Quatrième de couverture
« Le ministre des Finances propose d’établir un impôt sur les pianos. C’est une réforme urgente ; elle est nécessaire à l’équilibre du budget. C’est, de plus, une mesure démocratique, en somme, et tout le monde est d’accord pour la voter.
— Seulement, interviennent les socialistes, il faudra en dégrever les musiciens professionnels.
— Et aussi les maîtres à danser, répondent les radicaux qui représentent les classes moyennes.
D’autres surviennent :
— Dégrevons les parents de trois enfants vivants.
— Et les familles qui ont un fils sous les drapeaux.
— Ceux qui ont passé dix ans aux colonies.
— Les membres du corps enseignant
— Les marchands de vins.
Finalement, l’impôt sur les pianos passe à une énorme majorité. Malheureusement il ne reste plus personne pour le payer... »
De la même façon, Robert de Jouvenel passera systématiquement au scalpel d’une rigueur curieusement indulgente le mécanisme des institutions, la réalité de la Chambre, les mœurs parlementaires, les cruelles réalités de l’exécutif, les contraintes de la magistrature, la cuisine de la presse. Ce petit opuscule devint un classique de la science politique.
Introduction
Ce petit livre de Robert de Jouvenel, La République des camarades, aurait pu n'être qu'un pamphlet antiparlementaire de ce début du XXe siècle où la République n'était encore guère assurée. La faiblesse du genre est de n'instruire qu'à charge en soulignant que le verre est à moitié vide. Le mérite constant
de Jouvenel a été de ne pas dissimuler qu'il était aussi à moitié plein.
Si certaines observations sur la vie parlementaire sous la IIIe République sont parfois datées, la validité
de la méthode, documentée et argumentée, élève son propos. Cet opuscule devint un classique de la
science politique. Jouvenel nous avait avertis : « Dans notre esprit, ce livre est sérieux. Nous nous
excusons de n'avoir point su l'écrire dans le ton des doctrinaires. » La liberté de ton qui s'exprime avec
tant de rigueur n'a nul besoin de s'excuser.
S'il était un reproche à faire à cet ouvrage, ce serait celui de pouvoir servir de mode d'emploi à ceux qui
n'auraient pas d'eux-mêmes l'idée de dévoyer les institutions. Mais cela supposerait naïvement que les
institutions sont parfaites et ne laissent pas de marges aux dérives. Le message exprimé par le titre,
soulignant la tendance oligarchique des nouvelles classes dirigeantes républicaines, ne peut évidemment
pas préférer le cadre aristocratique antérieur. Puisque ce dernier institutionnalisait précisément
l'oligarchie, jusqu'à l'arbitraire.
Sans doute, la conception philosophique dominante incitait-elle à concevoir la démocratie comme un
idéal, absolu, achevé, en comparaison duquel la République réelle paraissait bien médiocre. La
conception désenchantée qui en résulte, proportionnelle à l'idéalisme, persiste d'ailleurs encore de nos
jours. La démocratie est perçue comme un bloc, au point même d'être considérée de nos jours comme
la propriété innée de la civilisation occidentale, au lieu de l'envisager dans la perspective historique de
ses étapes successives et surtout imparfaites. Cette démocratie rêvée semble déjà formée dans ce bloc
de marbre qui n'attend que son sculpteur providentiel. Le rêve se transforme vite en cauchemar. Alors
que la démocratie réelle constitue plutôt un horizon résultant de contributions diverses, et aussi
incertaines, justement, que les coups de ciseau de l'artiste.
Jouvenel, malgré la persistance d'un tel désenchantement romantique, ne cède jamais à la diatribe ou aux
attaques ad personam du pamphlétaire, si fréquentes à l'époque. Il surmonte cette dérive grâce au travail
sur soi et sur le monde que produit l'observation minutieuse. Du pamphlétaire, ne subsistent que la
lucidité et l'irrévérence. Le début du XXe siècle était également celui de la naissance des sciences
humaines. Le pamphlétaire s'estompe progressivement derrière l'analyste.
La contribution de Jouvenel met en perspective les interactions entre les pouvoirs, exécutif, législatif et
judiciaire, et le quatrième pouvoir qu'est la presse. Jouvenel passera systématiquement au scalpel d'une
rigueur curieusement indulgente le mécanisme des institutions, la réalité de la Chambre, les contraintes
de la magistrature, les mœurs parlementaires, la cuisine de la presse. On peut le voir au travail pour
pointer les cruelles réalités de l'exécutif :
« Administrer, c'est signer. Il n'y a pas encore une heure que le ministre a pris possession de son
ministère, et déjà il voit surgir devant lui un fonctionnaire, qui lui tend une pièce, en lui montrant
l'endroit où doit figurer son paraphe. Cette scène est symbolique. Le chef de bureau qui est là,
respectueux et impératif, enseigne au ministre tout à la fois l'étendue de ses pouvoirs, et leurs
limites.
-- Voici, lui dit-il par toute son attitude, un ordre que vous n'avez pas donné, il se réfère à des
choses que, selon toute vraisemblance, vous ne connaissez pas. Nous l'avons conçu et rédigé
avant vous, en dehors de vous ; vous pouvez tomber : nous l'exécuterons même après votre départ.
Cependant nous avons besoin de votre signature et, sans elle, nous ne pouvons rien.
Et le ministre signe. Ainsi, il a connu en une minute toute la fierté qui s'attache au pouvoir et toute
la modestie qui convient aux entreprises humaines. Il détient désormais une grande puissance -
dont il est l'esclave.
Au début, le ministre essaie sans doute de savoir ce qu'il signe. Il voit alors les pièces s'amonceler
sur son bureau, ses subordonnés s'affolent, les commandes sont en retard, les paiements
deviennent irréguliers, les décisions restent en suspens, un immense désordre encombre toute
l'administration dont il a la garde. Il faut qu'il renonce. »
Finalement, le seul subterfuge que Jouvenel s'est autorisé est le reproche induit par le titre du livre lui-même, La République des camarades. Cette coquetterie pourrait gâcher la validité de son analyse auprès
de ceux, nombreux, que les relents pamphlétaires inciteraient au mauvais esprit. Car, étudiant lucidement
les effets structurels des institutions républicaines, Jouvenel aurait dû admettre la conséquence nécessaire
de l'humanité de ceux qui les mettent en œuvre. On ne sait que trop, aujourd'hui, que la vraie affectation
consiste à se vouvoyer à la télévision quand on se tutoie dans l'intimité. On peut imaginer deux frères,
ou plus fréquemment deux « camarades » de promotion, dans des partis politiques opposés. Et voudrait-on que des personnes qui se côtoient tous les jours fassent semblant de ne pas se connaître ?
Il faut donc voir dans ce titre, et ses conséquences, l'artifice académique de la thèse (cadre formel des
« doctrinaires » auquel l'hypocrite lecteur semble contraindre tout auteur). Comme c'est souvent le cas,
une thèse est finalement moins démontrée qu'elle ne constitue un prétexte, fondé sur un préjugé initial.
Mais sa réalisation démontre la fécondité du travail indispensable et toujours infini de l'observation.
Certes, et Jouvenel s'est trouvé dans cette situation, il faut bien produire une conclusion, comme on
arrête annuellement les comptes de la nation ou d'une entreprise. Mais le fond du problème est que
l'histoire de la démocratie continue. C'est de cela que l'auteur d'une étude doit rendre compte, comme
le fait si fidèlement celle de Jouvenel, autant que la démocratie consiste à rendre indéfiniment des
comptes à ses citoyens. Le mérite de Jouvenel n'en est que plus grand, contrairement à l'option idéaliste
de l'homme providentiel, de situer son travail dans le cadre de la recherche de meilleures institutions.
Jacques Bolo
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