane sont simplement l’entrave d’un « nationalisme égotropique » à la réciprocité. J’ai réédité le livre de Gaston Lévy, Le socialisme et les relations économiques internationales (1925) sur le sujet, dont l’intérêt est de montrer l’interdépendance internationale tout autant que la grande évolution de ces liens de dépendance, par comparaison à aujourd’hui. Ce débat est complètement occulté par la démagogie actuelle.
La doxa de gauche n’a donc pas été mise à jour depuis les années 1950-1970. Elle correspondait à la situation mondiale de l’époque de la guerre froide, dans sa gestion surplombante des masses populaires. Vincent Tiberj est pourtant bien averti du changement de paradigme :
« D’aucuns y voyaient l’arrivée d’un ’nouvel électeur’ (Habert, Lancelot, 1988, p. 23) : ’moins contraint, libéré du jeu des pesanteurs partisanes et idéologiques, rendu à son libre arbitre par la disparition progressive de structures d’encadrement traditionnelles’. C’était sans doute plutôt la montée en puissance chez ces post-baby-boomers de la citoyenneté distante portée par la critique des partis et les réticences face à la logique de délégation du vote. D’ailleurs, l’arrivée des millénials dans les années 2000 s’inscrit bien dans cette interprétation : on constate d’abord un progressif alignement chez eux, à mesure qu’ils sortent des années de jeunesse, mais leur non-placement est équivalent à celui des post-baby-boomers alors qu’ils sont encore plus diplômés. La distance s’amplifiait déjà, avant même l’arrivée de François Hollande au pouvoir » (p. 158).
Outre que « la critique des partis et les réticences face à la logique de délégation du vote » correspondent historiquement à la dissidence anti-stal, j’y vois plutôt la confirmation du rejet du modèle Don Camillo/Peppone par les générations de plus en plus éduquées. La gauche une fois au pouvoir en 1981, un peu par accident, n’a pas été capable de produire un discours rénové pour rendre compte de la mondialisation culturelle dans un cadre multilatéraliste. On peut considérer que la génération des dirigeants de l’époque coloniale et décolonisatrice n’a pas été capable d’intégrer les nouveaux venus autrement que sur un mode paternaliste. Seuls les plus dociles, par caractère ou par intérêt, ont été cooptés.
L’hypothèse de Tiberj sur l’abstention doit être réinterprétée pour tenir compte de cette réalité sociologique : les éléments de langage ne marchent pas avec une population éduquée. Il faut dire des trucs vrais pour accrocher les personnes qui ont la formation culturelle actuelle. Sinon, ce qu’on propose, c’est seulement de réciter le dogme (mauvaise habitude de la formation stalinienne) et de sélectionner ceux qui acceptent de s’y plier. D’où, effectivement, la démission des autres (il y a eu toujours beaucoup de rotation du personnel chez les communistes et les gauchistes). Ne parlons même pas de l’évocation du « sens critique » qui disqualifie immédiatement qui la prononce tant dans le cadre académique que politicien.
Le modèle traditionnel de la realpolitik est celui de l’ancien maire de Montpellier, Georges Frêche (1938-2010), qui dévoilait sa stratégie de campagne électorale :
« Quand je fais une campagne, je ne la fais jamais pour les gens intelligents [...], je fais campagne auprès des cons et là je ramasse des voix en masse. Dans deux ans pour être de nouveau élu, je ferai campagne sur des conneries populaires, pas sur des trucs intelligents que j’aurai faits. » (Agoravox, par Mathieu Soliveres, samedi 21 février 2009).
On le savait, mais c’est gentil de le reconnaître. Il faut donc bien constater que ça ne marche plus en ce moment pour faire élire la gauche. La vraie question est de savoir si ceux qui ont été sélectionnés pour parler aux cons vont pouvoir être capables de parler à des gens intelligents. Ça va être dur de remonter la pente.
Quand on parle de politique, on parle de la réflexion personnelle des citoyens dans une assemblée de copropriétaires, jadis patriciens, aujourd'hui plébéiens. L’erreur fondamentale de la critique de l’individualisme est que les droits humains sont les droits de l’individu, en particulier contre l’arbitraire de l’État (depuis au moins la Magna carta anglaise en 1215). Le conseil que donne Tiberj, pour pallier la défection envers la gauche, de rejouer « la corde socio-économique » contre « la dimension culturelle » (p. 175) pour reconquérir les ouvriers est contradictoire. Il faudrait tenir compte du fait que le nombre d’ouvriers a diminué. Outre l’élévation du niveau de qualification, ceux qui restent sont aussi majoritairement composés d’immigrés ! Prendre en compte ces données sociologiques minimales invalide tous les discours politiques et sociologiques de gauche et de droite actuels.
L’idée de valeurs de gauche pour expliquer l’absence de droitisation est fausse. Les progrès sont civilisationnels, à l’inverse de l’usage du terme « Kulturel » pour justifier le racisme. Concrètement, le nationalisme raciste consiste essentiellement à rétablir les privilèges en considérant que certains n’ont pas les mêmes droits que d’autres, tout en se prétendant républicains. Historiquement d’ailleurs, le colonialisme du XIXe siècle ou l’esclavage en Amérique ont opportunément procuré des privilèges aux roturiers au moment même de leur abolition pour les nobles. J’ai évoqué ailleurs le fait que l’idée d’« ascenseur social » concernait en fait la période coloniale, quand les expatriés pouvaient avoir de nombreux « boys », la possession d’une nombreuse domesticité étant le critère de la bourgeoisie traditionnelle ou, précisément, de l’aristocratie. Aujourd’hui, l’ascenseur social dont on parle fonctionne surtout pour les immigrés et c’est ce qu’on leur reproche. La sociologie française est trop « universaliste » pour le remarquer.
La critique sociologique correcte est que la notion de « valeurs culturelles » correspond plutôt à un roman national pour titiller un imaginaire qui regrette un « bon vieux temps » qui n’a jamais existé ou qui ne concernait pas ceux qui disent le regretter (hormis quelques ci-devant). Il est d’ailleurs normal de considérer que le passé représente une qualité perdue : soit ce qu’il en reste correspond aux monuments ou vestiges somptueux, les constructions médiocres n’ayant pas résisté au temps ; soit les œuvres ont déjà été sélectionnées par la critique ou le public, par opposition au flux continu de productions culturelles contemporaines de qualité diverse (en France, on publie actuellement plus de 200 livres, dont une centaine de nouveautés, par jour). C’est la sélection progressive par l’histoire ou le goût personnel qui correspond à l’impression de qualité passée.
On pourrait conclure que le livre de Vincent Tiberj se résume à se demander « pourquoi les pauvres votent à droite ? » (Thomas Frank)... ou s’abstiennent donc. Sa référence aux « classes moyennes » (pp. 111-113, 118) que je considère comme une catégorie médiatique biaisée pourrait effectivement expliquer le rejet de « ’ceux d’en bas’ (les ’cassos’ les ’assistés’ mais aussi les immigrés, Faury, 2024) » (Tiberj, p. 118). C’est l’explication traditionnelle du fascisme par l’alliance des petits-bourgeois avec les possesseurs du capital, déjà mentionnée. Mais les tentatives d’analyses électorales du livre pourraient aussi être vues comme des justifications, si on reprend la citation de Manuel Valls, sur le mode « expliquer, c’est justifier », qui révulse les professeurs de sciences humaines : à juste titre, mais le problème est bien d’expliquer sans justifier. C’est un biais possible du misérabilisme chrétien enclin à l’absolution après deux Pater et trois Ave.
Finalement, l’absence générale de droitisation tiberjienne, au sens d’une modernisation des mœurs, explique donc bien la dédiabolisation de l’extrême droite qui fait moins peur aux électeurs parce qu’elle s’aligne sur l’air du temps. Mais elle conserve le déterminisme économique de la défense de ses intérêts avec le maintien d’une inégalité statutaire des castes inférieures ou des vassalités étrangères où la production a été délocalisée. C’est cette réalité économique mondiale actuelle qu’il faut théoriser.
Jacques Bolo
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