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Référence - Mai 2008

Guy Debord : La société du spectacle (1967)

Guy Debord, pape de l'Internationale situationniste (ou IS), ce mouvement post-surréaliste, post-lettriste, devenu marxiste, a publié La société du spectacle (Buchet Chastel, 1967), juste avant l'explosion de Mai 68. Son livre, dans un style hégéliano-marxiste, sous forme de paragraphes numérotés, caractérise marxistement ce qu'il appelle « le spectacle » comme le stade achevé du capitalisme et du règne de la marchandise. Sa radicalité hautaine a frappé de stupeur la communauté intellectuelle de gauche et d'extrême gauche, et même quelques esthètes de droite, qui ne s'en sont toujours pas remis.

L'échec de l'internationale situationniste s'est manifesté dès l'origine par une sorte de malentendu. La fascination que l'IS a suscitée relève précisément de l'ambiguïté initiale du livre de Guy Debord. Les prophètes sont très souvent pythiques, spécialement pour ceux qui ne lisent que les titres des livres. Le « spectacle » signifie moins l'apparence que la procuration. L'objectif étant de se réapproprier sa propre vie. On reste quand même dans l'ordre de la représentation. Mais surtout dans celui du jeu de mot, sur le principe philosophique de l'abus d'abstraction.

De façon très cohérente, sous réserve du décodage de ce malentendu initial, les « pro-situs », qui admiraient cette radicalité et mourraient d'envie de faire partie du club, ont été désavoués comme suiveurs ! Les membres de l'IS ont d'ailleurs fini par s'exclurent mutuellement, conséquence de la surenchère hégéliano-marxiste, qui fit progressivement éliminer de l'IS « les artistes » par « les révolutionnaires ». Les étudiants soixante-huitards étaient de bons élèves (même quand ils étaient mauvais en classe). Et les bons élèves en font toujours trop. L'unification sous le terme spectacle relevait davantage d'une coquetterie stylistique ou d'un aveu inconscient : cette radicalité spectaculaire était surtout de la frime. Le titre de la revue Potlatch, dont les membres ont constitué ensuite le groupe et la revue Internationale situationniste, désigne un rituel indigène d'Amérique du nord qui consiste en une surenchère de destruction ostentatoire pour humilier un clan adverse. Il aurait toujours dû être évident que le potlatch se réduit à la super-frime ! En faire une valorisation du don gratuit relève de l'imbécillité universitaire qui consiste à répéter comme un bon élève sa leçon qui idéalise, encore de nos jours, un phénomène exotique mal analysé.

Une fois le surcodage situationniste décodé (et la baudruche marxiste dégonflée par l'histoire), bizarrement, la radicalité du texte de Guy Debord subsiste au moins comme prophétique. Sa principale faiblesse découle de cette nécessité de l'essai de devoir récapituler les analyses en les réinterprétant sous l'artifice de la variation sur le (terme) spectacle. Énumérons, puisqu'il faut énumérer :

1) Le capitalisme est considéré assez justement comme une machine qui tourne pour elle-même, où le spectacle exprime le fait qu'il semble avoir oublié les besoins que la production était sensée satisfaire. Malgré une relative anticipation, biais propre aux intellectuels, d'un état d'abondance qui n'était pas encore réalisé au niveau mondial (et qui ne l'est toujours pas), Debord remarque que l'outil industriel pourrait réaliser cette abondance rêvée, mais continue de rêver. Ainsi peut s'expliquer la critique, au cours des années 68, de la « société de consommation » (encore qu'un certain passéisme soit souvent plus probable). Nous avons d'ailleurs aujourd'hui encore le « travailler plus, pour gagner plus » (c'est-à-dire pour consommer plus). Le langage adéquat de cette critique serait actuellement celui du développement durable et de la décroissance [1].

2) Une critique féroce des syndicats et des partis politiques de gauche procédant de la connaissance de l'histoire du mouvement social, et des courants antistaliniens de son époque, aboutit chez Debord, assez classiquement, à l'idéalisation de l'expérience des conseils ouvriers (en particulier des spartakistes des années 20). Le « spectacle » de la gauche correspond ici à la désillusion de l'étudiant qui ne se résout pas à la simple reproduction rituelle de mythes auquel il ne croit plus. Finalement, on apprend quelque chose à l'université ! Tandis que les étudiants gauchistes faisaient du zèle pour se faire accepter par un Parti Communiste qui y voyait précisément une dangereuse concurrence (voir « De Mai 68 à mai 2008 »), le bas clergé du PC ne supportait pas l'intellectualisme des étudiants considérés comme des petits-bourgeois. Ce rendez-vous manqué tombait bien, puisque les situs, élitistes plus qu'avant-gardistes, ne voulaient pas de troupes. Ce qui peut aussi consister à « faire de nécessité vertu ».

3) La réflexion de Debord sur le temps et le pouvoir commet évidemment l'erreur classique d'aboutir à la justification de ce que l'on sait, comme tout bon devoir de bon élève. Par sa récapitulation critique de l'histoire jusqu'au système capitaliste mondialisé, Debord exige une prise de conscience par l'homme de sa propre histoire dans une belle synthèse hégéliano-marxiste. Il identifie assez justement le passage du temps cyclique au temps marchand mesurable, dont l'amélioration de la productivité aboutit au métro-boulot-dodo. Sans doute considère-t-il un peu trop aristocratiquement que « l'intendance suit  » (comme son contemporain De Gaulle [2]). Le « spectacle » qu'il critique est alors banalement le fait que le temps gagné serve seulement à regarder la télévision.

4) L'ouvrage de Debord est marqué par l'obsession, « critique-critique », issue du marxisme ou de l'anarchisme qui oublie de voir la permanence de la vie sous les structures. L'organisation sociale et architecturale du « temps spectaculaire » n'est que la forme contemporaine réalisée de cette quête collective. Le « vivre sans temps mort », propre aux soixante-huitards, a toujours été présent dans les manifestations historiques. Debord ne propose finalement que le modèle classique de l'artiste, dont on pourrait dire, selon ses analyses, qu'il constitue une « manifestation séparée ». Alors que chez les penseurs réactionnaires, la forme dégradée de cette critique est une idéalisation aristocratique du passé, le « situationnisme [3] » est la tentative inaboutie d'idéalisation aristocratique du présent. Souvent, « Vivre vite » ne permet pas de « savoir regarder l'herbe pousser ».

5) L'urbanisme situationniste confronté à la mondialisation achevée (ou anticipée comme telle) tend à régresser à l'idéalisation de la communauté primitive, en discréditant cet universel concret par la critique de la marchandisation. La critique de la « séparation », chère à Debord, chute régulièrement dans le refus de connaître cela même qu'elle découvre. La négation du spectacle, univers du voir spéculatif, est rejetée par une idéalisation de la praxis marxiste. Tout ce qui apparaît (les « déterminations » des philosophes) est perçu comme indigne. En niant l'histoire de son apparition à la conscience, Debord refuse au fond simplement le mouvement réel de l'histoire. Cette illusion de l'unité était le propre de la société archaïque. La pensée de Debord est hégélienne en cela qu'elle pense en négatif. Il veut connaître la fin de l'histoire parce qu'il ne supporte pas que l'histoire ne soit finalement écrite nulle part. Dans cette histoire rêvée, Debord tend d'ailleurs à conclure sur la négation du rôle de l'individu, par conformisme marxiste. Il rejoint d'ailleurs sur ce point la négation du sujet du structuralisme qu'il critique (voir « Lévi-Strauss : Race et histoire »).

6) D'emblée, le choix du terme « spectacle » était malheureux qui niait autant le rôle nécessaire de la représentation que celui de la procuration, oubliant la validité ou le rôle cathartique du théâtre, des spectacles, de l'art en général. Car l'époque était centrée sur la « fin de l'art ». Le marché de l'art, qui n'a pas de limite, a été capable d'absorber cette critique. Depuis, l'art n'en finit plus de finir. L'élitisme sans troupes organisait la rareté. Et ce qui est rare est cher. Au fond, les situationnistes n'étaient que des artistes qui parlaient boutique. La « séparation » de Debord opposait simplement l'acteur (l'artiste) à cet « homme méprisable qu'est réellement le spectateur ». C'était bien la peine d'exclure les artistes de l'IS ! Le romantisme révolutionnaire est resté romantique, et l'hypothèse Marx s'est révélée inutile, exceptée finalement comme une sorte sophistiquée (pour ne pas dire « spectaculaire ») d'art conceptuel.

Une réserve cependant à la valeur des images. On ne peut pas dire que Debord n'a vu le verre qu'à moitié plein. Atteint de polynévrite alcoolique, il s'est suicidé le 30 novembre 1994.

Jacques Bolo

Bibliographie

Coffret : Guy Debord contre le cinéma

Alice BECKER-HO, Guy DEBORD, Le Jeu de la Guerre : Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d'une partie

Guy DEBORD, Mémoires

Christophe BOURSEILLER, Vie et mort de Guy Debord: 1931-1994

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Voir aussi :

Notes

1. Cet aspect du livre peut aussi se lire comme un plagiat verbeux de Paul Lafargue. Le petit livre, Le droit à la paresse, de ce vulgarisateur du marxisme, est au fond la clé de toute la théorie situationniste, et finalement de la vie même de Guy Debord lui-même. La sous-estimation de l'originalité de la pensée de Lafargue est sans doute l'erreur du XXe siècle productiviste. L'élitisme de l'internationale situationniste montre précisément l'origine intellectualiste de cette incompréhension : le rejet de la vulgarisation (de la démocratisation) par les élites et leur préférence littéraire pour l'obscurité métaphysique. [Retour]

2. Il était un peu suspect de considérer les conseils ouvriers comme la solution quand un slogan favori des situationnistes est « ne travaillez jamais ». Les intellectuels de Mai 68 ont eu un peu trop tendance à rechercher la légitimation par une surenchère ouvriériste, qui se pliait au productivisme dominant en contradiction avec leurs propres aspirations, mieux exprimées par la solution théorique explicite de Lafargue. [Retour]

3. Les situationnistes, en bons intellectuels puristes, ne veulent pas qu'on utilise pour eux le terme « situationnisme » qui leur paraît spéculatif par opposition à leur pratique. Cette opposition dogmatique à toute théorie mérite donc impitoyablement cette désignation. [Retour]

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