Guy Debord, pape de l'Internationale situationniste (ou IS), ce mouvement post-surréaliste, post-lettriste,
devenu marxiste, a publié La société du spectacle (Buchet Chastel, 1967), juste avant l'explosion de Mai 68. Son livre, dans un style hégéliano-marxiste, sous forme de paragraphes numérotés, caractérise
marxistement ce qu'il appelle « le spectacle » comme le stade achevé du capitalisme et du règne de la
marchandise. Sa radicalité hautaine a frappé de stupeur la communauté intellectuelle de gauche et
d'extrême gauche, et même quelques esthètes de droite, qui ne s'en sont toujours pas remis.
L'échec de l'internationale situationniste s'est manifesté dès l'origine par une sorte de malentendu. La
fascination que l'IS a suscitée relève précisément de l'ambiguïté initiale du livre de Guy Debord. Les
prophètes sont très souvent pythiques, spécialement pour ceux qui ne lisent que les titres des livres. Le
« spectacle » signifie moins l'apparence que la procuration. L'objectif étant de se réapproprier sa
propre vie. On reste quand même dans l'ordre de la représentation. Mais surtout dans celui du jeu de mot,
sur le principe philosophique de l'abus d'abstraction.
De façon très cohérente, sous réserve du décodage de ce malentendu initial, les « pro-situs », qui
admiraient cette radicalité et mourraient d'envie de faire partie du club, ont été désavoués comme
suiveurs ! Les membres de l'IS ont d'ailleurs fini par s'exclurent mutuellement, conséquence de la
surenchère hégéliano-marxiste, qui fit progressivement éliminer de l'IS « les artistes » par « les
révolutionnaires ». Les étudiants soixante-huitards étaient de bons élèves (même quand ils étaient
mauvais en classe). Et les bons élèves en font toujours trop. L'unification sous le terme spectacle relevait
davantage d'une coquetterie stylistique ou d'un aveu inconscient : cette radicalité spectaculaire était
surtout de la frime. Le titre de la revue Potlatch, dont les membres ont constitué ensuite le groupe et la
revue Internationale situationniste, désigne un rituel indigène d'Amérique du nord qui consiste en une
surenchère de destruction ostentatoire pour humilier un clan adverse. Il aurait toujours dû être évident
que le potlatch se réduit à la super-frime ! En faire une valorisation du don gratuit relève de l'imbécillité universitaire qui consiste à répéter comme un bon élève sa leçon qui idéalise, encore de nos jours, un phénomène
exotique mal analysé.
Une fois le surcodage situationniste décodé (et la baudruche marxiste dégonflée par l'histoire),
bizarrement, la radicalité du texte de Guy Debord subsiste au moins comme prophétique. Sa principale
faiblesse découle de cette nécessité de l'essai de devoir récapituler les analyses en les réinterprétant sous
l'artifice de la variation sur le (terme) spectacle. Énumérons, puisqu'il faut énumérer :
1) Le capitalisme est considéré assez justement comme une machine qui tourne pour elle-même, où le
spectacle exprime le fait qu'il semble avoir oublié les besoins que la production était sensée satisfaire.
Malgré une relative anticipation, biais propre aux intellectuels, d'un état d'abondance qui n'était pas
encore réalisé au niveau mondial (et qui ne l'est toujours pas), Debord remarque que l'outil industriel
pourrait réaliser cette abondance rêvée, mais continue de rêver. Ainsi peut s'expliquer la critique, au
cours des années 68, de la « société de consommation » (encore qu'un certain passéisme soit souvent plus
probable). Nous avons d'ailleurs aujourd'hui encore le « travailler plus, pour gagner plus » (c'est-à-dire
pour consommer plus). Le langage adéquat de cette critique serait actuellement celui du développement
durable et de la décroissance [1].
2) Une critique féroce des syndicats et des partis politiques de gauche procédant de la connaissance de
l'histoire du mouvement social, et des courants antistaliniens de son époque, aboutit chez Debord, assez
classiquement, à l'idéalisation de l'expérience des conseils ouvriers (en particulier des spartakistes des
années 20). Le « spectacle » de la gauche correspond ici à la désillusion de l'étudiant qui ne se résout
pas à la simple reproduction rituelle de mythes auquel il ne croit plus. Finalement, on apprend quelque
chose à l'université ! Tandis que les étudiants gauchistes faisaient du zèle pour se faire accepter par un
Parti Communiste qui y voyait précisément une dangereuse concurrence (voir « De Mai 68 à mai 2008 »), le bas clergé du PC ne supportait pas l'intellectualisme des étudiants considérés comme des petits-bourgeois.
Ce rendez-vous manqué tombait bien, puisque les situs, élitistes plus qu'avant-gardistes, ne voulaient pas
de troupes. Ce qui peut aussi consister à « faire de nécessité vertu ».
3) La réflexion de Debord sur le temps et le pouvoir commet évidemment l'erreur classique d'aboutir à
la justification de ce que l'on sait, comme tout bon devoir de bon élève. Par sa récapitulation critique de
l'histoire jusqu'au système capitaliste mondialisé, Debord exige une prise de conscience par l'homme
de sa propre histoire dans une belle synthèse hégéliano-marxiste. Il identifie assez justement le passage
du temps cyclique au temps marchand mesurable, dont l'amélioration de la productivité aboutit au métro-boulot-dodo. Sans doute considère-t-il un peu trop aristocratiquement que « l'intendance suit » (comme
son contemporain De Gaulle [2]). Le « spectacle » qu'il critique est alors banalement le fait que le temps gagné serve seulement à regarder la télévision.
4) L'ouvrage de Debord est marqué par l'obsession, « critique-critique », issue du marxisme ou de
l'anarchisme qui oublie de voir la permanence de la vie sous les structures. L'organisation sociale et
architecturale du « temps spectaculaire » n'est que la forme contemporaine réalisée de cette quête
collective. Le « vivre sans temps mort », propre aux soixante-huitards, a toujours été présent dans les
manifestations historiques. Debord ne propose finalement que le modèle classique de l'artiste, dont on
pourrait dire, selon ses analyses, qu'il constitue une « manifestation séparée ». Alors que chez les
penseurs réactionnaires, la forme dégradée de cette critique est une idéalisation aristocratique du passé,
le « situationnisme [3] » est la tentative inaboutie d'idéalisation aristocratique du présent. Souvent, « Vivre vite » ne permet pas de « savoir regarder l'herbe pousser ».
5) L'urbanisme situationniste confronté à la mondialisation achevée (ou anticipée comme telle) tend à
régresser à l'idéalisation de la communauté primitive, en discréditant cet universel concret par la critique
de la marchandisation. La critique de la « séparation », chère à Debord, chute régulièrement dans le refus
de connaître cela même qu'elle découvre. La négation du spectacle, univers du voir spéculatif, est rejetée
par une idéalisation de la praxis marxiste. Tout ce qui apparaît (les « déterminations » des philosophes) est perçu comme indigne. En niant l'histoire de son apparition à la conscience, Debord refuse au fond
simplement le mouvement réel de l'histoire. Cette illusion de l'unité était le propre de la société
archaïque. La pensée de Debord est hégélienne en cela qu'elle pense en négatif. Il veut connaître la fin
de l'histoire parce qu'il ne supporte pas que l'histoire ne soit finalement écrite nulle part. Dans cette
histoire rêvée, Debord tend d'ailleurs à conclure sur la négation du rôle de l'individu, par conformisme
marxiste. Il rejoint d'ailleurs sur ce point la négation du sujet du structuralisme qu'il critique (voir « Lévi-Strauss : Race et histoire »).
6) D'emblée, le choix du terme « spectacle » était malheureux qui niait autant le rôle nécessaire de la
représentation que celui de la procuration, oubliant la validité ou le rôle cathartique du théâtre, des
spectacles, de l'art en général. Car l'époque était centrée sur la « fin de l'art ». Le marché de l'art, qui
n'a pas de limite, a été capable d'absorber cette critique. Depuis, l'art n'en finit plus de finir. L'élitisme
sans troupes organisait la rareté. Et ce qui est rare est cher. Au fond, les situationnistes n'étaient que des
artistes qui parlaient boutique. La « séparation » de Debord opposait simplement l'acteur (l'artiste) à cet
« homme méprisable qu'est réellement le spectateur ». C'était bien la peine d'exclure les artistes de l'IS ! Le romantisme révolutionnaire est resté romantique, et l'hypothèse Marx s'est révélée inutile, exceptée
finalement comme une sorte sophistiquée (pour ne pas dire « spectaculaire ») d'art conceptuel.
Une réserve cependant à la valeur des images. On ne peut pas dire que Debord n'a vu le verre qu'à moitié
plein. Atteint de polynévrite alcoolique, il s'est suicidé le 30 novembre 1994.
Jacques Bolo
Bibliographie
Coffret : Guy Debord contre le cinéma
Alice BECKER-HO, Guy DEBORD, Le Jeu de la Guerre : Relevé des positions successives de toutes les forces au cours d'une partie
Guy DEBORD, Mémoires
Christophe BOURSEILLER, Vie et mort de Guy Debord: 1931-1994
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