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Société - Juin 2024

Michel Serres, C'était mieux avant (2017)

Résumé

Michel Serres nous parle de ce qu'il a connu de l'ancien monde que certains croient devoir regretter.

Michel Serres, C'était mieux avant, coll. « Manifeste », éd. Le Pommier/Humensis, Paris, 2017, 96 p.

Michel Serres (1930-2019) s'adresse aux râleurs qui prétendent que « c'était mieux avant » et comme il le dit très bien : « or, cela tombe bien, avant, justement, j'y étais » (p. 6). Comme dans son précédent livre, il utilise un sobriquet inutile de « grand-papa ronchon » pour les uns, en rappelant celui de « petite Poucette » pour les jeunes (filles) d'aujourd'hui (jeu de mots par allusion aux manipulations des téléphones portables). Michel Serres aurait dû admettre que l'on constate aussi que cette illusion passéiste a contaminé la jeunesse. Ce genre de généralisation philosophique mériterait une quantification sociologique des populations concernées. D'ailleurs, si on reste sur le cliché de la jeunesse moderniste et de la vieillesse rétrograde, on pourrait penser que c'était plutôt mieux avant sur ce point. Mais ce n'était sans aucun doute pas le cas non plus si on y regarde bien. Les représentations sociales d'une époque ont tendance à généraliser ce qui relève seulement de minorités actives.

Michel Serres commence par rappeler banalement les dictatures qui ont émaillé le XXe siècle : Mussolini, Franco, Hitler, Lénine, Staline, Mao, Pol Pot, Ceausescu et les guerres mondiales et locales, en se réjouissant (p. 8) que l'Europe soit en paix depuis 65 ans [sauf guerres coloniales et interventions donc]. On apprend qu'il a lui-même participé à l'intervention à Suez en 1956, avant l'Algérie. Comme il le demande : « la paix d'aujourd'hui, est-ce moins divertissant que ces guerres d'antan ? » (p. 9) en mentionnant l'idéologie raciste ou la guerre froide (pp. 13-14). Il faudrait envisager que le populo est avide d'adrénaline et de drames.

Serres mentionne aussi l'ancienne pollution sans contraintes légales (p. 17), il insiste sur les maladies sans sécurité sociale, avec les riches d'alors guère mieux lotis que les pauvres (pp. 22-23). On peut dire en effet que la médecine efficace a vraiment commencé seulement dans les années 1950. Serres souligne que la norme était de supporter la douleur (p. 27). Il note très justement que les éthiques stoïciennes diverses (philosophiques ou religieuses traditionnelles) devaient composer toutes avec cette réalité.

Question hygiène, dans sa jeunesse rurale, on faisait la grande lessive deux fois par an (p. 28). Les besoins naturels se faisaient dans un pot de chambre (p. 30). J'ai plusieurs fois rappelé la généralisation tardive de l'équipement des ménages, pas avant les années 1980-1990.

Confort des logements 1954 1962 1968 1975 1982 1990 2002
Baignoire ou douche 10,4 28,9 47,5 70,3 84,7 93,4 98,4
WC intérieurs 26,6 40,5 54,8 73,8 85,0 93,5 98,3
Sources : Recensements de la population et enquête Logement 2002, INSEE

Il n'y avait pas vraiment d'hygiène avant les années 1950 : « Le magazine Elle se lança non sans fracas en recommandant aux femmes de changer de culotte tous les matins. Chacun en riait sous cape, la plupart se scandalisaient, le reste trouvant impossible une telle exigence » (p. 31). Il rappelle le cas de la fièvre puerpérale des accouchements avant Semmelweis (p. 32). On en a entendu reparler à l'occasion de la crise du Covid en 2019-2020. La curiosité sociologique est plutôt qu'on a surtout constaté une résistance à la vaccination. Serres a un peu tendance à considérer que l'acceptation de la modernisation est générale, ce qui n'est pas le cas partout dans le monde. Il parle de l'hygiène douteuse après le sport, dans les dortoirs : « douche à cinq heures du matin, une fois par semaine » où personne n'allait, car il faisait trop froid (p. 54-55). C'était le temps des chambres non chauffées (p. 72).

Serres nuance l'exaltation actuelle de la nourriture naturelle du fait des maladies du passé : « dès l'âge de vingt ans, je contractais la fièvre aphteuse » (p. 64) et pour le jambon avec des vers, il note « ah, la provenance ! » (p. 65). Un rappel utile : « nous contractions donc la chiasse en famille au moins six fois par an » (p. 66). C'était le bon vieux temps de la biodiversité microbienne.

Serres insiste aussi sur la lourdeur des tâches ménagères féminines (allumer le feu, tuer la poule, la vider...), la tétée des nombreux enfants et leurs maladies (p. 33). J'ai déjà mentionné que la notion actuelle de « charge mentale » féminine me paraît une légende urbaine de féminisme de magazine pour minette au moment où elles ont leur premier enfant et doivent tourner un peu la page de leur vie insouciante d'ados (de petite Poucette). Pour les hommes, Serres rappelle le travail de force sans moyens mécaniques (pp. 34-35) ou le mal de dos des paysans (p. 52), conditions qui existent encore pour certains, surtout dans les pays moins développés.

Concernant sa spécialité d'historien des sciences, Serres rappelle aussi l'ignorance régnante au sein même de l'université : « les militants et leur maître Althusser ne savaient pas un mot de science, même économique, et condamnaient pourtant avec mépris la mécanique quantique, ancienne déjà et la biochimie récente comme sciences non prolétariennes [...]. En théorie, avant, c'était le bon temps » (pp. 37-38). Serres devrait signaler que c'est toujours le cas. Pour l'accès à la connaissance dans les bibliothèques : « un renseignement, une citation, pouvait nous coûter des journées de voyage et des heures de recherche » (p. 61). Serres préfère (comme moi) la situation avec Internet.

Il rappelle aussi ses souvenirs de marine (pp. 48-52), les calculs approximatifs de la position au sextant contre le GPS actuel (pp. 38-39). Les outils et gestes disparus  : remonter la montre, monter le seau à charbon, l'écriture à l'encre, le maréchal-ferrant ou les lavandières (pp. 40-42). Pour les voyages, il fallait huit jours de Marseille à Édimbourg (p. 57). Le trajet en train se faisait souvent debout dans le couloir pendant 5 à 9 heures. Ça m'est arrivé entre Dijon (où il fallait changer de train depuis Paris) et Nîmes, car à Dijon, les conscrits stationnés en Allemagne retournaient nombreux en permission.

Le pépé Serres a la dent dure sur ses contemporains : « je ne connais personne qui ait entendu le fameux appel gaullien du 18 juin. [...] Tout message nous parvenait brouillé » (p. 60). À propos de la nouvelle BNF, il note : « et quand grand-papa ronchon [Mitterrand] voulut faire maintenant comme avant, il fit construire, à frais gigantesques, quatre tours géantes où il entassa les livres d'antan » (p. 63). Il faudrait effectivement admettre que le seul intérêt actuel des bibliothèques est d'avoir des salles de travail parce que les chambres d'étudiants ou les appartements sont trop petits.

Une remarque anthropologique originale mentionne que chaque région avait son fromage qu'on appelait simplement « fromage de table »... Et « Après guerre, l'étal du [crémier] ressembla tout d'un coup à une carte de France où le général De Gaulle découvrit [...] leur diversité odorante, culturelle, ingouvernable [...et...] semblait ne pas se résigner à la diversité » (p. 67). Au passage, Serres rappelle que son accent occitan avait été sanctionné (note diminuée) à l'agrégation et « en Auvergne, les étudiants disaient en silence que je devais être italien » (p. 69).

Un point fort est aussi que Serres rappelle qu'il n'y avait pas beaucoup d'infos sur la sexualité : « une héroïne de la résistance, [...] institutrice de son état et enceinte de six mois, demanda pendant la guerre - c'est son obstétricien qui le raconte - par où passerait l'enfant à la naissance » (pp. 74-75). Sans parler des maladies vénériennes (p. 76). N.B. Ça ne veut pas dire d'énervement, mais MST !

Une petite déception néanmoins concerne la fin du livre où Michel Serres cède un peu trop facilement à la critique de la pub et des pavillons, de la solitude des villes (pp. 78-80). Il faudrait nuancer. Serres est connu pour avoir théorisé la crise écologique (pp. 87-88), pour laquelle il propose ici poétiquement, en matière d'adaptation, que l'humain dinosaure devienne petit oiseau (p. 91). Et il finit sur une critique jeuniste des vieux ronchons (p. 91). Sur ce point, j'ai déjà mentionné qu'à mon avis, il se fait des illusions sur les jeunes. Sinon, d'ailleurs, il n'aurait pas été nécessaire d'écrire ce petit bouquin.

Les aspirations (légitimes) actuelles invoquent trop légèrement une sorte d'ordre naturel, alors que l'état actuel du monde est le résultat d'une construction culturelle chaotique avec les biais issus largement du passé (c'est-à-dire des constructions chaotiques antérieures). On régresse ainsi facilement à l'idée passéiste d'un âge d'or, propre aux mythologies antiques reprises par des philosophes à la méthodologie trop scolastique. J'ai montré par exemple que la correction justifiée de Heidegger par Peter Sloterdijk, dans Règles pour le parc humain (1999), était bancale elle aussi. C'est normalement ce que devrait éviter la philosophie des sciences. Il faudrait ainsi mieux préciser la sociologie historique de la vie quotidienne, qu'ébauche ici Michel Serres, pour déterminer les contraintes techniques et scientifiques que toutes les étapes supposent. Et ne pas généraliser hâtivement au monde entier les progrès d'une toute petite partie du monde ou de l'élite.

Jacques Bolo

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