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Références / Philosophie / Conneries - juillet.2007

Jean-Claude Milner, qu'as-tu fait de ton savoir ?

Jean-Claude Milner, Le Juif de savoir, coll. « Figures », ed. Grasset, Paris, 2006, 224 p.

J'ai déjà traité de l'émission d'Alain Finkielkraut qui accueillait Jean-Claude Milner pour parler de son livre (voir « Pensée française contre pensée allemande »). La conversation (avec Catherine Clément) effleurait quelques questions prometteuses à l'écoute. Sans trop d'illusions, je suis allé voir. Je n'ai pas vraiment été comblé par ce frottement au savoir absolu. Considérons qu'il s'agit au mieux d'un brouillon. Mais dans ce domaine aussi, ce qui compte, ce sont les préliminaires...

Pourquoi faut-il que les universitaires fassent autant de cinéma ? Essayer de justifier une thèse, la plus sophistiquée possible, par la forme allusive de l'essai littéraire, n'éclaircit pas la question qu'elle prétend traiter. Quand il s'agit de la question du savoir absolu, c'est vraiment dommage.

D'abord, pourquoi donc lier « juif de savoir » et « savoir absolu ». Au moins, le livre de Morin (voir : « Morin : Universalisme concret ») identifiait bien le rôle de certains juifs dans l'apparition de la modernité. Au point, cependant, comme je le disais alors, de faire de la modernité une sorte de « complot marrane », où l'on pourrait aussi voir une autre exagération académique. La différence entre les deux auteurs peut se réduire au passage d'une proposition particulière (« certains juifs sont des hommes de savoir ») chez Morin, à une proposition universelle (« le nom juif » incarne le « savoir absolu ») chez Milner.

Et pourquoi le « savoir absolu » ? Parce que le savoir absolu se déploie en langue allemande et que la Shoah fait le lien sémantique avec les juifs ? En fait, chez Milner, le « savoir absolu » est considéré comme le savoir en soi, qui est lui-même un savoir « sans objet ». Mais « sans objet » est pour lui simplement un jeu de mots sur le sens grammatical qui dit « absolu » un verbe « sans objet » (c'est-à-dire « sans compléments ») : « savoir », au lieu de « savoir quelque chose ». La phénoménologie (« toute connaissance est connaissance de quelque chose ») semble récusée, sans être mentionnée, ni la question vraiment traitée. Tout semble reposer simplement sur une allusion au « savoir absolu » de Hegel, sans en justifier sa validité (la philosophie comme name dropping est un phénomène courant). Et pourquoi « savoir » d'ailleurs pour traduire Wissenschaft, au lieu de « connaissance ». Ne serait-ce pas seulement pour en faire un verbe, d'où le fameux « verbe absolu », pour pouvoir aboutir au « savoir absolu » ? La logique se veut sans doute hégélienne. Ou est-ce une allusion à Heidegger, qui préfère notoirement les verbes aux noms (comme il préfère la Physis active à la Natura prétendument passive) ?

Et pourquoi parler de « nom » juif ? Autre jeu de mot en forme d'allusion biblique sans doute. Le « terme » ou le « mot » (juif) auraient suffi la plupart du temps. Mais cela n'aurait pas permis l'acception de « figure du juif ». Milner est linguiste aussi. Quand il parle du nom (qu'il considère donc comme un verbe), parle-t-il du signifiant (son), du signifié (sens), du référent (chose) ? Faudrait-il donc y voir un grand retour à la grammaire classique ? Si le signifiant, le signifié et le référent « juif » sont appelés « nom », on peut bien alors considérer que le nom « savoir » est un verbe « absolu ». La régression confusionniste est antérieure à une référence biblique. Elle remonte au chaos initial.

La faute en revient au style lacanien. Milner confond « recherche » (savoir pour le savoir) et « recherche » (préciosité). Il confond aussi « formalisme » (niveau abstrait) et « formalisme » (surcodage inutile). Le savoir contemporain n'est pas hermétisme. Notons d'ailleurs qu'il en découle (comme pourrait dire Heidegger) que le savoir n'est pas seulement un résultat, il est aussi transmission (comme pourrait dire Finkielkraut). S'il faut utiliser des « figures », une forme parfaite pourrait être la fable classique, avec sa morale, qui contient son interprétation – pour éviter les délires interprétatifs. Mais la philosophie comme « auto-fiction » (ici dans un sens original) est le genre à la mode.

Sur le fond, la question de l'universalisme, je pourrais être d'accord avec Milner. Mais sur le fond, on est toujours d'accord. Puisque c'est cela, au fond, la question de l'universalisme. Le savoir est ce qu'on arrive à comprendre et à exprimer sur le monde, sur « quelque chose », qui reste le même. Ce n'est pas seulement le « nom » qui n'a aucune importance. Ce qu'il faut comprendre c'est que les pommes tombaient déjà avant Newton. Il n'a pas changé le réel. Le mouvement apparent du Soleil n'a pas changé avec la connaissance qu'on a du mouvement de la Terre. Newton ou Copernic ont changé la connaissance, pas le monde.

Les philosophes se polarisent trop sur les mots et oublient les choses. Ils se prennent un peu trop pour le Dieu des juifs dont la parole crée le monde. La parole de Paul, « Ni juif, ni Grec», évoquée par Milner, ne signifie pas qu'il n'y a pas de juifs, et pas de Grecs, pas d'hommes et pas de femmes, pas d'esclaves et pas d'hommes libres. Elle ne signifie pas qu'il faut tuer les juifs, comme le comprend peut-être Heidegger... Faudrait-il voir dans les équations milnériennes une tentative d'explication ? Cela ne signifie pas non plus que les nazis soient antisémites à cause de Paul, et surtout pas à cause de la citation en question (qui contredirait plutôt l'antisémitisme chrétien). L'explication relève davantage de la sociologie (tant pis pour Finkielkraut) que de la terminologie.

Par contre, Milner est certainement dans le vrai quand il montre, en étudiant les textes pour ce qu'ils sont, que Heidegger répond en fait à Max Weber. Oui, la philologie permet de restituer la problématique originale masquée par l'universalisme verbal des philosophes [1]. Les faux débats qui en résultent peuvent être tranchés par le seul moyen de la contextualisation. Il en découle aussi que : soit Heidegger est bien l'idéologue du nazisme (ce qui est un peu gênant du fait de la fascination de nombreux philosophes juifs – juifs de savoir – pour sa pensée) ; soit Heidegger est simplement victime de l'allusion (comme mauvaise méthode philosophique), et de son propre contexte (par emprunt, effectivement compromettant, au vocabulaire nazi).

La non-distinction des mots et des choses a peut-être bien, après tout, certaines conséquences philosophiques. Car du point de vue du référent, il n'y a pas de problème : « Ni Grec, ni juif » signifie simplement « e pluribus unum » [unité dans la diversité]. Le défi de l'universel est celui de voir l'humain derrière les apparences (Grec, juif, homme, femme, maître, esclave). Ce défi ne peut pas se limiter, comme dans la dernière partie du livre de Milner, à une toujours allusive [2] théorie du complot antisémite, spécialement de la part de juifs renégats, dont le « nom » devient alors « juifs de négation [3] ». Tout ça pour ça !

Jacques Bolo

Bibliographie :

Jean-Claude MILNER, Les juifs de savoir

Edgar MORIN, Le monde moderne et la question juive


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Notes

1. Jean-François Revel parlait à ce propos du faux universel « qui n'est lisible que par ceux qui sont au courant du particulier [...] et perd toute signification dès que l'allusion n'est plus comprise » (Pourquoi des philosophes ?, p. 112). Voir « Pensée française contre pensée allemande » sur le même sujet milnérien. [Retour] 

2. La méthode allusive a un avantage, c'est de ne pas avoir à nommer ses adversaires : Edgar Morin, Alain Badiou, Jacques Rancière... ? [Retour] 

3. Milner aurait-il subitement oublié le travail du négatif hégélien ? [Retour] 

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