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Politique - Juin 2007

Le fantôme de Mai 68

Confus jeunisme

Au cours de la campagne électorale 2007, pour les présidentielles et les législatives qui ont suivi, Mai 68 a été accusé de tous les maux. Nicolas Sarkozy, qui n'a peur de rien, a même imputé aux participants de ces événements les dérives du capitalisme et les salaires astronomiques des patrons de multinationales. On pourrait aussi accuser Mai 68 des conséquences dramatiques du Tsunami de 2004 du fait de l'origine, à cette époque, du développement du tourisme de masse.

Le raccourci concerne surtout le fait que la génération 68 est aujourd'hui âgée d'une soixantaine d'années. Les personnes au sommet de la hiérarchie correspondent en effet à cette génération par simple effet d'ancienneté. On reconnaît ici les revendications de certains trentenaires qui rongent leur frein en développant depuis quelque temps une argumentation sur ce thème, imitant les yuppies des années 1980 qui faisaient leur plan de carrière en se voyant, à l'époque, en haut de l'affiche à quarante ans. Mais même Nicolas Sarkozy a dû attendre la cinquantaine pour y arriver. Et, pour les postes les plus élevés comme le sien, il n'y a qu'une place à prendre. En outre, si les trentenaires actuels imaginent arriver à renverser les cinquantenaires juste arrivés au pouvoir en masse aujourd'hui, ils risquent de déchanter. Car l'arrivée au sommet de cadres encore jeunes a une conséquence implacable. Ils y restent longtemps. Les jeunes cons qui ont développé cette idéologie jeuniste au plus grand profit de leurs aînés viennent d'en prendre pour vingt ans.

Contradictions

Déjà, dans en 1985, le livre de Ferry et Renaud, La pensée 68, utilisait cette référence soixante-huitarde. C'était davantage un argument éditorial qu'une réalité historique. Les auteurs critiqués (Foucault, Althusser, Derrida, Bourdieu, Deleuze) avaient une portée beaucoup plus académique. Le sous-titre du livre La pensée 68 : « Essai sur l'antihumanisme contemporain », faisait référence explicitement aux conséquences directes ou indirectes du structuralisme ou du post-modernisme. Il s'agissait du dernier avatar universitaire d'un discours critique post-marxiste, identifiant l'humanisme à l'individualisme (petit) bourgeois, dans la lignée de Sartre et de Barthes. Mais la relation avec Mai 68 était en fait assez faible.

De plus, prétendre que l'effondrement des valeurs traditionnelles est de la responsabilité des intellectuels est concevable, dans la mesure où ils le revendiquent. Mais ce mouvement était bien antérieur. Le mouvement intellectuel le plus influent précédent était le surréalisme, qui est sans doute la vraie origine de l'antirationalisme actuel. Ces mouvements artistiques qui ont fait la réputation de la France datent au moins du début du vingtième siècle. Quant à l'influence du communisme, elle remonte bien avant la révolution russe.

Il était d'ailleurs paradoxal pour des intellectuels marxistes (matérialistes) de croire qu'ils étaient la cause des changements. Cela correspond plutôt à la conception romantique ou idéaliste. Les avant-gardes artistiques et politiques annonçaient les bouleversements qu'ils déplorent ensuite par élitisme (les situationnistes auront été la dernière synthèse du genre). De ce point de vue, si on veut y voir une relation, Mai 68 constituait davantage une conclusion, un achèvement, une apothéose.

Méli-mélo

Mais alors, que s'est-il passé en Mai 68 ? Le mouvement fondamental était un phénomène plus concret, plus vaste, qui s'est mondialisé aujourd'hui. L'explosion de Mai 68 était davantage due à un retard des représentations sur la réalité. Les jeunes baby-boomers ont amplifié l'événement.

Concrètement, les bouleversements depuis les années 60 jusqu'à nos jours ne concernent guère le domaine universitaire. Les changements concernent surtout les moeurs. Ils peuvent éventuellement avoir été théorisés par les intellectuels, encore que bien imparfaitement. Mais les bouleversements concrets concernent tout le monde. Et surtout, les intellectuels n'en sont pas la cause. Cette conception revient un peu à confondre la haute couture avec les mouvements de mode réels qui imitent plutôt les vedettes de cinéma, de la pop music, ou du sport (blue-jeans, mini-jupes, cheveux longs, chaussures de sport, disco, rasta, rap aujourd'hui).

Les changements matériels ont bien été la vraie révolution des années soixante. La société de consommation a consisté à généraliser un bien-être réservé auparavant à quelques-uns. Moulinex a libéré davantage de femmes que Simone de Beauvoir. L'automobile pour tous, la télévision, la musique pop, la pilule, les supermarchés, ont changé la vie. Et les étudiants, qui avaient bien appris leurs leçons romantiques (aristocratiques), étaient contre la société de consommation.

Peut-être d'ailleurs que la France n'a pas encore réglé cette question. Puisque ceux qui sont favorables à Mai 68 traînent toujours cette idéologie anticonsommatrice. Alors que ceux qui se disent contre Mai 68 font l'apologie de la croissance, du travail, « pour gagner plus », c'est-à-dire « pour consommer plus ». La France réputée cartésienne ne s'inquiète guère des contradictions : surréaliste un jour, surréaliste toujours.

Mai 68

Il faut savoir limiter une notion, spécialement historique, à ses caractéristiques minimales. Le mouvement de Mai 68 se déroulait sur fond de décolonisation (la guerre du Vietnam). Le discours dominant était une sorte d'anti-impérialisme. La généralisation de l'enseignement donnait aux étudiants les mots pour prendre la parole, et le discours dominant était marxiste. Les jeunes reproduisent toujours les valeurs qu'ils subissent, et ils étaient de bons élèves.

La révolution était la norme, les gauchistes devinrent révolutionnaires dans la révolution elle-même. Le Parti communiste, de plus en plus discrédité et sclérosé, n'a pas su saisir l'occasion de renouveler ses cadres et ses militants. Les partageux n'ont pas voulu partager. Les soixante-huitards ont donc été traités de petits-bourgeois par le Parti communiste de l'époque [1]. Puisque le Parti ne voulait pas d'eux, les gauchistes ont été plus communistes que les communistes (au final, ce sont les socialistes qui ont récupéré les gauchistes dans les années 1980, et ce sont eux qui ont été élus). Mais le communisme ne correspondait déjà plus à rien. On est donc resté dans l'ordre de la rhétorique. Au fond, les gauchistes ne sont bien que des bons élèves qui en font toujours trop.

L'invasion de la Tchécoslovaquie par les chars russes en 1968 acheva de discréditer le PC. Certains se consolèrent provisoirement avec Mao. Mais dès les débuts des années 1970, le mythe s'était dégonflé. Le génocide du Cambodge dissipa les derniers doutes. Les boat people fuyant le Vietnam réconcilièrent même Jean-Paul Sartre et Raymond Aron, à l'Élysée, devant Valéry Giscard d'Estaing en juin 1979.

La période était à la dictature (Grèce : 1967-1974, Espagne : jusqu'en 1975, Portugal : jusqu'en 1974, Chili : putsch de Pinochet en 1973, Afrique du sud : apartheid jusqu'en 1991) qui maintenait la mobilisation à gauche. Mais si le mythe gauchiste persiste aujourd'hui avec les altermondialistes, ce qu'il reste de Mai 68 correspond bien à l'antitotalitarisme libertaire. Le véritable résumé de la révolution de Mai 68 (ratée, mais moins que la Commune de Paris) est bien le Printemps de Prague.

Pour la gauche, il serait paradoxal de vouloir retourner aux illusions précédentes sur les lendemains qui chantent et à l'Union soviétique sous le prétexte rétro des excès du libéralisme. Quant à la droite, elle aurait mauvaise grâce à condamner cette aspiration à la liberté (mais il est vrai que la droite n'est pas aussi libérale qu'elle le prétend). On est bien obligé d'admettre la simple réalité : cet aspect libertaire de la révolution a bien réussi contre l'ancien monde autoritaire et ennuyeux.

Pré et post soixante-huitards

Au fond, la critique actuelle envers Mai 68, si incongrue, révèle surtout une incapacité de dépasser ce bon vieux temps de l'opposition du gaullisme et du parti communiste. La critique hystérique contre les bobos, à droite comme à gauche, en passant par l'extrême centre, régresse explicitement à la conception stalinienne de la critique des gauchistes petits-bourgeois. Il faut aussi noter que venant précisément des élites (forcément) installées, cette critique vise souvent des intellectuels précaires ou les indigènes, ou ceux qui ont un peu trop bien réussi dans les nouvelles technologies, c'est-à-dire hors des sentiers battus de l'économie traditionnelle.

Que proposent les adversaires de Mai 68 ? Le discours des hommes de pouvoir est toujours productiviste. Veut-on concurrencer la Chine, alors qu'elle doit simplement rattraper son retard ? Les pays développés n'ont évidemment pas besoin de rattraper la Chine ! Même les Japonais ne veulent plus travailler trop. Sans doute aurait-on besoin d'affirmer la référence à Mai 68, sur son côté hédoniste libertaire qui ne veut pas « perdre sa vie à la gagner » ? On reconnaîtra ici la version économique du programme écologique. Comme tout le monde se réclame d'ailleurs aussi de l'écologie, il faudra bien résoudre cette autre contradiction (voir Quelle décroissance ?).

Tout le problème vient sans doute simplement d'une absence de synthèse politique actualisée, « pour les masses populaires », comme on disait jadis, c'est-à-dire pour les médias. Les slogans régressent, ces derniers temps, au pré-gaulliste « travail, famille, patrie » (il ne s'agit pas ici de repoussoir symbolique un peu facile, car l'acception est simplement littérale) et au « pouvoir d'achat » du bon vieux temps. S'il faut des mythes, il en faudrait de nouveaux et non des plats réchauffés. Et comme il ne faut pas non plus de slogans creux ou utopistes, il faut donc des idées claires pour affronter l'avenir.

Mais le défi est celui du pragmatisme et du pluralisme et non celui du passéisme et du dogmatisme. C'est le gros défaut de l'écologie, qui tend souvent au sectarisme donneur de leçon. Or le respect de la nature n'était pas le propre des civilisations passées (contrairement au mythe du bon sauvage). Et la combinaison de plusieurs sectarismes (antinucléaire, défenseurs des animaux, new age, gauchisme...) ne constitue pas un pluralisme.

L'opposition à Mai 68, stigmatise le laxisme du slogan : « il est interdit d'interdire ». Mais au fond, cela ne veut pas dire vraiment que rien n'est interdit. Cela veut dire surtout qu'on doit discuter, que les citoyens sont adultes [2]. Cela signifie aussi qu'en démocratie, l'autorité doit se fonder sur la rationalité, sinon on régresse à la dictature, en particulier celle de la tradition. Cela tombe bien, le niveau culturel est quand même plus élevé qu'en 1968 (contrairement à ce que pensent ceux qui n'auraient pas le niveau qu'ils ont aujourd'hui s'ils vivaient à cette époque).

Un nouveau slogan pourrait être : « Bobos de tous les pays unissez-vous ! » Car il n'est pas question de se laisser emmerder. Il n'y a pas que la droite qui peut être décomplexée. Mais le bobo libéral libertaire ne s'embarrasse pas des affiliations. Ce qui est en train de s'élaborer est un multilatéralisme mondial, encore un peu confus, mais de plus en plus affirmé. Les mythologies économiques et politiques caduques, auxquelles se raccrochent encore certains, vont devoir se dissiper rapidement.

Jacques Bolo

Bibliographie

Collectif : Mouvement du 22 mars : Ce n'est qu'un début continuons le combat

Pascal DUMONTIER : Les situationnistes et Mai 68

Maurice RAJSFUS : Mai 68, Sous les pavés, la répression

Luc FERRY, Alain RENAUT : La Pensée 68

Christophe BOURSEILLER & Collectif : Archives et documents situationnistes, N° 4 :

Christophe BOURSEILLER : Vie et mort de Guy Debord: 1931-1994


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Voir aussi :

Notes

1. Le 12 juin 1968, L'Humanité écrivit : « Conscients des responsabilités qui sont les nôtres devant la classe ouvrière, nous avons dénoncé et combattu la surenchère et les provocations des gauchistes se réclamant du maoïsme, de l'anarchisme ou du trotskisme. Cependant, ces groupes continuent à s'agiter. Parmi eux, des aventuriers, des personnages troubles, des renégats. » [Retour]

2. Il ne faut pas oublier que la majorité était à 21 ans en Mai 68. Cela signifie que les étudiants étaient toujours considérés comme mineurs. C'était particulièrement vrai en ce qui concerne les relations sexuelles. Outre la majorité à 18 ans depuis 1974, la fameuse libération sexuelle a surtout pour origine, sur le plan pratique, la possibilité de contraception, autorisée en France à partir de 1967 précisément (loi Neuwirth). Sur le plan symbolique, la cause de cette libération était plutôt le cinéma (dès 1956, Vadim créa Bardot avec Et Dieu créa la femme, et les films de James Bond contribuèrent au « sea, sexe and sun », dans Dr. No (1962) avec Ursula Andress, par exemple). On doit essayer d'imaginer, aujourd'hui, la frustration accumulée jusqu'en 1967-1974. [Retour]

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