Le hasard fait bien les choses. Ce livre de Beauvoir est une sorte de synthèse étrange de deux livres que j'ai commentés le mois dernier, L'Amie prodigieuse et La Révolte des masses. Comme le premier, ces Mémoires d'une jeune fille rangée se révèlent au final surtout l'histoire d'une amitié admirative de l'auteur pour une jeune camarade de classe. Comme le second, le parcours social de départ et d'arrivée oscille de la décadence aristocratique à la haute intelligentsia. Les évolutions ne se font pas sans drames dans les deux cas.
Alors que le roman d'Elena Ferrante exprime la voix de l'enfant, les mémoires de Beauvoir ont un peu trop tendance à anticiper ce qu'on connaît d'elle plus tard. Dans la mesure où le livre ne prétend pas être un roman, les souvenirs paraissent un peu trop détaillés pour être honnêtes. Beauvoir semble construire sa légende personnelle en relevant un peu trop souvent des moments où l'enfant ferait preuve d'une maturité philosophique très décalée. Spécialement pour la période la plus précoce, les commentaires de l'auteur donnent à l'enfant une voix d'institutrice ou de chaperon. Mais ça pouvait peut-être passer dans le style d'après-guerre.
Élitisme aristocratique
L'intérêt principal du roman aurait pu être l'autre parallèle avec l'essai d'Ortega y Gasset, dans le compte rendu de cette enfance au sein d'une famille de la petite aristocratie, malgré sa décadence financière. Chez son père surtout, la nostalgie de ce rang perdu s'accrochait au maintien de privilèges qui n'existaient plus. Simone de Beauvoir s'obstine à parler de « bourgeoise » (sans doute par conformisme marxiste des années 1958) alors qu'il s'agissait bien de noblesse, malgré ses dénégations concernant son père : « Son nom, certaines relations familiales, des camaraderies d'enfance, des amitiés de jeune homme, le convainquirent qu'il appartenait à l'aristocratie » (p. 47).
Tout le reste l'illustre pourtant. L'école privée religieuse de la petite Simone lui a fait côtoyer sinon la vraie élite, tout au moins celle qui avait des moyens suffisants pour croire en faire partie. Désargentés, les Beauvoir envisageront même fugacement l'école publique. Simone vouvoie son amie Zaza. La religion était le cadre dominant sur fond royaliste (p. 168). La méthode traditionnelle s'en ressentait : sa jeune soeur « se sentait souvent humiliée aussi la disait-on orgueilleuse et ces demoiselles, en bonnes éducatrices, avaient soin de l'humilier davantage » (on se souviendra que la méthode avait été transmise à l'école laïque du bon vieux temps).
Il est dommage que Simone de Beauvoir se soit finalement intéressée à la philosophie. Elle aurait pu comprendre que ses Mémoires relevaient plutôt d'une « ethnologie participante » de ce milieu social limité au début du XXe siècle, entre paroisse et vacances d'été au château de son grand-père ou dans la propriété de son oncle.
L'antidreyfusisme maurrassien constituait l'horizon intellectuel que la jeunesse de la petite Simone n'a pas permis d'approfondir et qui ne devait pas beaucoup intéresser Beauvoir, bien qu'elle signale plus tard (p. 311) son indignation à l'occasion d'une ratonnade des métèques et des juifs en pleine bibliothèque de la Sorbonne ! L'originalité paternelle consistait à compenser sa déchéance dans le théâtre amateur et les goûts littéraires de son temps dont la jeune Simone se démarquera progressivement. Mais les prétentions aristocratiques demeurent de façon dérisoire : « Je me trompais quand je le croyais résigné. [...] Il manifestait par [un] exhibitionnisme agressif qu'il n'appartenait pas à leur espèce [aux voyageurs de troisième classe...]. Dans les tranchées, il avait tout naturellement parlé le même langage que ses camarades. Il nous raconta avec amusement que l'un d'eux avait déclaré : « Quand Beauvoir dit merde, ça devient distingué. » Pour prouver sa distinction, il se mit à dire merde de plus en plus souvent [...] Il s'appliquait si bien à paraître trivial qu'à la fin, personne sauf lui ne pouvait penser qu'il ne l'était pas » (pp. 232-233). Ce sont les risques de l'élitisme qui veut surtout se démarquer de la concurrence des nouveaux venus que son père jugeait avec condescendance : « Les 'lumières' sont l'apanage de la bourgeoisie. Certains individus des couches inférieures réussissent des prouesses intellectuelles, mais ils conservent quelque chose de 'primaire' et ce sont généralement des esprits faux. » (p. 171). Cela nous rappelle Ortega y Gasset ou Scheler (outre la question de la « bourgeoisie » confondue avec la noblesse).
Beauvoir finira donc par être sévère avec ce père qu'elle admirait passionnément plus petite, mais en glissant dès le début quelques jugements anticipés : « Mais si mon père fut un lecteur passionné, il savait que l'écriture exige de rebutantes vertus, des efforts, de la patience ; c'est une activité solitaire et le public n'existe qu'en espoir. Le théâtre en revanche apportait à ses problèmes une solution privilégiée. L'acteur élude les affres de la création ; on lui offre, tout constitué, un univers imaginaire où une place lui est réservée » (p. 48). Ces mauvaises fréquentations avaient dû avoir leur effet : « Mon père ne croyait plus ; les plus grands écrivains, les meilleurs penseurs partageaient son scepticisme ; dans l'ensemble, c'était surtout les femmes qui allaient à l'église. » (p. 179). On sait que cette incroyance était aussi le cas de Maurras.
La condition féminine est déterminante. Ce qui annonce effectivement la suite. Mais plus spécifiquement, dans ce milieu où le destin aurait été de chercher à faire un beau mariage, l'absence de dot condamnait donc explicitement la jeune fille à travailler et à rester célibataire, sans doute pour ne pas risquer de déchoir ! « Vous, mes petites, vous ne vous marierez pas, répétait souvent [mon père]. Vous n'avez pas de dot, il faudra travailler » (p. 138). Malédiction familiale sans doute. Le grand-père maternel avait été ruiné par les emprunts russes non remboursés par les bolcheviques : « Par suite de la faillite de bon-papa, la dot de ma mère n'avait pas été payée » (p. 95). Beauvoir n'y verra pas un éventuel reproche envers la famille de sa mère. Et à plusieurs reprises, ses relations mondaines expriment que les partis intéressants ne sont pas pour elle, pièce rapportée que son rang fait admettre dans le beau monde, mais pas au point de concrétiser. Mme Mabille (mère de Zaza) l'exprimait clairement : « Les Beauvoir sont des gens hors classe » (p. 362). Les déclassés ont tendance à s'incruster.
Idéalisme inquiet
Cette absence de perspective sociale conforme à ses fréquentations fait se réfugier Beauvoir dans la lecture et l'amitié admirative pour sa nouvelle camarade de classe Zaza ou plus tard dans la fascination intellectuelle pour des garçons plus âgés. Mais Beauvoir commente davantage sa vie intérieure que son milieu. On en est réduit à se contenter de la lente évolution d'une jeune conscience empêtrée dans l'intériorité idéaliste. Cela rend les Mémoires assez réalistes, si on veut bien comprendre le réalisme comme les limites de cette intériorité.
Le monde des livres est finalement le seul univers de cette jeune fille rangée . Un univers très encadré, et censuré - avec des épingles sur un chapitre de La Guerre des mondes (p. 109). La mère lit les correspondances (p. 156). Car les mauvaises lectures font perdre la foi (p. 110). C'est d'ailleurs ce qui arrivera progressivement à la suite des lectures interdites en cachette (p. 146, 180). Athéisme en termes quand même un peu religieux : « Soudain, tout se taisait. Quel silence ! La terre roulait dans un espace que nul regard ne transperçait, et perdue sur sa surface immense, au milieu de l'éther aveugle, j'étais seule. » (p. 182) Mais la loi morale en soi maintient une forme de kantisme spontanée chez la petite Simone : « J'avais cessé de croire en découvrant que Dieu n'exerçait aucune influence sur mes conduites : elles ne changèrent donc pas quand je renonçais à lui » (p. 182). C'est par contre un bon argument ontologique contre le classique « si Dieu n'existe pas, tout est permis. »
On se dit que tout cela est très anticipé. Décidément, la religion et la philosophie sont des rationalisations a posteriori. L'erreur est de considérer qu'elles expliquent les comportements en situation. Beauvoir use assez souvent de ce procédé anachronique : « J'ignorais sous quelle forme et par qui je serais reconnue » (p. 119) et plus loin : « Pourquoi mon lot n'est-il pas d'aimer un homme comme celui-ci qui partagerait mon goût pour les idées et pour l'étude, à qui je tiendrais par la tête autant que par le coeur » (p. 310) qui nous rappellent quelque chose. Ses doutes d'enfant sur les contradictions des adultes (la charité, sauf pour les Boches, p. 174, etc.) paraissent orientés vers ses idées postérieures, même s'il faut bien commencer (comme tout le monde). Sur l'avortement : « Ce qui se passait dans mon corps ne concernait que moi ; aucun argument ne m'en fit démordre » (p. 249), paraît prématuré : à la rigueur sous une autre forme.
On peut constater un comportement plus réaliste à propos d'une attaque de l'Action française contre Démocratie nouvelle : « Les Camelots du roi attaquent les partisans de Marc Sangnier et leur firent boire de l'huile de ricin », Beauvoir note : « papa et ses amis s'en amusèrent beaucoup. » Son amie Zaza trouva ça infect. « J'étais acculée à prendre parti : mais je n'y connaissais rien et je ne décidais pas » (p. 175). La loi morale au-dessus d'elle montre plutôt une dépendance à l'opinion familiale, qui accepte les réponses bateau, comme un enfant le ferait pour le père Noël. On voit que la cohérence prétendument recherchée et l'amitié sont secondaires. Pourtant, dans ces Mémoires, c'est d'habitude Zaza qui se soumet constamment à l'influence de sa mère quand Simone marque sa prise progressive d'indépendance. Mais les limites de l'exercice introspectif bergsonien restent bien sûr qu'on ne sait pas ce qui se passe dans la tête des autres. La savante Beauvoir aurait pu gloser que le béhaviorisme sait qu'on ne constate que les comportements.
À travers cette petite fille qui grandit, on assiste bien à l'introspection d'un milieu où l'on mesure l'influence concrète de l'éducation religieuse. Beauvoir commence par jouer avec sa soeur à reproduire les histoires de la Bible. Avec ses progrès, une bonne élève fait du zèle : « Je dédaignais les fadeurs de la morale au profit de la mystique. Je priais, je méditais, j'essayais de rendre sensible mon coeur à la présence divine. Vers douze ans, j'inventais des mortifications » (p. 176). Bien plus tard, la pièce Charles VI de Paul Fort, trop dure à supporter, fait fuir Simone et Zaza du théâtre (p. 201). Car l'époque était néanmoins bouleversée par les nouveaux écrivains, Barrès, Gide, Claudel, Mauriac et par le choc de la Première Guerre mondiale. Le doute s'insinuait : « Ils réclamaient le droit de regarder les choses en face et de les appeler par leur nom, seulement comme ils n'avaient pas l'intention de bousculer la société, ils se bornaient à étudier leur état d'âme » (p. 254-255). C'est aussi ce qu'on constate chez Beauvoir tout au long du livre.
Le milieu traditionaliste résistait à l'évolution, spécialement celle des jeunes filles : « Mme Mabille refusait catégoriquement que Zaza entreprît l'an prochain un diplôme d'études, elle redoutait que sa fille devînt une intellectuelle » (p. 362). Et Mme Mabille se repliait sur son monde : « Je ne comprends pas qu'un croyant fréquente un incroyant » (p. 366). Redoutant surtout l'influence de Simone sur Zaza, elle le lui faisait savoir : « Je hais les intellectuels » (p. 377). L'affaire Dreyfus avait laissé des traces dans les salons : « Les bien-pensants voulaient l'anéantissement des intellectuels » (p. 378). Toutes les contradictions de la jeune Simone venaient de la double contrainte d'être bonne élève pour faire ce que voulaient ses parents en devenant professeur alors qu'ils détestaient l'école publique, que son père méprisait les fonctionnaires et la cuistrerie des profs (p. 236). C'était surtout lié à son sexe : « Quel dommage que Simone ne soit pas un garçon, elle aurait fait polytechnique » (p. 233).
Sexualité sublimée
Évidemment, la condition spécifique des jeunes adolescentes encourage la sublimation religieuse ou idéaliste déjà présente chez les littérateurs. Les « tout est vanité », « le désir d'infini », « Je sais tout » (pp. 298-299) indiquent aussi que la chair est triste. « Malgré mon rationalisme, les choses de la chair restaient taboues pour moi. » (p. 381). L'éducation sexuelle se fait par bribes, par une conversation inachevée avec une cousine plus âgée (pp. 112-113), sur un morceau de journal servant de papier toilette (p. 133), par des allusions romanesques (comme tout le monde à l'époque). Plus tard, la confession de cette connaissance à sa mère, soulagée de ne pas avoir à la transmettre, s'accompagne surtout de la consternation devant l'aveu de l'incroyance (p. 226). Il lui fallait bien préparer sa fille au risque des études supérieures pour une jeune fille (p. 221). Plus généralement, le corps est surtout perçu comme la négation de l'esprit par la jeune chrétienne. À ses premières règles : « Mon père [...] fit une allusion à mon état : je me consumais de honte. J'avais imaginé que la confrérie féminine dissimulait soigneusement aux hommes sa tare secrète. En face de mon père, je me croyais un pur esprit : j'eus horreur qu'il me considérât soudain comme un organisme. Je me sentis à jamais déchue. » (p. 134).
La conception de la sexualité est assimilée sur le mode idéaliste kantien précédent de la-loi-morale-en-soi (quoique peu critique) : devenue étudiante : « Je rejetais Le Dieu des corps de Jules Romains parce que le plaisir n'y est pas décrit comme un avatar de l'esprit » (p. 382). Néanmoins, les tantes voulaient pourtant que les garçons (fils de famille) soient plus entreprenants (p. 218). Toujours dans l'anticipation, Beauvoir nous dit : « Je m'entêtais donc, en dépit de l'opinion publique, à exiger des deux sexes une identique chasteté » (pp. 219 ou 191). Elle aurait pu aussi envisager, de la part des tantes, un réalisme a posteriori contre des principes abstraits qui provoquent une inexpérience dans les relations.
Tout au spiritualisme, les interdits s'étaient déjà révélés triviaux dès que la petite fille a pris connaissance de leur nature matérielle (p. 116). Mais l'idéalisme éthéré se maintint tardivement, étudiante, quand elle croisa Nizan, sa femme et son enfant : « Je trouvais gênant que des époux fussent rivés l'un à l'autre par des contraintes matérielles : le seul lien entre des gens qui s'aiment aurait dû être l'amour » (p. 428). C'est toujours très chastement que Simone adolescente fantasmait sur son cousin Jacques, même après son départ pour l'Afrique. Elle découvrit tardivement ses frasques (p. 416) sans que cela change trop ses rêves de petite fille. Notons que cette chasteté était partagée par certains garçons, quand Clairaut (Gandillac) se refuse à une amoureuse (p. 408).
Cette irréalité était plutôt un enfermement social. Quand elle assista à une arrestation d'un maquereau hué par la foule : « Je crus que j'allais tomber sur le trottoir ; j'entraînai Stépha [gouvernante un été chez son amie Zaza] ; les lumières, les rumeurs des boulevards, les filles fardées, tout me donnait envie de hurler. « Mais quoi, Simone, c'est la vie. » D'une voix posée, Stépha m'expliquait que les hommes n'étaient pas des saints. Bien sûr, tout ça, c'est un peu « dégoûtant », mais enfin ça existait, et même ça comptait beaucoup, pour tout le monde. » (p. 381). Inutile de dire que Mme Mabille (mère de Zaza) considérait Stépha comme un danger dont elle se méfiait : « D'ailleurs je suis sûre que ce n'est pas une vraie jeune fille » (p. 364). Simone s'était déjà aperçue de l'idéal social de son milieu d'origine avec ses anciennes camarades de classe quand elle avait commencé ses études : « Pour s'adapter à leur existence de fille à marier, elles commençaient à s'abêtir » (p. 230).
Ces moeurs paraissaient archaïques même à des étrangers, pourtant encore plus catholiques : Stépha était polonaise. « Son père possédait à Lwòw une grosse fabrique de bonbons. [...] Elle avait voulu profiter de ses vacances pour pénétrer dans l'intimité d'une famille française : elle en était éberluée. Je me rendis compte le lendemain combien, en dépit de sa parfaite éducation, elle choquait les gens de bien ; gracieuse, féminine, auprès d'elle nous avions l'air, Zaza, ses amies et moi-même, de jeunes nonnes. » (p. 364). À la mère de Simone qui en parlait, Mme Mabille accusa Stépha de ne pas tenir sa place : « Je ne connais pas Stépha. Je connais Melle Avdicovitch qui a été gouvernante de mes enfants » (p. 400).
Ce cadre irréaliste laisse néanmoins parler le corps. Simone pleure tout le temps, modèle chrétien de la sentimentalité : elle pleure avec sa soeur (p. 195) ; « Je pleure, donc j'aime, me dis-je avec ravissement. Dix-sept ans, j'avais l'âge » (p. 227) ; « Pendant la moitié de la nuit, je pleurai » (p. 282) ; « j'aimais sentir la brûlure de mes yeux » (p. 303), etc. Reste d'un idéal de mortification, du « don des larmes », en somme.
Fanatisme !
La conjonction de ces contraintes psychologiques et intellectuelles fait découvrir à Beauvoir une synthèse dans l'admiration de l'action du catholique Robert Garric qui « vivait en ascète dans un immeuble populaire de Belleville. [...] Il avait découvert dans les tranchées les joies d'une camaraderie qui supprimait les barrières sociales » (p. 236) et avait fondé les Équipes sociales qui se dévouaient au progrès social par la culture et l'amitié entre les classes « car il n'est pas possible [...] que le progrès social sorte d'une lutte dont le ferment est la haine » (p. 237). Son mouvement « groupait, à travers toute la France, environ dix mille adhérents, garçons et filles, et douze cent enseignants » (p. 237). On assiste alors au mécanisme anthropologique générique d'une conversion express !
« Je rentrai à la maison exaltée ; [...] soudain je m'immobilisai ; les yeux fixés sur la moquette à la trame usée, j'entendis au-dedans de moi une voix impérieuse : « il faut que ma vie serve ! il faut que dans ma vie tout serve ! » Une évidence me pétrifiait : des tâches infinies m'attendaient, j'étais toute entière exigée ; si je me permettais le moindre gaspillage, je trahissais ma mission et je lésais l'humanité. « Tout servira », me dis-je la gorge serrée ; c'était un serment solennel [...] » (p. 238).
Sa révolte contre sa famille et son milieu s'exprime par sa tenue : « Je devins une souillon » (p. 239). Cet « appel auquel je répondais avec fanatisme » (p. 241) se manifestera d'ailleurs surtout par la découverte de nouveaux auteurs, Gide, Péguy, et de nouvelles lectures boulimiques, Claudel, Jammes, Valéry, Le grand Meaulnes, au point de voler des livres à la bibliothèque (pp. 244-245). Sous l'influence de son cousin Jacques : « La littérature pris dans mon existence la place qu'y avait occupé la religion [...] les livres que j'aimais devinrent une Bible » (p. 245).
On conteste ses choix. Bizarrement, sa mère lui conseille des lectures scientistes plus terre à terre (p. 246) alors que son père reste classique. Beauvoir interprète sa révolte avec un conformisme marxiste maladroit : « Seul l'individu me semblait réel, important : j'aboutissais fatalement à préférer à ma classe la société prise dans sa totalité. [...] Je ne comprenais pas pourquoi mon père et tout son entourage me condamnait. J'étais tombée dans un traquenard ; la bourgeoisie m'avait persuadée que ses intérêts se confondaient avec ceux de l'humanité. » (p. 250). Aurait-elle dû avoir les goûts de sa classe ou des déclassés ? Les disputes avec sa famille deviennent plus fréquentes à mesure que Simone s'affirme : « Dès que j'ouvrais la bouche, je donnais barre sur moi, et on m'enfermait à nouveau dans ce monde dont j'avais mis des années à m'évader [...] ou d'avance tout est classé, catalogué, connu, compris et irrémédiablement jugé » (p. 252).
L'individuation correspond simplement à la trajectoire personnelle, le moment où l'on se sépare de ses parents et où l'on doit l'assumer (ce que ne fait pas Zaza). Outre la relation générale parent/enfant au moment de ce sevrage, l'aspect rituel de son monde est plus aristocratique que bourgeois. Beauvoir se sent étrangère en devant s'y conformer : « vivre, c'est mentir » (p. 253). Mais l'exaltation reste celle d'une jeune fille. Elle est néanmoins partagée entre ce gourou : « Je dévorais Garric des yeux.... » (p. 268) et son cousin Jacques.
L'éloignement de Simone d'avec sa famille qui résiste à son indépendance se poursuit à son entrée à l'université (p. 292). Après ses désirs de grandeur littéraire (p. 247), la philosophie lui apporte une distance. « J'abandonnais Gide et Barrès » (p. 301), malgré quelques rechutes ; « Je recopiais des pages de Schopenhauer, de Barrès » (p. 302). Faudrait savoir (ou relire). Toujours dans l'exaltation romantique frisant le nihilisme : « L'inquiétude, à la longue, c'était fade ; je préférai les outrances de la pure négation » (p. 306).
Rencontres universitaires
Mais la solution oscillait toujours entre spiritualisme et idéalisme. À la conception sentimentaliste de la foi de Zaza, prisonnière de son milieu catho-tradi, Simone répondait en s'évadant dans la littérature subjectiviste comme ses maîtres à penser : « Ce que je rêvais d'écrire, c'était le roman de la vie intérieure » (p. 272) tout en restant mystique par intermittence (p. 341). Ses études de philosophie confirmeront la tendance : « Je n'avais pas de doctrine arrêtée ; du moins savais-je que je rejetais Aristote, Saint-Thomas, Maritain et aussi tous les empirismes et le matérialisme. En gros, je me ralliais à l'idéalisme critique » (p. 306). Le problème des intellectuels en général et des étudiants en particulier est toujours de partir d'opinions de deuxième main sur le monde (d'où la critique d'intellectualisme naïf par les réacs) au lieu de l'étude de la réalité (ce qui fera plus tard le succès de Beauvoir).
On s'aperçoit du drame de l'étudiant confronté à ses lectures mal digérées : « Je détestais le conformisme, tous les obscurantismes, j'aurais voulu que la raison gouvernât le monde ; à cause de cela, la gauche m'intéressait. Mais toutes les étiquettes me déplaisaient : je n'aimais pas que les gens fussent catalogués. Plusieurs de mes condisciples étaient socialistes ; à mes oreilles, le mot sonnait mal ; un socialiste ne pouvait être un tourmenté ; il poursuivait des objectifs à la fois profanes et limités : a priori, cette modération m'ennuyait. » (p. 311). Ses amis plus engagés n'en savent pas beaucoup plus qu'elle.
L'époque est mythique pour l'intelligentsia française. La jeune Simone, rare fille dans ces milieux étudiants, profite de ses amitiés intellectuelles masculines. Reçue en philosophie générale seconde après Simone Weil, elle est d'abord cataloguée selon le milieu dont elle est issue, fréquentant le normalien « tala » (de : « ceux qui vonT À LA messe ») Jean Pradelle (pseudonyme de Merleau-Ponty dans ces Mémoires) qui avait voulu connaître une des filles qui l'avait précédé dans le classement (p. 320). Elle côtoiera de nombreux auteurs devenus célèbres : Daumal et Vailland qui l'ignoraient (p. 342-343), Pierre Clairaut (Maurice de Gandillac), Daniel Lagache, Aron (p. 359) Lévi-Strauss (p. 388), Nizan, André Herbaud (René Maheu), Sartre qu'elle fréquente enfin (p. 408).
Cette période est surtout celle où la fille sage se dévergonde, sort dans les bars et écume les clubs de Paris (pp. 318-319, 354), elle abuse des gin-fizz qu'elle vomit dans le métro (p. 333). Un soir, elle allume des voyous et ça faillit mal tourner (p. 357), car la naïve Simone « prenait toujours les gens tels qu'ils se donnaient ; je ne les soupçonnais pas d'avoir une autre vérité que leur vérité officielle » (p. 369), ou tout au moins le prétend-elle, car on peut soupçonner plutôt une certaine naïveté à penser cela d'elle-même... Beauvoir finit par se sentir enfin à sa place à la Bibliothèque nationale (p. 374). L'époque l'incite à se dire « un coeur de femme, un cerveau d'homme » (p. 390) sans cette « attitude de challenge » des féministes américaines (p. 389).
Indétermination
Au final, on est un peu déçu par ces mémoires. On aimerait plus de réflexions sur ses lectures et sur le début intellectuel de sa vie académique au lieu des péripéties de sa vie intérieure enfantine. Progressivement, elle passe de Herbaud (Maheu) à Sartre (pp. 440-450) mais cela ne suscite pas beaucoup plus de détails philosophiques. La préparation de l'agrégation laisse songeur : « Leibniz nous ennuyait et il fut décidé que nous le connaissions assez » (p. 441). Sans doute n'est-elle pas assez sûre d'elle quand même en face des garçons. Herbaud (qui est l'auteur du surnom de Castor pour Beauvoir, p. 426) « n'apprécia pas du tout cet effort de systématisation » quand elle propose un pluralisme individualiste comme impératif catégorique personnel (p. 424). C'est dommage. C'était une piste intéressante à creuser.
Un peu de philo vite fait par-ci par-là. Ces étudiants se gaspillent. Un dialogue expédié avec un professeur empiriste humien (pp. 402-403). Un final rapide sur Sartre : « en causant avec Sartre, j'entrevis la richesse de ce qu'il appelait la « théorie de la contingence », où se trouvaient déjà en germe ses idées sur l'être, l'existence, la nécessité, la liberté. » (p. 451). On aimerait que Beauvoir développe ce qu'elle en pensait de façon aussi détaillée qu'elle l'a fait pour ses errements spirituels de jeune fille idéaliste issue d'un milieu catholique. D'un roman personnel que son ami Clairaut (Gandillac) lui avait fait lire, elle dira : « Comment un garçon cultivé, et qu'on disait intelligent, avait-il pu perde son temps à raconter en phrases incolores d'aussi minables anecdotes ? » (p. 422). On pourrait retourner la politesse à ce que dit la grande Beauvoir de la petite Simone. Plus gentiment, on peut dire que son livre se réduit un peu à « la descente de l'esprit au coeur du sensible » (p. 407), comme ce qu'elle perçoit dans la peinture de Cézanne.
Beauvoir ne précise pas non plus davantage sa réponse à l'interrogation « Liberté et contingence » de son agrégation passée avec Sartre (p. 433). C'est quand même dommage, non ? Ces Mémoires intimistes, justement, se réduisent un peu aux déterminismes de son milieu et de son temps. Ethnométhodologie : son livre incarne bien la conscience des acteurs avec leurs propres mots et leurs limites. Une époque qui croyait trouver une philosophie dans la littérature. Expression d'une procrastination idéaliste où la philosophie est un déguisement de la religion. À bien des égards, cette question n'a pas été éclaircie jusqu'à aujourd'hui.
Jacques Bolo
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