Onfray et Nietzsche
L'année dernière, en 2009, je n'avais pas fait mon devoir de vacances, comme les années précédentes, après l'écoute de la longue série d'émissions estivales de Michel Onfray sur France culture. De 2006 à 2008, j'avais critiqué certains aspects de son travail dans les articles « L'appropriation n'est pas le vol », sur sa méthode d'étude et ses limites ; « Fondement libéral de la méthode philosophique », sur son incompréhension gauchiste de l'empirisme libéral ; « Onfray et le biographisme », sur son exigence maniaque de concordance de la vie et de l'oeuvre.
Les émissions de juillet-août 2009 portaient essentiellement sur l'opposition de Jean-Marie Guyau et Frédéric Nietzsche, « ombre et lumière » en quelque sorte, auxquels Onfray consacrait une dizaine d'émissions chacun. L'intérêt de l'exhumation de Jean-Marie Guyau, cet équivalent français de Nietzsche, soulignait l'influence de cet auteur oublié sur l'idéologie scolaire de la Troisième république qui aboutissait finalement à la justification d'un colonialisme raciste, face obscure de la République. Par opposition, alors qu'on aurait pu considérer Nietzsche comme l'inspirateur du nazisme, Onfray le dédouanait complètement en incriminant les mauvaises lectures qu'on en fait. Michel Onfray se fondait pour l'un et l'autre sur sa méthode de retour au texte, qui permet de s'affranchir d'idées reçues biaisées. Ce qui est de bonne méthode.
On aurait pu accepter les résultats de ces recherches dans la perspective matérialiste ou hédoniste qui est celle d'Onfray. Mais certains points se révèlent finalement assez peu convaincants. Les ruses de la raison sont ce qu'elles sont. Si Guyau a effectivement tenu un discours inégalitariste, le colonialisme n'était quand même pas le nazisme. L'idéologie républicaine manifestait un racisme de fait davantage qu'un racisme de droit. On peut d'ailleurs considérer le racisme colonial comme cynique, machiavélien, nietzschéen, si on veut. Il assume le constat de l'inégalité. Sur ce principe, la thèse des bienfaits de la colonisation est un hommage que le vice rend à la vertu. Concrètement, cela se manifeste par le fait que certains y croient sincèrement (et se comportent plutôt bien) alors que d'autres profitent de la situation pour se remplir les poches, avec tous les comportements intermédiaires (et la bonne ou mauvaise conscience qui va avec). C'est la condition humaine. Le problème de la relation entre l'idéal et le réel est une question philosophique classique qui permet d'exprimer ce genre de situations, pas de les résoudre. Une ontologie matérialiste correspond au principe de réalité. Onfray devrait y reconnaître ses propres thèses pragmatiques s'il maîtrisait toutes les conséquences de sa relecture de la tradition philosophique.
L'apologie de Nietzsche par Onfray, on pourrait dire sa canonisation, se fonde aussi sur une relecture minutieuse (malgré le ressassement fréquent de quelques rengaines). Cette justification est légitime si on considère qu'il faut expliquer la pensée de Nietzsche lui-même. C'est l'objectif déclaré d'Onfray dans ce que j'ai appelé son « biographisme ». Mais il est indéniable que le nietzschéisme a bien produit le nazisme (comme le marxisme a produit le stalinisme). Qu'il s'agisse d'une mauvaise lecture fait une belle jambe aux victimes de la barbarie nazie ! Le principe de réalité marche pour tout le monde. La loi est dure, mais c'est la loi.
Une limite de l'approche d'Onfray est cette idéologie d'instituteur qui distribue des bons et des mauvais points sur la seule lecture des textes sans considération des conséquences. En cela, Onfray dépend davantage de Guyau et de l'école laïque de la Troisième république, que du matérialisme (hédoniste en plus) qu'il revendique ! Chacun ses limites. Bon, on pourrait dire qu'Onfray est nietzschéen plutôt que « nietzschiste », comme on dit « marxien » et « marxiste », et on n'en parlerait plus. Mais le terme usuel est « nietzschéen », même pour les nazis (ce qui peut provoquer des malentendus – pédagogiques en particulier). Et surtout, finalement, la position d'Onfray revient à dire quelque chose comme : « chez Nietzsche, le véritable djihad est spirituel » !
Ne soyons pas bêtement anticléricaux ! On comprend ce genre de déclaration qui exalte le spirituel (mystique soufi, persane,... l'être plutôt que l'avoir, etc.). Cela peut être pour Nietzsche aussi bidon que chez les musulmans qui veulent se démarquer des terroristes sans les renier complètement, ce qui se comprend, mais ne résout rien. Disons que cela indique un problème, une confusion à éclaircir. Mais cette stratégie est le principe général de la philosophie idéaliste autovalorisante (l'esprit supérieur à la vile matière) que conteste pourtant le matérialiste hédoniste Onfray, très inconséquent sur ce coup. Le choix affirmé de Nietzsche de parler pour une petite élite incluait le risque d'être mal compris (y compris par cette petite élite autoaffirmée). Il faut en assumer stoïquement les conséquences. On ne juge pas les intentions, mais les résultats : c'est ce que devrait signifier l'obligation de vivre sa philosophie !
La crédibilité d'Onfray, outre le ridicule qui découle toujours d'une glorification trop appuyée, s'effondre totalement quand il se livre à une justification absolument incompréhensible du livre de Max Scheler, L'homme du ressentiment (1919), qui laisse penser qu'il ne l'a pas lu, ou pas compris ! Il se trouve que j'ai critiqué ce livre dans un article qui le résume à ceci : Scheler, converti au catholicisme, voulait exonérer le christianisme de la notion nietzschéenne de « ressentiment » en la réservant à la stigmatisation des socialistes, des chrétiens de gauche, des juifs,... des vieilles filles et des belles-mères ! Il produisit une répugnante bouillie pré-nazie dans la lignée d'un christianisme médiéval aristocratique. J'ai aussi montré dans la position de l'église d'alors une origine de la théorie du complot.
Onfray absout Scheler de tous ses péchés par la grâce de l'appartenance à la famille nietzschéenne. Cet esprit de chapelle est pitoyable. Scheler et ses contemporains ont fait une lecture simplement réactionnaire de la citation de Nietzsche : « Nihiliste est l'homme qui juge que le monde tel qu'il est ne devrait pas être, et que le monde tel qu'il devrait être n'existe pas ». Le rejet de l'idéalisme par Onfray, perçu comme une référence à ce qu'il appelle les « arrières mondes », lui fait tolérer ce machiavélisme de bazar (de classe de sciences-po) que Nietzsche a voulu maladroitement exprimer par l'insolite traduction littéraire qui caractérise son oeuvre. Mais la lecture dominante à la fin du XIXe siècle, et au début du XXe, en était bien romantique, passéiste et aristocratique, comme celle de Scheler et des nazis. Ce romantisme héroïque était pourtant bien un des thèmes centraux des conférences précédentes de l'université populaire de Michel Onfray. Y a que moi qui suis !
Guyau était davantage dans un schéma pédagogique concret quand il rédigeait des cours de morale après avoir pourtant écrit Esquisse d'une morale sans obligations ni sanctions. Sa problématique exprimait l'ontologie positiviste dominante au XIXe siècle sous forme déontologique là où Nietzsche était plus littéraire (ce qui distingue didactique et élitisme). Ce malentendu renvoie à l'impasse inexplicable que fait Onfray sur le positivisme, qui préfigurait les sciences humaines et enterrait la métaphysique. Onfray reproduit dans son oeuvre l'erreur récurrente de la philosophie occidentale qui n'a tout simplement pas assimilé ce nouveau cadre épistémologique, sans doute à cause de l'illusionnisme scolastique kantien.
La polémique Onfray / Freud
En publiant, début 2010, son livre sur Freud, Le Crépuscule d'une idole : L'Affabulation freudienne, Onfray anticipe sur le programme, annoncé en 2009, de ses conférences de l'été prochain. Car Freud est une référence constante de Michel Onfray. Dans ses interviews de promotion télévisées ou les articles répondant à ses accusateurs, il confesse d'ailleurs qu'il a commencé par enseigner la doxa freudienne qu'il récuse aujourd'hui. Que s'est-il donc passé ? Le scandale qu'il a causé est à la mesure de l'étonnement. La plupart des commentateurs ont accusé Onfray de tous les maux, y compris du classique antisémitisme, dès qu'on attaque le père de la psychanalyse. Ce scandale, on n'ose dire cette hystérie, est récurrent à la moindre critique. Mais Onfray ne fait que reprendre celles qui ont été produites régulièrement depuis des décennies. S'il s'interroge sur le freudisme, il pourrait aussi se demander pourquoi il n'était pas au courant, comme un nouvel adhérent du communisme qui feindrait d'ignorer les crimes du stalinisme.
Le véritable problème est l'application du dogme « biographiste » de Michel Onfray, principe emprunté expressément à Nietzsche, qui prétend qu'un philosophe doit mettre en pratique sa philosophie. Bête et discipliné, le substitut Onfray applique le protocole. Freud est jugé essentiellement sur sa vie personnelle. Cette méthode a évidemment provoqué la remarque qu'il s'agissait d'une critique ad personam (sans aucun intérêt, par surcroît). Ce qui n'identifie pas l'origine de l'erreur.
Onfray n'envisage pas, comme nous l'avons déjà vu pour Nietzsche, que la création de la psychanalyse échappe à son créateur. Et comme il conteste également que la philosophie soit essentiellement créatrice de concepts, il ne s'aperçoit pas que le succès indéniable de Freud réside précisément dans la vulgarisation de la psychanalyse. Les professionnels, jaloux de leur spécialisation, ne semblent pas considérer cela comme un argument non plus. Pourtant, Onfray utilise en permanence ces notions, il fait de toute théorie une simple « sublimation », et se livre ici au « meurtre du père ». Il reste dans la doxa freudienne ! La France n'aime décidément pas les bons élèves trop besogneux, qui lisent vraiment les textes et les appliquent comme de vulgaires Américains !
On peut considérer que la méthode d'Onfray de retour au texte original a déclenché le problème. Certes, ses opposants lui ont reproché de n'avoir pas consulté les archives Freud en Amérique (car les universitaires en veulent toujours plus), ou de ne pas s'être tenu au courant des derniers développements de la psychanalyse, ce qui est plus sérieux. Mais précisément, l'actualité récente consistait dans la contestation de la psychanalyse par les thérapies comportementales. Onfray a donc lu le fameux Livre noir de la psychanalyse (2005) qui s'attaquait à la psychanalyse en général et à Freud en particulier. Son livre dépend donc essentiellement de cette actualité [1], avec le délai nécessaire à la relecture des oeuvres de Freud et de ses épigones.
Onfray a sans doute été convaincu par un point important de cette contestation qui concernait la remise en cause des fameux cas cliniques freudiens, dont il était connu depuis longtemps qu'ils avaient été partiellement bidonnés. Les fameuses guérisons n'en étaient pas, et la psychanalyse avait parfois aggravé sérieusement les choses. Sur le plan strictement méthodologique, on parlerait aujourd'hui d'une fraude scientifique qui vaudrait effectivement le discrédit à son auteur. En étant indulgent, on pourrait considérer qu'il s'agit d'une légèreté coutumière en sciences humaines (surtout à l'époque), où l'on s'arrange un peu trop souvent avec des résultats partiels.
Un autre point fondamental concerne la transformation par Freud de l'interprétation de la « théorie de la séduction » en simple fantasme. Comme Onfray est obsédé par cette question de la pédophilie, il a donc sans doute considéré qu'il s'agit là d'une dissimulation digne de celles du Vatican. Ce point est théoriquement plus important, car il concerne le pansexualisme freudien. Généraliser des cas de pédophilie à une détermination sexuelle ontologique marque une confusion du normal et du pathologique. Un des problèmes de la psychanalyse est d'ailleurs de ne pas assez distinguer ce qui relève de la pathologie et ce qui relève de l'anthropologie, du particulier et du général. Le freudisme s'en est sorti par des références littéraires comme l'Oedipe (en dénaturant l'interprétation du mythe qui portait sur le destin). Tout était un peu confus dans les sciences humaines au début du XXe siècle, même si la suite n'est guère plus claire, surtout dans le cas de la psychanalyse.
Sur la question sexuelle, une possibilité anthropologique pourrait réduire la psychanalyse à une symptomatologie des conséquences de l'idéologie victorienne prégnante à l'époque de Freud. Les cas de pédophilie pourraient d'ailleurs en être la conséquence – comme ceux récurrents dans l'Église catholique revoyant à la question de la négation du corps (« qui veut faire l'ange, fait la bête ») et accessoirement au célibat des prêtres. Cela expliquerait également la question qui s'était posée de savoir si le complexe d'Oedipe était universel. Il s'agirait davantage d'anthropologie culturelle que de psychologie dans le sens où la pathologie aurait été généralisée à l'ensemble de la société du fait de l'influence victorienne (surtout dans la bonne société). Il faut d'ailleurs noter que le moralisme d'Onfray n'est pas tout à fait clair sur le point de savoir comment gérer la question sexuelle, spécialement dans une époque plus libérée (voir sa position sur l'affaire Polanski, où il déclara : « Je choisis la pureté »). La morale consiste ici à trancher dogmatiquement de la question des moeurs, qui se situent toujours entre le vitalisme pulsionnel et le droit (Nietzsche et Guyau pourraient être convoqués).
Le reproche d'Onfray concernant le coût de la cure, en chiffres actualisés (ce qui est aussi de bonne méthode), a effectivement un intérêt. Mais cela concerne plutôt la question pratique de l'accès au soin pour les malades. Il lui fut répondu qu'en France, de nos jours, ils sont pris en charge par la sécurité sociale ou du bénévolat. En réalité, la question théorique du paiement des prestations fournies concerne encore la validité de la psychanalyse et l'évaluation de son efficacité. Du fait de la pratique académique réelle de la plupart des psychanalystes, le problème déontologique correspond plutôt, dans le meilleur des cas, à faire payer une recherche par les cobayes eux-mêmes (au lieu de les payer eux). Et en l'absence d'une évaluation précise, comme le rapporte Onfray à la suite des critiques de la psychanalyse, l'action de la cure peut se réduire à l'effet placebo, identique à celui constaté chez un quelconque charlatan. Et selon le principe de réalité (ou de l'amor fati), on ne peut pas reprocher au psychanalyste (ni au charlatan) le fait qu'il existe un effet placebo, et de l'utiliser.
Mais le véritable problème est plus général. Toute la question actuelle est : que reste-t-il de la psychanalyse si on se livre à ce genre de révisions (comme pour le marxisme) ? Est-elle autre chose qu'une pratique sectaire, quand on pense à la lutte entre les chapelles (mais c'est aussi le cas dans toutes les sciences humaines), ou plus sérieusement quand on pense à une certaine fermeture conceptuelle (classiquement critiquée par Popper), qui interdit l'évaluation (ce que lui reprochent les psychothérapeutes).
Pour répondre aux critiques, la solution adoptée actuellement par la psychanalyse consiste à affirmer elle-même solennellement sa non-scientificité, au nom de l'individuation du sujet souffrant (comme si ce n'était pas aussi le cas en médecine, ou si le langage était individuel). Cette non-scientificité n'était certainement pas l'ambition de Freud lui-même. C'est aussi faire de nécessité vertu, mais cela ne veut surtout strictement rien dire. Comme on a pu parler de « tournant théologique de la phénoménologie », on peut parler ici de tournant mystique de la psychanalyse, du fait de la prétention des psychanalystes à se considérer comme les interprètes de l'ineffable, confondu sans doute avec l'inconscient [2] !
De toute façon, le rôle du freudisme est un fait historique. Son déclin à l'âge de la liberté des moeurs tendrait à confirmer l'explication en terme d'anthropologie culturelle comme réaction à l'idéologie victorienne. Au contraire, avec le biographisme philosophique, la problématique d'Onfray rate complètement son objet et donne le bâton pour se faire battre. Un problème de la philosophie, comme j'ai déjà eu l'occasion de le dire [3], est de produire des raisonnements absurdes, plus que « par l'absurde », mais de ne pas considérer ce résultat comme une réfutation. En ce sens, il s'agit davantage d'une forme de littérature qui prendrait ses élucubrations un peu trop au sérieux, ce qui est finalement assez fréquent pour la littérature. C'est aussi le biais de la psychanalyse. La forme théorique qu'elle adopte est de reprendre le discours du malade. Et cette maladie du patient est justement cette incapacité théorique qui se manifeste par une « pathologie symbolique » qui semble devenue parfois le mode d'expression normal dans les sciences humaines.
Jacques Bolo
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