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Références / Méthodologie - Novembre 2015

Onfray matérialiste épuré

Résumé

La fin de la « contre histoire de la philosophie » de Michel Onfray nous montre les limites moralistes de son matérialisme antique. Il noie les oeuvres dans la biographie en croyant y trouver un critère ontologique. Mais le mystère s'élucide en passéisme intemporel, plus scolastique et mandarinal qu'empirique, comme il le croyait pourtant. Le nihilisme relève du contresens.

« Contre histoire de la philosophie, 13e année : La résistance au nihilisme », France culture, du 27 juillet au 28 août 2015.

Cette série d'émission de se présente comme une suite à la question de Mai 68, en semblant faire le lien avec le nihilisme comme absence de valeurs. Le moins qu'on peut dire est qu'il s'agit d'un contresens. Mais chacun sait qu'on a seulement affaire à l'habituel dogmatisme de Michel Onfray envers son maître Nietzsche (1844-1900), cette fois-ci via une référence à Spengler (1880-1936) et au poncif du rejet du politiquement correct. Au passage, une allusion d'Onfray à l'autre référence nietzschéenne du début du XXe, Max Scheler (1874-1928), pour sa dissertation réactionnaire pleurnicheuse : L'homme du ressentiment, vaudra un pic de fréquentation au compte rendu que j'en avais fait et qui remettait les pendules à l'heure. Onfray prétend le relire régulièrement. Il faut donc en déduire qu'il ne comprend pas ce qu'il lit ou qu'il est aveuglé pas sa nietzschéolâtrie.

Onfray parle de Max Scheler
Onfray parle de Max Scheler

Plus concrètement la première émission reprend quasi exclusivement les thèses de Jean-Pierre Le Goff (né en 1949) sur Mai 68 parues dans « Du gauchisme culturel et de ses avatars » (Le Débat, septembre-octobre 2013) ou Mai 68, l'héritage impossible (1998) et La Gauche à l'épreuve : 1968-2011 (2011), et Onfray s'oppose au pédagogisme actuel ou aux nouveaux programmes (écologie, éducation sexuelle, etc.). Cette généalogie « gauche populaire » d'Onfray semble regretter l'époque de la guerre froide où il y avait une différence marquée entre la gauche et la droite. Onfray critique le « gauchisme culturel » sociétal au nom du gauchisme politique. Il régresse à l'opposition entre les « contradictions secondaires » et les « contradictions principales » de l'époque stalinienne. Cette opinion sur Mai 68 correspond à une synthèse baroque (ou dialectique) entre Sarkozy (qui disait que les super-salaires des patrons correspondent à l'esprit soixante-huitard) et le PC de Georges Marchais (dans l'article de L'humanité sur les « faux révolutionnaires à démasquer » en parlant des gauchistes). On peut y voir une version comique tardive du compromis historique italien entre la démocratie chrétienne et le PCI. Ne parlons même pas de la nostalgie de l'école traditionnelle, quand même bizarre en référence au cas personnel d'Onfray. Bref, on s'aperçoit qu'une pensée critique sur Freud et d'autres n'empêche pas Onfray de répéter la doxa sur tout le reste, en disant que les autres y sont soumis et que le philosophe (lui) est censé la réinterroger. On se marre !

En fait, la thèse d'Onfray-Le Goff reproduit le livre fameux de Luc Ferry (né en 1951) et d'Alain Renaut (né en 1948), La Pensée 68 (paru en 1985), contre l'épopée structuraliste. Le défaut de son approche est qu'Onfray ne comprend pas que ce structuralisme relève simplement de la manifestation universitaire de la fin de la période marxiste. Là où Ferry et Renaut cherchaient à fonder une légitimité à la pensée de droite en critiquant leurs cibles, dont l'influence émigrera aux USA dans la French theory, Onfray prétend en faire une critique de gauche (dont s'était donc chargé Le Goff). À ce qu'il appelle le nihilisme, il n'opposera qu'un moralisme contradictoire avec sa rengaine nietzschéenne. Son incompétence dans les sciences humaines concernées, sur lesquelles la philosophie fait (structurellement) l'impasse, en est la cause. Sur la forme, Onfray se situe dans un schéma académique, effectivement pré-soixante-huitard, où la philosophie se résume à un bavardage mondain et pontifiant dont la seule matérialité, sur le fond, est la prétention à une éthique stoïcienne. Cela expliquera mieux le choix de Jankélévitch ou Hadot, pour cette année de cours.

Onfray est bien le produit de lectures mal contextualisées alors qu'il prétend justement opposer l'histoire à l'intemporel structuraliste. Il a raison de critiquer le rapport du gauchisme intellectuel avec le problème de la norme, de l'interdit ou l'idéalisation de la folie, dans le cas de l'antipsychiatrie ou des intellectuels de la période des années 1970-1980. Le mécanisme était bien aussi celui d'une surenchère anti-empiriste. Comme je l'ai dit, les étudiants de Mai 68 étaient de bons élèves, qui en font toujours trop. Le fond du problème est que les intellectuels croient un peu trop au pouvoir des mots (le freudisme y est pour beaucoup) alors que la question de la folie, concrètement, s'est finalement dissoute avec les neuroleptiques.

Foucault (1926-1984), qui dit lui-même que sa pensée est autobiographique, comme Onfray le rapporte, n'est vu pratiquement qu'à travers son carriérisme académique. Cette réalité devrait plutôt être lue, précisément, comme la norme mandarinale d'avant-68. Les postes universitaires ont été beaucoup plus nombreux ensuite, bien que les places soient toujours aussi chères. La vraie critique concerne ici l'Université de Vincennes, éphémère apothéose offerte au gauchisme culturel par le pouvoir gaulliste. Onfray a parfaitement raison de noter que les marges y ont remplacé les masses. Mais les masses sont le critère stalinien et non la préoccupation académique antérieure. C'est justement à travers le gauchisme culturel qu'elles avaient fugacement constitué la norme idéalisée du matérialisme historique. C'est bien le gauchisme tiers-mondiste de l'après guerre du Vietnam qui expliquait l'engouement de Foucault pour la révolution iranienne des ayatollahs. Onfray reproduit encore une mauvaise habitude du gauchisme (politique) de considérer les excès et les erreurs comme un indice de la « véritable nature » (des vipères lubriques) !

La véritable erreur d'Onfray est de considérer que le structuralisme est une seulement « dématérialisation du réel » alors qu'il a été seulement une tentative formelle (métaphysique) de synthétiser les nouvelles sciences humaines, en particulier la linguistique sur laquelle le structuralisme se fonde plus ou moins analogiquement. Pour mémoire, ce structuralisme linguistique correspond concrètement au fait qu'il existe bien des oppositions dites « structurales » entre les sons significatifs dans une langue donnée. Par ex. « pillard / billard » en français, dans l'exemple qu'Onfray emprunte à Deleuze (1925-1995). C'est ce modèle structural qui est généralisé aux relations familiales chez Claude Lévi-Strauss (1908-2009). Cela semble à Onfray une dissolution du réel. Il n'a pas tort (sauf en phonologie où la distinction citée est pertinente). Mais la raison était plutôt que l'idéal mathématique était alors la norme théorique absolue, d'où un certain idéalisme platonicien. De plus, cela correspond au fait que les oppositions constituent un système, où tout changement a des conséquences sur l'ensemble. À l'époque, cela semblait confirmer scientifiquement le systémisme marxiste. Tout cela est discutable, mais ce n'est pas seulement une scolastique pédante. Le problème réel était plutôt que ceux qui utilisaient la terminologie linguistique (et autres) ne la maîtrisaient pas bien à l'époque, et que certaines généralisations étaient abusives. Ces confusions et contresens égaraient autant les professeurs que les étudiants. Ce n'est encore pas fini, comme le dit Onfray. C'est vrai. Pour lui le premier.

Je suis bien d'accord pour considérer que le structuralisme est abstrait et hors l'histoire. Mais il s'agit d'un formalisme plus que d'un idéalisme. Si le problème de la tradition académique renvoyait aux mauvaises habitudes idéalistes et scolastiques, la véritable opposition linguistique ne concernait pas le réel et les idées, mais seulement le synchronique et le diachronique. C'est l'alternative entre distinguer des « états de langue » (chaque époque a son système) et une approche historique de la langue (étymologie ou langue originaire comme la longue mode de l'indo-européen). Le problème des philosophes, en particulier Onfray dans cette série d'émissions, est précisément d'abuser de l'étymologie, sorte de pathologie professionnelle qui a la même autorité frelatée que les lapsus freudiens. Car chacun utilise évidemment les mots de son temps sans forcément connaître leur étymologie, ou sans que les sens passés soient inclus dans les sens présents (quand ils ont changé) par une sorte d'inconscient collectif dont le philosophe serait l'intercesseur. On sait que c'était la conception de l'inconscient collectif pré-nazi et c'est sans doute le vrai sens de ce qu'Onfray reproche à Freud sur le sujet. Le structuralisme avait précisément cru tourner cette page avec l'approche synchronique des nouvelles sciences humaines. Le problème fut que les contemporains ne les maîtrisaient pas et recyclaient scolairement leurs leçons de philosophie ou de grammaire classique. Pas étonnant qu'Onfray puisse trouver ce qui l'arrange, d'autant qu'il ne maîtrise évidemment pas ces connaissances linguistiques, sociologiques, ethnologiques, épistémologiques, autrement que par les textes bourrés de ce genre de confusions. C'est ce que devrait signifier sa mention du texte de Sokal (né en 1955) et Brickmont (né en 1952), Impostures intellectuelles (paru en 1997), qui critique la French Theory post-structuraliste, lui-même imparfait du fait qu'il a été écrit par des professeurs de physique. C'est ce même genre de correctif que je suis en train d'apporter ici.

Chez Barthes (1915-1980), Onfray s'oppose surtout à son idée « anti-humaniste » de la fin de l'auteur qu'il faudrait sans doute comprendre plutôt comme l'illustration la combinatoire abstraite de la Bibliothèque de Babel de Borges où tous les livres potentiels sont déjà écrits. J'ai parlé aussi de cette combinatoire dans mon livre sur l'intelligence artificielle. Ce structuralisme textuel résulte tout simplement de la négation de l'individu par le marxisme dans sa version scolastique, pour ne pas dire théologique, et non une trahison bourgeoise du prolétariat par les intellectuels. La confusion vient simplement du fait que cette question des structures formelles n'est pas vraiment comprise. Ce sont les sciences humaines qui sont empiriques (par définition) et les mauvaises habitudes de la philosophie qui restaient idéalistes au sein de l'université pendant cette période.

Sur les nouveaux philosophes, la position d'Onfray, outre le rôle de la télévision, vise surtout Bernard-Henri Lévy (né en 1948) dont le fonctionnement par effets rhétoriques est imperméable aux démentis factuels. Onfray devrait aussi se poser des questions sur les démentis que ses adversaires lui ont opposés sur de nombreux points et sur le public captif de ses cours de l'Université populaire. J'ai eu l'occasion de dire qu'une université est ce qui délivre des diplômes alors qu'il s'agit ici d'une lecture promotionnelle (la pratique est plutôt anglo-saxonne). D'autant qu'il reproche à BHL de critiquer les idéologies du désir pour leur préférer la morale, alors que c'est précisément ce qu'il était en train de faire dans ces mêmes émissions ! Il est vrai qu'Onfray ne s'en aperçoit pas simplement parce qu'il croit juger d'une position moraliste surplombante au seul nom de la vraie gauche. Il finira l'émission par une apologie du débat et de la démocratie (avec les libéraux Aron et Furet comme name dropping) contre la gauche de BHL parce que libérale ! Un défaut d'Onfray est de ne pas intégrer ses propres critiques à un point tel que cela en devient précisément son propre procédé stylistique personnel ! C'est très étonnant. D'un point de vue philosophique, c'est beaucoup plus grave que BHL, parce que le paradoxe n'est pas de forme, mais de contenu. Mais plus généralement, sur le point de ne pas être perturbé par les démentis factuels, on peut considérer que c'est le problème général de la philosophie.

Inversement, l'apologie de Bourdieu (1930-2002), bien qu'il fût lié au structuralisme, résulte surtout d'une harmonie subjective avec Onfray et son approche autobiographique fondée sur un engagement pour une gauche vraiment de gauche. Du coup, on pourrait reprocher à Onfray de ne pas abandonner la philosophie pour la méthode vraiment empirique de la sociologie. Il est vrai, ceci expliquant cela, que la sociologie de Bourdieu est restée trop philosophique, d'où les erreurs qui en découlent et que j'avais signalées. L'idée que la sociologie de Bourdieu soit toujours dépendante de sa biographie, ce qui est aussi mon avis, en montre plutôt les limites, avec la réserve de la nécessité d'intégrer socialement les intuitions personnelles. Mais cela ne les exonère pas d'une confrontation critique au lieu de cette ridicule validation par conformité idéologique.

Onfray s'attarde longuement sur Vladimir Jankélévitch (1903-1985) dont le bergsonisme ne l'effraie pas, ni les mots savants ou ineffables que cet auteur affectionne et dont il abuse, ce que notre conférencier illustre abondamment. L'indulgence serait moins grande avec un autre. Monsieur a ses têtes... Son itinéraire philosophique avait conduit « Yanké » à regretter son vitalisme initial, contrairement à Onfray, qui développe interminablement sa biographie. Malgré l'absence d'achèvement par Jankélévitch d'une esthétique qui ne serait pas l'analyse des conditions de possibilité de l'oeuvre d'art (contrairement à Bourdieu, soit dit en passant) son intérêt philosophique primordial semble être son rôle de résistant. Importance de la biographie ? Plutôt le rappel que Sartre (1905-1980) ne l'a pas été. Rengaine de l'ordre du lieu commun flaubertien qu'Onfray développe de façon détaillée et argumentée. Mais surtout, Onfray ne s'aperçoit pas que cette approche relève simplement de la chronique mondaine de la minuscule élite intellectuelle que constituait l'université à l'époque.

La vraie particularité de Jankélévitch consiste dans sa récusation philosophique et culturelle définitive de l'Allemagne à cause du génocide nazi. J'avais trouvé amusante cette déchéance totale quand j'en avais entendu parler à l'époque. Cet anathème peut constituer une réminiscence de l'éducation d'avant la guerre de 14-18, qui consistait à dire que Ludwig Van Beethoven était hollandais quand régnait l'hystérie antigermanique. De fait de son actualité, Onfray exhume à juste titre Jankélévitch, philosophe du « Je-ne-sais-quoi et du Presque rien », pour son rôle fondateur dans l'imprescriptibilité du crime nazi. Mais Onfray a raison de dire que cet imprescriptible indéfinissable peut aboutir à l'impensé. Le défaut récurrent de la philosophie consiste souvent à ne pas parvenir à conceptualiser une situation ineffable, mais à se prévaloir de cet échec. L'athéisme d'Onfray devrait y voir un succédané de la religion qui prétend parler au nom de l'inconnaissable. Raymond Devos disait plus modestement qu'on pouvait parler pour ne rien dire.

Onfray vérifie l'application des idées dans la biographie. Jankélévitch est incapable de pardonner le génocide des juifs par les nazis alors qu'il avait écrit un livre sur le pardon. On est bien dans une forme d'ironie de l'histoire qui aurait été appropriée pour traiter le cas de l'ironiste Jankélévitch. Mais on découvre rapidement que tout le discours d'Onfray relève simplement d'une tentative laborieuse de justifier ontologiquement une forme de pardon républicain laïque et obligatoire. Certes, Jankélévitch se trompe en assimilant le pardon à l'oubli, mais Onfray commet la même erreur en assimilant le fait de tourner la page au pardon, ou en l'imposant comme critère moral. À la rigueur, on peut considérer que la sanction juridique permet de tourner socialement la page pour le coupable, mais la victime n'est pas obligée de lui pardonner. D'ailleurs, la contestation du laxisme de la justice se pose fréquemment. Dans le cas du génocide nazi, il faut se souvenir qu'il n'y a eu qu'une cinquantaine d'exécutions décidées à Nuremberg. Ce qui n'est pas cher payé pour des crimes de masse, même si les exécutions sommaires qu'Onfray déplore ont été plus nombreuses. L'erreur philosophique de sa conception républicaine consiste à confondre le juridique (collectif) et la morale (individuelle) et on peut soupçonner Onfray d'une laïcisation obligatoire du catholicisme. D'ailleurs, si Jankélévitch est d'une parfaite mauvaise foi par essentialisation de tous les Allemands, Onfray, dans un élan de sincérité inspirée par la philosophie universelle (étymologiquement « katholikos »), avouera le même péché à l'égard des musulmans, des chrétiens, de la droite, de la gauche... Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa. On est bien dans l'oxymore comique d'un nietzschéisme chrétien à la Scheler.

L'enseignement tiré des biais de cette essentialisation ontologique chez Jankélévitch pour préférer une approche historique devrait plutôt inciter Onfray à abandonner la philosophie. J'ai déjà eu l'occasion de rappeler que l'épistémologie classique opposait la philosophie et l'histoire, le conceptuel et l'empirique. Dans la continuité de la loi des trois états (mythologique, métaphysique, positif) d'Auguste Comte, l'épistémologie moderne donne à la sociologie la mission d'articuler le conceptuel et l'empirique. Onfray en a parlé un peu en notant la volonté de démonstrations statistiques chez Bourdieu. Il devrait creuser cette question. Les structuralistes dont il était question précédemment se posaient les mêmes problèmes, pour les mêmes raisons. La distinction diachronique/synchronique est un des éléments qui permet de comprendre leur démarche et leurs erreurs.

L'intérêt pour Robert Misrahi (né en 1926), noyé comme toujours sous sa biographie, apparaît surtout par son sionisme et un lien avec Sartre (qui semble être le centre inconscient de cette série d'émissions). La philosophie du bonheur de Misrahi, inspirée de Spinoza, outre sa banalité, me paraît bien plus livresque que le structuralisme, comme Onfray en est un peu conscient. Mais au lieu de parler trop formellement du côté partisan pour Israël de Misrahi, il pourrait faire le lien de l'eudémonisme avec l'utilitarisme libéral dont il avait parlé à propos de John Stuart Mill et de ses prédécesseurs, puisque c'est une origine historique de cette thématique individualisme. Mais Onfray se perd dans l'actualité israélo-palestinienne et les justifications sophistiques des uns et des autres. La question est l'opposition entre la société et l'État. Onfray se soumet trop à l'État par fidélité à la gauche populaire traditionaliste de Jean-Pierre Le Goff, en contradiction avec des velléités libertaires. Il a pourtant presque correctement énoncé la solution à propos d'Israël.

On comprend ensuite que Mikel Dufrenne (1910-1995) est sans doute l'inspirateur du cadre général de cette série finale sur le nihilisme anti-humaniste. Sa critique du structuralisme et sa version matérialiste de la phénoménologie mentionnent la lignée moraliste du philosophe Alain qui a été son professeur. Dufrenne fait de Heidegger (1889-1976) l'inspirateur de ces dérives et les positivistes logiques leurs complices en opposant Héraclite et Parménide, le mouvement et l'immobilité. On reconnaît le diachronique et le synchronique. La critique du structuralisme se fonde sur ses erreurs qui s'expliquent précisément par leur contexte historique. Onfray aura raison de noter que la pensée structuraliste était en train de se faire. Le bricolage de la recherche est une sorte d'empirisme conceptuel. Il ne s'agit pas de leçons toutes faites pour les enfants. L'erreur structuraliste ayant d'ailleurs souvent été de ne pas assimiler les leçons des sciences humaines avant de prétendre les appliquer ou les extrapoler (j'ai trouvé un exemple de fausse définition du terme "syntagme" - qui est un groupe syntaxique et non une construction morphologique - certainement inspiré de cette période). À cette époque, il en a résulté la généralisation des maths modernes sans préparation, sur la base d'une illusion d'évangélisation formaliste. Pour le coup, on est vraiment dans la situation du maître ignorant. Mais la confusion est partagée. D'autant qu'Onfray reconnaît bien que les structuralistes étaient engagés dans l'histoire, et c'était plutôt ça le problème. L'époque correspondait bien à la fin du stalinisme conceptuel. À ne pas tenir compte de cette réalité historique, justement, la philosophie nie simplement les sciences humaines qui prétendaient la remplacer. On a même droit à un refus de la notation phonétique au nom de l'orthographe !

Onfray cite le critique Sainte-Beuve (1804-1869) pour justifier son obsession biographique. Quand on parle de l'homme, on se demande ce que signifie une « vie philosophique » sinon la morale. L'erreur des structuralistes était simplement une régression érudite à l'idéalisme platonicien et mathématique. Mais le refus du principe abstrait de la philosophie me semble simplement reposer sur une incompréhension des modèles théoriques. D'ailleurs, les références à Dufrenne citées par Onfray sont un peu datées et ne sont pas contextualisées (début de la télévision, des calculettes, des robots...), et n'enregistrent pas la croissance du niveau éducatif depuis les 10 % de bacheliers dans les années soixante : nombre de professeurs multiplié par quatre dans le secondaire et sept dans l'université (voir « Génération X contre Baby-boomers »). Et d'une façon générale, le recours aux citations de Dufrenne relève simplement de l'argument d'autorité. Si c'est Dufrenne qui a inspiré cette série, c'est normal : les autres philosophes illustrent les propos de Dufrenne, les siens deviennent des rappels du dogme.

Onfray finit par Pierre Hadot (1922-2010), beau comme l'antique, qui justifie l'idée d'une « vie philosophique » avec ses exercices spirituels pour intégrer la secte de philosophes épicuriens, cyniques, pythagoriciens, sur fond de leur synthèse stoïcienne tardive. Notons que comme c'était une référence fondamentale du nietzschéisme, il est parfaitement logique que le disciple Onfray retrouve simplement ce qui était déjà dans la pensée du maître. L'éternel retour tautologique est un biais classique de la philosophie et c'est contradictoire avec la prétention « vitaliste » d'Onfray. On reste dans le scolaire. Mais la solution aux mystères d'Éleusis est beaucoup plus simple. C'est parfaitement exact que le philosophe antique mettait en pratique ses théories. Il s'agissait simplement d'une pratique professionnelle de sectes négociant la fourniture de services sophistiques à des mécènes. Les patriciens antiques avaient besoin d'assistants pour dominer l'Agora grecque ou le Sénat romain. Aristote était le précepteur d'Alexandre. Quand Hadot disait que les textes antiques ne devaient pas être lus comme des textes contemporains, cette nature professionnelle est précisément le sens ésotérique réservé aux meilleurs élèves. Pour confirmation du cadre aporétique, Onfray finira le dernier cours de la série par un éloge scolastique rituel de la vie philosophique de Socrate... et de sa pédophilie !

C'étaient les derniers épisodes de la longue série de treize années de la Contre histoire de la philosophie. Effectivement, ils étaient riches en enseignement sur l'homme Onfray, pas sur sa vie personnelle, dont tout le monde se fout, mais sur sa pensée et sur son travail. On en a vu les mérites d'érudition et les limites que je soulignais dans les quelques articles que j'y ai consacrés. J'ai dit que j'approuvais sa méthodologie et que je partageais ses principes libertaires et nombre de ses références. Dès les années 70-80, sans connaître Mikel Dufrenne, j'avais affirmé l'empirisme et le concret, ce qui me valait quelques remontrances dogmatiques de la part des universitaires.

Outre la morale et l'abstraction, le principe général de la philosophie est aussi de rechercher une certaine cohérence. On peut s'apercevoir de son absence quand Onfray affirme que la culture s'apprend, ce qui est tautologique, mais en l'appliquant beaucoup trop formellement quand il dit que « si nous n'apprenons pas autrui, il n'existe pas », comme si le discours créait la chose. « S'il n'y a pas de lieu où nous apprenons autrui, il n'existe pas » insiste-t-il. Onfray venait de remarquer que « le visage » d'autrui n'avait pas suffi à empêcher le nazisme. Ben, le surmoi intersubjectif de la famille, l'école, la religion, la politesse, etc., n'ont pas suffi non plus. Même pas la fameuse courtoisie des Allemands pendant l'occupation dont Onfray parlait à propos de Simone de Beauvoir. Je notais plus haut qu'Onfray avait tendance à oublier ce qu'il disait d'une phrase à l'autre. Mais il faut bien traiter l'erreur en question. Ici, la socialisation intersubjective par les institutions sociales selon Onfray, retrouvant ici le « sociologisme » durkheimien, a simplement le même rôle mystique que les structuralistes abstraits donnent au pur langage. Dans mon livre sur Finkielkraut et mon récent article sur Rancière, j'explique cette erreur par l'ignorance du rôle de l'appropriation personnelle dans la conception française de l'éducation. C'est ce qui permet de ne pas être nazi dans un environnement nazi ou de ne pas être freudien en lisant l'école de Palo Alto (qui traite de ces questions) à l'époque de notre formation, à Onfray et moi. Lui a enseigné Freud ensuite.

En matière de dialogue socratique, rappelons que les séances de débat avec le public se limitent à un monologue d'Onfray lui permettant de ressasser que c'était mieux avant. Son erreur est de prétendre le faire au nom de la réalité (école, République...) en oubliant quelle était la réalité historique antérieure dont il venait d'être question, avec Jankélévitch en particulier. L'échec d'Onfray est finalement assez classique. Un des gimmicks connus de la philosophie réactionnaire était de croire penser alors qu'elle justifie ontologiquement ce qui est précisément en train de disparaître (voir Scheler, voire Nietzsche). La légitimité obtenue n'est pas la réalité, mais le mécanisme cognitif de reconnaissance par son audience des dogmes ou des lieux communs. D'ailleurs, Onfray devrait un peu plus se méfier de son public auquel je le soupçonne de chercher à plaire, qu'il s'agisse de l'apologie Finkielkrautienne de l'école ou de la justification populiste de l'espoir dans le Front national. On subodore une rancoeur puante de petit blanc de province contre les bobos parisiens ou la trop grande « diversité » des micros-trottoirs télévisés qu'il mentionne ! La terre antisémite ne mentait pas ! Il y avait bien 30 % de fascistes français.

On voit que la « vie philosophique » d'Onfray consiste simplement dans des leçons de morale sur l'actualité. Ainsi, sa solution camusienne au cas israélo-palestinien s'illusionne sur un peuple pacifique distinct des élites corrompues. La servitude est bien volontaire et les peuples ont les dirigeants qu'ils plébiscitent. La théorie du ruissellement (des riches vers les pauvres) concerne le clientélisme. Les institutions se mettent en place au bénéfice de certains à travers la généalogie empirique et historique de l'État. Onfray ne se rend pas compte que la solution « intempestive » (intemporelle) libertaire qu'il propose est synchronique. Structuraliste, va !

Jacques Bolo

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