Bof
L'élection présidentielle a été un peu décevante. Alors que la nouveauté était à l'ordre du jour (Bayrou
comme trublion, Ségolène Royal bousculant le PS, Sarkozy jouant la rupture), on a bien abouti à un duel
droite/gauche plus que classique. Ce n'est pas si facile de changer les choses. Si on utilise l'opposition
droite/gauche, on se réfère bien au résultat habituel proche du 50/50. Sarkozy a donc été élu. « Bien élu
avec 53% des voix », entend-on souvent. En disant cela, on pense sans doute à l'écart de 6% entre les deux
candidats. Mais cela ne signifie que 3% en plus ou en moins que la moyenne. Plus ou moins 5% d'écart
entre la droite et la gauche. Ce n'est pas faire bouger les lignes.
On pourrait préciser l'opposition gauche/droite 50/50 habituelle en : extrême droite, droite, gauche,
extrême gauche. Avec des scores plus ou moins égaux au fond (25%), mais masqués (en 20% et 30%) par
le vote utile de chaque côté. Ou pour plus de précision, on pourrait utiliser la distinction : extrême droite,
droite, centre droit, centre gauche, gauche, extrême gauche (sur une base 15%, 20%, 15%), toujours avec
plus ou moins 5% pour chacun avec un masquage supplémentaire par le vote utile. Dans tous les cas, les
lignes n'ont pas bougé. On est plutôt revenu à la normale.
Mais la normale n'est pas 50/50. Comme je le disais dans un article précédent (voir Vote utile, vote inutile) la
normale serait plutôt 60/40. Depuis les premières élections présidentielles au suffrage direct, la gauche
n'a approché ou atteint les 50% que trois fois. Le tableau suivant montre les résultats selon la classification
habituelle des partis des candidats. Le problème est évidemment l'identification des idées réelles des
électeurs du fait du vote utile ou de ralliement.
Elections présidentielles françaises |
1965 |
1969 |
1974 |
1981 |
1988 |
1995 |
2002 |
2007 |
Gauche socialiste |
33,43% |
8,63% |
43,25% |
29,17% |
34,11% |
23,30% |
23,82% |
25,87% |
Gauche communiste |
0,00% |
22,33% |
4,02% |
21,53% |
15,01% |
17,54% |
19,05% |
10,56% |
Total Gauche - 1er tour |
33,43% |
30,96% |
47,27% |
50,70% |
49,12% |
40,84% |
42,87% |
36,43% |
Droite |
61,37% |
69,04% |
48,64% |
49,30% |
36,50% |
39,42% |
32,51% |
49,75% |
Droite Extrême |
5,20% |
0,00% |
4,09% |
0,00% |
14,38% |
19,74% |
24,62% |
13,82% |
Total Droite - 1er tour |
66,57% |
69,04% |
52,73% |
49,30% |
50,88% |
59,16% |
57,13% |
63,57% |
Le mythe de l'extrême droite
L'illusion actuelle à propos du Front national concerne son mauvais score. Le courant profond, qu'il avait
réussi à capter, a simplement rejoint la droite classique. Le véritable changement serait plutôt qu'il n'est
plus diabolisé, à supposer qu'il l'ait jamais été. Quand un parti fait 17%, il n'est pas diabolisé,
contrairement à ce que se racontent les faux analystes politiques qui pratiquent simplement la méthode
Coué. Par le passé, l'extrême droite était tout simplement intégrée aux deux tendances de la droite
classique. Le Front national a réussi, en utilisant essentiellement le thème de l'immigration, de concentrer
un noyau autonome, sur le thème des « Français d'abord », qui a l'avantage populiste de la simplicité et
l'inconvénient du soupçon de racisme. Ce qui a permis à la gauche, en marginalisant les 15 à 20% de cette
droite, d'obtenir une compétition sur la base de 40/40 depuis 1988, ce qui donne l'illusion de l'égalité avec
la droite.
La question se pose de l'évaluation correcte du Front national en particulier et de l'extrême droite en
général, à cause de l'image repoussoir (d'où la diabolisation) qui renvoie carrément au nazisme (au moins
dans sa version négationniste). Mais politiquement, il faudrait plutôt parler de fascisme. On entend
souvent dire que les électeurs de Le Pen ne sont pas tous des fascistes. Mais il n'est pas question de faire
des manières politiquement correctes. Quand on vote fasciste, on est fasciste. L'erreur consiste à
confondre fascisme et nazisme. Le fascisme est simplement un régime à la fois élitiste et populiste,
autoritaire, anti-intellectualiste (anti-bobos) et paternaliste. Le problème de ce terme est sa connotation
péjorative alors que l'analyse politique exige la neutralité : socialisme et communisme (malgré leurs
dérives, jusqu'au crime de masse) peuvent être utilisés sans cette connotation négative.
En fait, l'extrême droite correspond plutôt d'une forme de traditionalisme politique (on pourrait aussi
l'appeler du communautarisme français dans la terminologie actuelle en ce qui concerne le Front
national). Cela permet d'unifier le FN, Philippe de Villiers, Christine Boutin, la droite parlementaire la
plus traditionnelle, les phénomènes comme le bonapartisme, le royalisme. Il existe aussi une gauche
traditionaliste. Les deux ont raison au fond, puisque les traditions sont des anciens progrès, et parce que
la majorité de la population a plus de facilité à se référer au passé qu'à se projeter dans l'avenir. Mais c'est
pourtant dans l'avenir que la politique doit nous mener. S'il est absolument vrai qu'il ne faut pas oublier
les solutions passées (et que « plus ça change, plus c'est la même chose »), les vingt, les cent prochaines
années, seront vraiment l'occasion de nouveaux défis. En fait, cela a toujours été le cas. Pensons aux
changements et aux crises de ces cent dernières années. L'idée de reproduction stricte qui domine dans
le traditionalisme de la droite comme de la gauche ne correspond à rien d'autre qu'à un folklore rassurant.
L'illusion centriste
La grande illusion vient surtout de Bayrou qui n'aura pas réussi son coup. Lui seul avait les cartes en
mains pour casser le schéma droite/gauche. Son problème était de se distinguer de la droite sans trop
paraître banalement de gauche. Mais comme on le lui a reproché, les députés de l'UDF votant
traditionnellement avec la droite, il ne présentait pas une vraie rupture. La suite l'a confirmé quand la
plupart de ses soutiens a rejoint Nicolas Sarkozy avant les législatives.
En fait, Bayrou a été un peu trop timide. Il aurait dû tenter de débaucher les socialistes qui lui avaient
manifesté de la sympathie. Comme une partie d'entre eux a rejoint plus tard l'ouverture de Nicolas
Sarkozy, c'était donc faisable. Il a aussi été trop ambitieux, et surtout trop prétentieux. Dans un premier
temps, quand les sondages le classaient troisième, pour la présidentielle, il aurait dû rabaisser ses
prétentions en proposant une alliance avec Ségolène Royal. Au cours de la discussion qu'il a pourtant
réussi à imposer entre les deux tours, il aurait dû admettre le principe d'un accord sur un programme, et
appeler à voter pour elle. Il aurait été Premier ministre.
Même après l'élection de Nicolas Sarkozy, après avoir été abandonné par ses troupes, il n'a pas appelé
directement à voter à gauche. Appeler à « ne pas donner tout le pouvoir à l'UMP » rétablissait la langue
de bois. Il a cependant réussi à rassembler des transfuges écologistes après les législatives. Mais c'était
déjà trop tard. Son problème a été tout simplement d'avoir succombé lui aussi au délire bonapartiste
induit par le présidentialisme. S'il avait vraiment voulu une augmentation du pouvoir du parlement, il
aurait dû admettre une discussion et un rassemblement sur un programme négocié avec les autres partis
ou leurs membres dissidents.
Il ne faut pas oublier non plus que Bayrou avait commencé, au cours du référendum sur la constitution
européenne, par creuser son trou avec une opposition à l'entrée de la Turquie dans l'Union européenne
(voir Référendum européen ou L'Europe sans la Turquie n'est pas l'Europe). C'est donc bien lui qui a commencé à jouer sur le terrain de la droite communautariste.
Sarkozy, qui apprend vite, n'a fait que l'imiter sur ce point. Le seul résultat concret de Bayrou aura
précisément été de récupérer suffisamment de voix à gauche.
Le cadavre de Marx bouge encore
L'erreur des commentateurs concernant la gauche communiste est encore plus évidente. Encore plus que
pour le FN, le score ridicule du Parti communiste (1,93 %) entretient l'illusion. Mais cela signifie plutôt
que ses électeurs ont préféré le vote utile pour ne pas reproduire l'élimination de la gauche au second tour,
comme en 2002. Si le parti communiste n'est plus crédible lui-même depuis Mai 68 (voir Le fantôme de Mai 68), toutes les chapelles gauchistes, écologistes, altermondialistes, représentent bien une force équivalente à celle du
PC de jadis. Le mythe selon lequel Mitterrand aurait phagocyté le PC est une sottise que confirment les
scores électoraux depuis 1965. Les deux seules fois où la gauche communiste avait un score faible ou nul
correspondaient précisément à des reports de voix sur le PS. La dernière élection est interprétable en ces
termes. On doit pouvoir doubler le score de 10,56% avec le vote utile - et diminuer d'autant celui du PS (augmenté cependant de certains électeurs de Bayrou).
Le fait de ne pas avoir pu présenter une liste commune des antilibéraux (voir Feu l'antilibéralisme) correspond
simplement à un problème politicien qui arrange bien les socialistes dont la nature est essentiellement
électorale (on se forme à l'extrême gauche et on se fait élire au PS). Mais le courant antilibéral est
idéologiquement dominant à gauche. Aux élections européennes, les partisans du non ont manifesté leur
différence, et ils ont gagné. On a pu même assister, avec le thème du « plombier polonais », à un appel
du pied aux ouvriers égarés chez le Front national. La victoire électorale du non, puisque, sur le modèle
socialiste, il n'y a que cela qui compte en dernière analyse, a bel et bien réuni les voix de l'extrême gauche
et de l'extrême droite. Toute autre analyse est de la poudre aux yeux. Cette fracture [1] a causé sans doute le départ de certains socialistes vers Bayrou, puis vers Sarkozy, et a laissé des traces pour les
présidentielles. Qu'il soit rappelé que l'écart final était de 3% à la présidentielle (et que les transfuges ont
renforcé Bayrou au premier tour au point de le conduire à se surestimer).
La « victoire » de Ségolène
A ces élections présidentielles 2007, la droite et l'extrême droite représentaient, sur le papier, plus de 63%
des voix. Sarkozy avait déjà récupéré 8 à 10% des voix du FN dès le premier tour. La participation était
forte malgré l'appel à l'abstention de Le Pen. Quoi qu'on en dise, Ségolène Royal a bel et bien récupéré une
bonne partie des voix (de gauche ?) qui s'étaient portées sur Bayrou. Elle a bien remonté dix points de
retard. Les socialistes qui prétendraient que Fabius ou Strauss-Kahn auraient pu faire mieux doivent sans
doute vouloir dire qu'ils auraient pu convaincre Bayrou. Chacun n'a cependant pas pu convaincre son
adversaire au sein du parti de se désister en sa faveur pour éliminer Ségolène, s'ils étaient si sûrs qu'elle
ne pouvait pas gagner. Ils sont donc conjointement solidaires de la défaite. Cela s'appelle la capacité de
nuisance : faute de pouvoir faire ce qu'il faut (convaincre ou se désister) face à leur concurrent aux
primaires, ils ont donc préféré la défaite.
L'absence d'acceptation de la victoire de Ségolène aux primaires indiquait bien que ce qui était attendu,
à l'intérieur de son propre parti, était sa défaite, pour pouvoir dire « on vous l'avait bien dit ». Les deux
candidats avaient d'ailleurs eux aussi deux forts handicaps : ils ne croyaient pas vraiment au
positionnement qu'ils avaient choisi [2]. Fabius n'était pas vraiment crédible avec le non à la constitution et son gauchisme de circonstance. Strauss-Kahn et son autoritarisme non plus (voir Les émeutes et le social libéralisme).
La rupture de Sarkozy
Une fois élu, Sarkozy va devoir affronter les dures réalités. Il a réussi un coup, qu'on pourrait dire
giscardien, du « changement dans la continuité » (slogan de 1974) en se présentant comme en rupture
avec un gouvernement dont il faisait partie. Il a surtout réussi à récupérer les électeurs de Le Pen, revenant
donc à la situation antérieure (voir plus haut) où la droite au pouvoir mélangeait allègrement ses
tendances extrême droite, droite, centre droit. Sarkozy n'a pas les contraintes intellectuelles de la gauche :
il n'a pas le même souci de cohérence en cela qu'il peut dire à peu près tout et le contraire de tout. Il aurait
tort de se gêner, puisque ça marche. Appelons ça du pragmatisme. Et au fond, ce n'est peut-être pas si
idiot. L'équilibrisme peut correspondre à quelque chose comme une forme d'adaptation permanente.
Mais il va falloir s'accrocher. Certains peuvent trouver cela déroutant. Déjà, ses nominations ont fait
grincer des dents chez ses partisans qui briguaient des ministères prestigieux. L'attribution du ministère
de la Justice à une personne issue des minorités visibles a démenti la déclaration de Dominique Strauss-Kahn qui considérait qu'il n'y avait pas assez de compétences de haut niveau parmi ces minorités [3]. La
prudence de la gauche a répété dans ce domaine la faute historique commise sur le vote des femmes. La
gauche aime l'histoire. L'histoire disait déjà que c'est le général De Gaulle qui avait accordé le droit de vote
aux femmes en 1945. L'histoire dit aujourd'hui que c'est Nicolas Sarkozy qui a accordé un ministère
régalien à une femme d'origine arabe. La loi de l'histoire est dure, mais c'est la loi.
Jacques Bolo
Bibliographie
Jean-Christophe CAMBADELIS : Que faire au Parti socialiste ? ou l'éternel commencement (1905-2005)
Frédérick CHARPIER : Nicolas Sarkozy, Enquête sur un homme de pouvoir
Edgar MORIN : La Tête bien faite : Penser la réforme, reformer la pensée
Jacques RANCIERE : La haine de la démocratie
Marcel gauchet : La Démocratie contre elle-même
Eddy FOUGIER : Dictionnaire analytique de l'altermondialisme
Noam CHOMSKY, Michael ALBERT, Frédéric COTTON : Responsabilités des intellectuels
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