Le petit livre de Michéa, Les Mystères de la gauche, rejoint le nouveau courant de la gauche populaire. Dès le début, une note (p. 10) vise les mesures sociétales du gouvernement Hollande et les écologistes qu'il considère comme l'incarnation de la gauche libérale. Son sous-titre indique bien que Michéa assimile la condamnation du libéralisme économique à celle du libéralisme politique. Sarkozy avait aussi assimilé les soixante-huitards à Wall Street. Tout ceci n'est finalement que la thèse du Parti communiste contre les gauchistes de Mai 68, considérés comme des petits-bourgeois, que Clouscard avait développée, et qui est reprise actuellement par Soral. Mais comme un discours ouvriériste maximaliste était bien dominant chez les gauchistes d'alors, j'avais envisagé que les permanents communistes refusaient plutôt la concurrence d'une nouvelle génération plus instruite qu'eux. Michéa a simplement l'avantage d'élever le niveau, sans reconnaître que l'existence même de son travail, et de ses lecteurs instruits, contredit ses thèses. Le bobo n'est que le résultat de la généralisation de l'augmentation du niveau d'étude. Ce qui élimine la légitimité d'une avant-garde politisée guidant des masses incultes (qui reprenait la tradition catholique).
Pour justifier historiquement sa position, Michéa commence par rappeler, à juste titre, que le terme « gauche » désignait la gauche parlementaire au XIXe siècle. Il correspond à ce qu'on appellerait aujourd'hui des libéraux, par opposition aux socialistes qui ne participaient pas au pouvoir pour ne pas gérer le capitalisme. Mais c'est un peu anachronique. Le problème du XIXe siècle était plutôt le rétablissement de la République, après la Restauration et l'Empire. La situation clandestine du courant républicain favorisait un certain complotisme visant au renversement du pouvoir. Les socialistes ont maintenu la tradition. Objectivement, dès que la république s'est réinstallée, la social-démocratie et la participation parlementaire de gauche ont été immédiates. Michéa fait semblant de considérer que la stratégie antiparlementaire du syndicalisme révolutionnaire ou des anarchistes était la seule possible. Mais les contemporains jouaient sur tous les tableaux, comme l'indiquait la célèbre citation de Lénine sur l'emploi de « tous les moyens, même les moyens légaux ».
La position de Michéa est claire. Il considère en fait tout simplement que le tournant de la trahison du socialisme est le droit-de-l'hommisme de l'Affaire Dreyfus ! Cela consiste à récuser les « droits bourgeois ». Cette réminiscence marxiste-léniniste correspond simplement à la politique « classe contre classe » du Komintern de l'époque stalinienne, contre la social-démocratie (ou en France, à refuser la participation au gouvernement du Cartel des gauches). Ce refus du libéralisme et des droits de l'homme par Michéa, comme le disait Durkheim, en fait simplement un antidreyfusard au nom d'un populisme qui s'exprimait dans les ligues antisémites d'alors. Sa gauche est plutôt celle du Parti populaire français (PPF) collaborationniste de Doriot. C'est le socialisme des imbéciles.
Michéa croit s'autoriser de la common decency d'Orwell, dont il a fait son étendard. Mais Orwell était anticolonialiste quand Michéa appartient à la tendance Finkielkrautienne, contre la repentance (p. 33) qui considère l'antiracisme comme une déviance bobo. Les références de Michéa sont vraiment biaisées, car l'anti-impérialisme et l'anticolonialisme ont bien marqué la première moitié du XXe siècle. Ils servaient même largement à justifier les luttes sociales par l'internationalisme. On peut lui accorder que l'hypocrisie prolétarienne consistait à profiter du pillage des colonies, dans l'Empire français comme dans le Commonwealth. Orwellien, en effet.
Michéa est aussi sournoisement manipulateur en se revendiquant de Marx à n'en plus finir. Son populisme serait suspect s'il l'appuyait sur Proudhon qui a mauvaise réputation à ce propos. Son socialisme national ouvriériste serait rejeté s'il se revendiquait de Staline, sans parler de Doriot. Michéa a le culot de s'appuyer sur Orwell, qui avait laissé dans l'histoire le livre culte de l'antitotalitarisme, 1984, avant que Michéa n'exhume son apologie des petites gens. Mais Michéa fait un contresens à ce sujet. La common decency correspondrait davantage à la solidarité humanitaire de Frisette que désavoue Giraudoux dans le passage fortement antisémite de son livre Pleins pouvoirs. Et c'est bien sa détestation du colonialisme anglais en Inde qui avait provoqué la prise de conscience politique d'Orwell.
Si on peut admettre que, philosophiquement, « le socialisme, au départ, est une réaction contre le libéralisme de la société française » (p. 40), il ne faut pas oublier que l'antilibéralisme est précisément un courant qui s'oppose à la gauche parlementaire, c'est-à-dire effectivement aux républicains libéraux, voltairiens et positivistes du XIXe siècle, au nom du populisme charitable de la doctrine sociale de l'Église, du Syllabus de Pie IX (1864) jusqu'à Pétain. Dans une même optique rétrograde, le fameux livre de Max Scheler, L'Homme du ressentiment, proposait une organisation sociale médiévale où chacun savait rester à sa place sous la protection bienveillante des nobles et de l'Église. C'était l'idéologie féodale du romantisme allemand du XIXe siècle.
Par ses impostures, Michéa arrive à s'attirer les bonnes grâces de la gauche de la gauche, en panne d'alternative crédible, en entonnant, à n'en plus finir, la rengaine contre le libéralisme cosmopolite et contre l'universalisme abstrait... qui prétend abolir les discriminations (p. 98-100). La Pensée Finkielkraut a encore frappé en jouant sur des arrière-pensées (sur le mode « Je me comprends » – auquel j'avais eu l'occasion de répondre, « Tout le monde comprend très bien »). Car il est bien question, très explicitement, de « limiter les droits au nom d'une préférence morale, philosophique, politique » (p. 117) en prenant des exemples extrêmes et le repoussoir de Hayek pour le justifier. Mais ce ne sont généralement pas les droits de Hayek qu'on limite.
Il faut noter d'ailleurs que même l'argument anthropologique du don, en plus de son côté rousseauiste biaisé (il s'agit en fait d'une comptabilité de proximité), correspond plutôt, chez Michéa, au don privé qui choisit à qui il veut donner, contre le « communisme de caserne » et la « neutralité axiologique libérale » (p. 102). Michéa fera aussi le coup du socialisme comme « universel concret » par opposition à « universel abstrait » des libéraux (ce que Milner avait aussi tenté sous une forme plus scolastique). Cette critique de la classique « neutralité axiologique » de Max Weber correspond effectivement à la bureaucratie sociale-démocrate dans ce qu'elle a d'égalitaire, par opposition à une société de castes favorisant certains. Curieusement, ce refus de l'assistanat envers les mauvais pauvres concerne plutôt ce qu'on appelle, en Europe, le « libéralisme américain », c'est-à-dire le conservatisme des Tea parties. Et c'est à eux que s'opposent les liberals du parti démocrate. Les racistes aiment jouer sur les mots pour entretenir la confusion chez les imbéciles. Michéa n'a pas tort, finalement, de dire que les libéraux sont de gauche. Il se trompe seulement de côté de l'Atlantique.
Michéa a tendance à prendre ce qui l'arrange dans ses références affichées, qu'il utilise surtout comme argument d'autorité. Mais on voit qu'au nom de la tradition française, sa République de salauds (tout le monde peut jouer sur les mots) élimine finalement la liberté, l'égalité et la fraternité. Sa conception féodale des rapports sociaux correspond bien à la doctrine économique et sociale du pétainisme, et pas seulement sous la forme d'une sorte de planisme.
Au final, la seule véritable question qui se pose est de savoir si cette confusion intellectuelle totale est une des causes de son livre ou si elle constitue un de ses projets.
Jacques Bolo
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