Quand on ouvre le livre de Michel Serres, Petite Poucette, on se dit : « C'est un peu court vieil homme ! » Bon. C'est la mode des petits opuscules. L'édition est en crise. Elle espère sans doute rééditer le joli coup du best-seller de Stéphane Hessel, Indignez-vous !, et ses quatre millions d'exemplaires.
Mais ça tient la route. Le livre de Serres porte sur la rupture civilisationnelle des nouvelles technologies, qu'il confronte méthodiquement à celles qu'ont produites les technologies passées qui nous sont devenues familières. Cette mise en perspective historique est le point fort du livre dans la mesure où Serres en maîtrise bien les aspects culturels ou scientifiques.
Serres affronte aussi sans complexe la réalité des pratiques éducatives contemporaines que d'autres déplorent. Il note assez justement que l'absence même d'écoute relève précisément de l'attitude active des élèves et des étudiants. La perte de concentration et d'attention est expliquée par la disponibilité des données et des références grâce à l'informatique, qui épargne une mémorisation systématique.
On peut se dire que Serres est quand même un peu optimiste, non pour idéaliser le sérieux des études passées, il ne faut pas se faire d'illusions sur ce point, comme le montre le niveau des élites actuelles. Mais il ne faudrait pas sous-estimer les problèmes possibles. Chaque système a ses avantages et ses inconvénients, hier comme aujourd'hui.
Mais Michel Serres fournit justement une clé de compréhension de la réalité nouvelle avec laquelle il va bien falloir composer. Il a raison de proposer une approche en terme d'interaction avec les nouvelles technologies ou même de posture. Manipuler des données hétéroclites pourrait permettre une pluridisciplinarité (toujours un peu dénigrée dans le monde académique). Paradoxalement, c'est ce qu'on appelle un peu à tort le virtuel (les études ont toujours été du domaine de l'abstrait) qui peut permettre de la réaliser. L'informatique concrétise la connaissance comme traitement de données.
Ceux qui y résistent sont précisément ceux qui fonctionnent sur le mode ancien de l'érudition, et qui se trouvent déclassés par la disponibilité universelle. La situation avait déjà changé depuis quelques décennies. La véritable différence avec les époques antérieures était tout simplement la profusion de données, de livres, les documents sonores et audiovisuels. Les professeurs ont toujours eu du mal à l'admettre. [L'occasion du soixantième anniversaire de la collection « Le livre de poche » a donné l'occasion de visionner une vidéo d'un opposant à cette culture de masse. Certains avaient peut-être oublié le niveau pharaonique de cet élitisme, ou pouvaient le sous-estimer.]
Michel Serres entérine cette nouvelle réalité (p. 19) : « Que transmettre ? Le savoir ? Le voilà, partout sur la Toile, disponible, objectivé. Le transmettre à tous ? Désormais, tout le savoir est accessible à tous. Comment le transmettre ? Voilà, c'est fait. »
Serres souligne l'aspect vertical de la transmission ancienne (que des Finkielkraut veulent maintenir). Le modèle de l'enseignement reposait sur la récitation, dont le seul intérêt était de servir de base commune. Mais ça tournait finalement un peu à la rengaine ou à la blague (sur le modèle d'Astérix). Il faut avoir quelques repères, mais le résultat était une sorte de fermeture en chapelles, qui persistaient dans les théories nouvelles des sciences humaines, contrairement aux sciences de la nature (malgré les rigidités académiques habituelles). Internet généralise la situation de confrontation et la mondialise effectivement. C'est là qu'est la vraie différence avec ceux qui se limitent à la récitation. Dans cette confrontation de deux modèles, on reconnaît la source, et les limites, des printemps arabes.
Le défaut de l'érudition consistait aussi à couper les cheveux en quatre à l'infini dans des classifications. La carte n'était jamais assez complète et aurait dû se confondre avec le territoire comme dans la nouvelle de Borgès. Serres a raison de penser que la légèreté culturelle qu'on reproche à la situation actuelle bénéficie au contraire de l'accès instantané aux données. Il s'inquiète quand même de la cohérence d'une connaissance disparate (sur le plan technique, c'est un problème traité par les « bases de données relationnelles » et l'intelligence artificielle).
Un petit défaut de ce livre est qu'il peut paraître trop frivole pour satisfaire le public savant et beaucoup trop érudit pour plaire au grand public. Il nécessite une ouverture d'esprit et peut surestimer ses lecteurs qui n'en maîtriseront pas toutes les références. De ce point de vue, le titre de « Petite Poucette » est un mauvais choix (et ses justifications discutables). Ce terme est connoté « livre de jeunesse » et rate sa cible qui devrait être les jeunes adultes. Ils n'aimeront sans doute pas être pris pour des enfants. Ceux qui croiront acheter un livre d'enfant seront trompés sur la marchandise. Les adversaires des nouvelles technologies ne seront sans doute pas convaincus (si seulement ils l'achètent) par une radicalité aussi totale qui accueille d'un aussi bon oeil les bouleversements que ces nouvelles technologies opèrent sur la société.
L'idée de la décollation de Saint-Denis pour représenter la séparation de la tête et du corps est une bonne idée, mais je ne suis pas convaincu par son utilisation systématique. Outre que c'est toujours dans la tête que ça se passe, il faut bien, comme on l'oppose aux nouvelles technologies, opérer des nouvelles synthèses dans le sujet lui-même. Il serait préférable de considérer que la notion de réseau était au contraire ce qui existait déjà auparavant chez les érudits et leurs analogies savantes. Leur erreur est donc de s'opposer à ce qui les caractérise eux-mêmes et qu'ils n'ont donc pas réussi à théoriser en restant pétrifiés par leurs pratiques habituelles.
La forme du livre de Michel Serres est, justement, un peu décousue. Il semble lui-même habité par ces nouvelles formes de connaissances. Ce qui confirme le préalable du réseau cognitif et confirme sa validité et ses limites. On peut admirer un aboutissement. Le monde extérieur a finalement rejoint son monde intérieur. C'est le nôtre.
Jacques Bolo
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