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Politique - Mai 2018

Le mythe français de Mai 68

Résumé

Le cinquantenaire de Mai 68 ne doit pas faire oublier la réalité de l'époque, au-delà des mythes et du flou que provoque le temps qui passe.

Mai 68, comme le « 11 septembre », est une date qui désigne davantage une époque qu'un événement. Les événements de Mai 68 en France incarnent plutôt une apothéose du romantisme révolutionnaire donnant sans doute l'occasion aux intellectuels français de se prendre une dernière fois pour le centre du monde. Les historiens peuvent toujours creuser à l'infini les détails de l'aventure locale, car la mémoire est sélective, mais la réalité est différente et globale. C'est pour cela qu'il s'agit d'un mythe.

Chronologie mai-juin 1968 en France
3 mai Occupation de la Sorbonne, arrestation des leaders
Nuit d'émeute et barricades au Quartier latin
10-11 mai Seconde nuit d'émeute et barricades au Quartier latin
13 mai Grève générale
18 mai Deux millions de grévistes
14-19 mai De Gaulle voyage en Roumanie
19 mai Clôture anticipée du Festival de Cannes
22 mai 8 millions de grévistes, Cohn-Bendit interdit de séjour
27 mai Accords de Grenelle, mais poursuite de la grève votée
Rassemblement gauche non-communiste au stade Charléty
29 mai Disparition de De Gaulle (à Baden-Baden pour voir le général Massu)
30 mai Retour de De Gaulle, il décide de dissoudre l'assemblée
30 mai Grande manifestation gaulliste
31 mai Fin officielle de la grève
4 juin Reprise du travail dans les transports, les PTT, EDF
5-7 juin Reprise du travail dans les administrations
7-10-12 juin Affrontements à Renault-Flins, Peugeot-Montbeliard-Sochaux
10 juin Mort du lycéen Gilles Tautin à Renault
11-12 juin Troisième nuit des barricades au Quartier latin
12 juin Dissolution d'organisations gauchistes, interdiction des manifestations
12 juin Décret de dissolution de l'Assemblée
14-16 juin Évacuation de la Sorbonne et de l'Odéon
23-30 juin Élections législatives gagnées par les gaullistes
12 juillet Fin de la grève des journalistes de l'ORTF.
2 août 102 journalistes de radio et télévision sont licenciés à l'ORTF
Source : Wikipédia

Ce qu'incarne Mai 68 ne se limite pas à sa genèse anecdotique qui prendrait sa source dans le Mouvement du 22 mars à l'université de Nanterre et se réduirait aux affrontements des étudiants avec les CRS dans le Quartier latin ni aux slogans révolutionnaires pittoresques sur les murs de Paris. Même si on voulait circonscrire ainsi le phénomène, il faudrait surtout en retenir la conclusion de la reprise en main par le pouvoir avec les élections législatives, après la dissolution de l'Assemblée nationale par le général De Gaulle, qui a vu la victoire de la droite gaulliste et de ce qu'on avait appelé alors la « majorité silencieuse » ! Sur cette période limitée, Mai 68 se résumerait donc plutôt à l'illusion des minorités actives qui n'enregistrent pas les réfutations de l'histoire et qui perpétuent le mythe de la révolution.

Tous ceux qui vivaient à l'époque de Mai 68 se souviennent de la réalité du phénomène. Les événements contestataires d'alors ne se réduisent pas aux barricades ou aux slogans révolutionnaires du mois de mai, mais concernent tout le contexte : effectivement les grèves ouvrières précédentes, mais aussi les cheveux longs (de Johnny et Antoine aux Beatles et aux Rolling Stones), les films de Godard ou If (1969) de Lindsay Anderson qui montrera une révolte dans une école anglaise, la Guerre du Vietnam, la Révolution culturelle en Chine en 1966, la mort du Che le 9 octobre 1967, les assassinats de Martin Luther King le 4 avril 1968 et celui de Robert Kennedy le 6 juin 1968 en plein pendant les événements, les poings levés par Tommie Smith et John Carlos sur le podium des Jeux olympiques de Mexico (le 16 octobre 1968). Sans parler des péripéties locales de la vie sociale. Pour les contemporains, l'histoire n'est pas circonscrite à un seul événement, mais embrasse toutes les péripéties dans lesquelles il s'insère.

Révolution

Contrairement à ce qu'on semble vouloir remettre en question en invoquant le « mouvement social », c'est à juste titre que Mai 68 était considéré comme un mouvement étudiant. Il faut se remettre dans le contexte. Plus précisément, on devrait dire que les grandes manifestations et les slogans connus du Mai 68 français étaient un phénomène étudiant et lycéen.

L'anecdote a retenu principalement le nom de Daniel Cohn-Bendit, étudiant à l'université de Nanterre, dont l'action militante était souvent dans l'improvisation, de son propre aveu. Ce qui est logique du fait de son appartenance au courant anarchiste. Mais pour comprendre l'extension du mouvement, l'histoire devrait plutôt valider le témoignage cinématographique de Romain Goupil, alors lycéen, dont le film Mourir à trente ans, est fait d'images qu'il avait tournées lui-même à l'époque. Ce documentaire retrace l'histoire d'un de ses camarades qui appartenait comme lui à la Ligue communiste, une des organisations trotskistes d'alors. Peut-être Goupil exagère-t-il son importance personnelle du fait qu'il se met en scène lui-même ? On sait que ce sont les vainqueurs, ou tout au moins les intellectuels, qui écrivent l'histoire. Mais on doit se souvenir qu'il n'était pas donné à tout le monde, spécialement un lycéen, de faire du cinéma à cette époque, du fait du coût du matériel et surtout de celui du développement de la pellicule (inconvénient qui a disparu avec la vidéo d'abord, puis le numérique). L'intérêt du témoignage en question est d'abord de montrer qu'il y avait des organisations politiques de la jeunesse très structurées avec une intention révolutionnaire déterminée et une organisation quasi militaire, qui affrontèrent d'ailleurs des organisations semblables à l'extrême droite.

Pour le cinquantième anniversaire de Mai 68, des travaux universitaires ressuscitent pourtant les mythes révolutionnaires de l'époque en documentant les luttes syndicales précédentes, qui justifient donc la volonté étudiante de faire la jonction avec les ouvriers. Mais il s'agit d'une mauvaise analyse. Les ouvriers étaient plutôt intéressés par les salaires et par la société de consommation que prétendaient combattre les slogans des étudiants. C'était la période d'expansion des Trente glorieuses, qui correspondait à une modernisation à marche forcée d'une France encore rurale. Les ouvriers venaient d'ailleurs souvent de la campagne, avec les débuts de l'immigration de masse en provenance des anciennes colonies nouvellement indépendantes depuis 1962 et qu'on considérait alors comme un réservoir inépuisable de main d'oeuvre bon marché.

La chanson « Tranche de vie » (1972) de François Béranger rappelle le contexte pour un sans-grade. On se rappellera que les appelés faisaient jusqu'à trois ans de service militaire pendant la Guerre d'Algérie. Cette chanson est un des meilleurs résumés de toute la période, qui s'achève en Mai 68 même, en évoquant le rôle des Katangais de la Sorbonne à la fin :

Education

En fait, il serait plus exact de dire que la révolte était aussi étudiante parmi les ouvriers eux-mêmes tout simplement parce que c'était la première génération qui avait fait des études secondaires, par rapport à la génération précédente, de 1936 ou de la Deuxième Guerre mondiale. L'augmentation du niveau scolaire est la vraie grande affaire du XXe siècle. Si on prend comme indice le baccalauréat, il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % dans les années 1970, et plus de 60 % à la fin du siècle ! On peut constater que ce nombre quadruple environ tous les trente-cinq ans (N.B. un indice ne constitue pas le niveau d'éducation réel, car les fins d'études précoces impliquaient des autodidactes et une formation interne dans les administrations ou les entreprises qui permettaient d'atteindre des postes « niveau bac » par concours ou à l'ancienneté).

Le point important est que le critère intellectuel des contemporains en 1968 n'était pas celui qui a stupidement cours dans les universités cinquante ans plus tard, où le doctorat est considéré comme une sorte de standard et ne permet souvent que d'obtenir des stages précaires. Il faut imaginer la situation à chacune des étapes mentionnées ci-dessus : les jeunes qui poursuivaient leurs études au simple lycée avaient l'impression, à juste titre, d'être des intellectuels par rapport à leurs parents qui n'en avaient pas fait.

Aujourd'hui, certains ont l'impression que cette situation d'éducation primaire concerne uniquement les immigrés, comme si les Français étaient bacheliers génétiquement. Il faut prendre conscience que le niveau primaire était aussi le cas des Français métropolitains auparavant. Dans les années 1950, l'école était obligatoire jusqu'à 14 ans, puis 16 ans à partir de 1959. Cinquante pour cent des enfants quittaient l'école pour travailler. Certains n'entraient même pas au collège et traînaient en classe de fin d'études du cycle primaire jusqu'à l'âge limite.

Concrètement, vu le niveau de l'époque, cela signifie bien que les Français de plus de 70 ans comptent moins de 15 % de bacheliers. On a d'ailleurs oublié aussi au passage que la plupart des immigrés en question étaient français avant la décolonisation, c'est-à-dire à peine six ans avant Mai 68. Et les fils ou petits-fils d'immigrés d'aujourd'hui, même prétendument en échec scolaire, ont un niveau supérieur à celui de 80 % des Français de l'époque. On confond les petits-fils d'immigrés avec la génération de leurs grands-parents. Ça commence à faire beaucoup d'erreurs en ce qui concerne les représentations de la société contemporaine ou passée. On est vraiment dans le domaine des mythes ! La nécessité d'une sociologie basique de l'éducation permet de remettre les idées en place.

J'avais déjà donné le tableau suivant qui indique la croissance des effectifs éducatifs (métropolitains) au cours du XXe siècle. On remarque que les effectifs du primaire sont restés à peu près constants. Tous les enfants étaient scolarisés dès 1900, mais le nombre de lycéens du secondaire a presque été multiplié par neuf entre 1930 et 1968 (1970 ici) et par cinquante au cours du siècle, tandis que les effectifs universitaires étaient multipliés par huit entre 1930 et 1970 (par quatre pour le simple après-guerre), et par soixante-dix au cours du siècle !

Nombre d'élèves et de professeurs en France (1900-2000)
Etudiants 1900 1930 1950 1960 1970 1980 1990 2000
Universitaires 30.000 100.000 200.000 310.000 850.000 1.175.000 1.700.000 2.160.000
Secondaire 102.000 500.000 1.100.000 2.628.000 4.654.000 5.500.000 5.858.000 5.394.000
Primaire 6.161.000 5.100.000 5.200.000 7.270.000 7.360.000 7.124.000 6.705.000 6.281.000
Total Elèves 6.293.000 5.700.000 6.500.000 10.208.000 12.864.000 13.799.000 14.263.000 13.835.000
Profs Universitaire 2.000 3.000 6.000 11.000 35.000 40.000 50.000 84.000
Profs Secondaire 13.000 25.000 65.000 120.000 210.000 368.000 417.000 484.000
Profs Primaire 157.000 168.000 188.000 241.000 298.000 332.000 340.000 373.000
Total Professeurs 172.000 196.000 259.000 372.000 543.000 740.000 807.000 941.000
Source : Ministère de l'éducation nationale (France 2001)

Une représentation exacte de la situation scolaire permet aussi de comprendre que le quadruplement répété du nombre de diplômés suscite constamment une déploration rituelle de la baisse de niveau. Chaque génération se réfère à une relative rareté antérieure qui est subjectivement associée à une valeur supérieure. Pendant le vingtième siècle, cela ne correspond certainement pas à la réalité. On constate aussi dans le tableau ci-dessus que l'augmentation de la scolarisation a permis le recrutement de nombreux professeurs. Si un niveau baissait, il faudrait plutôt considérer que c'est celui des professeurs qui décline.

La vraie réalité est donc que le XXe siècle a réalisé l'idéal des Lumières de généralisation de l'éducation. Certains sont déçus du résultat, sans doute parce qu'ils comparent le niveau général avec celui de l'élite des siècles précédents et non avec celui de la population globale de ces époques, ce qui est au moins de mauvaise méthode. Mais plus sûrement, il faudrait plutôt envisager que certains s'opposent explicitement ou sans (se) l'avouer à cette généralisation de l'instruction publique. L'élitisme était la réalité précédente qui réservait la culture à une caste mondaine. Le philosophe espagnol Ortega y Gasset, dans La Révolte des masses (1929), se plaint déjà de l'ingratitude populaire envers les contributions de l'élite au progrès. Certains de ces « bourgeois gentilshommes » ont oublié qu'ils étaient eux-mêmes exclus de la culture aux siècles précédents.

L'existence d'Internet a d'ailleurs permis d'accéder à une interview d'un snob des années 1960 (avec la diction correspondante, passée de mode aujourd'hui) qui regrettait l'existence du livre de poche, accusé de galvauder la culture en la diffusant aux masses incultes, auxquelles il réservait les romans de gare à l'eau de rose. Cet extrait proposé par l'INA rappelle cette réalité à ceux qui l'avaient un peu oubliée et peut permettre aux jeunes générations d'imaginer la situation vécue par ceux qui s'avisaient de poursuivre leurs études dans les années 1960.

En prise directe sur l'événement

Les fameux « Événements de Mai 68 » occupent avant tout la place qui est la leur en France par les images des manifestations que les intellectuels s'évertuent à masquer par des considérations faussement générales et historiques. Il ne faut pas oublier un paramètre important qui permet précisément d'en avoir une image concrète. On peut dire que le vrai sens de Mai 68 correspond simplement aux débuts de la généralisation de la télévision qui a unifié progressivement la planète en faisant entrer les « actualités » dans le salon des familles à l'heure des repas.

Équipement des ménages 1954 1960 1970 1980 1990 2010
Télévision 1,0% 13,1% 70,4% 90,1% 95,0% 97,8%
- dont couleur - - - 43,9% - 97,8%
Source : TEF 2013, Insee

Le point important des médias de masse, radio puis télévision, pour les gens de l'époque, était qu'elles donnaient les mêmes informations ou les mêmes distractions à tous les auditeurs et spectateurs et à toute la famille en même temps. La conséquence immédiate était que cela court-circuitait les intermédiaires sociaux et culturels qui avaient le monopole ou la primeur de l'information. Auparavant, les informations disponibles étaient plutôt des lectures (presse, livres) qui n'étaient pas le fait de tout le monde, et les fameuses actualités se voyaient au cinéma. En politique, le parti auquel on appartenait et ses permanents jouaient un grand rôle, d'où l'idée de Bourdieu que « L'opinion publique n'existe pas ». Ce qui est faux. Les individus se font simplement une opinion personnelle avec les moyens et les données dont ils disposent.

Presque tout le monde avait un poste de radio à l'époque. Il existait différents journaux et radios, mais une seule chaîne de télévision, puis deux en 1975, qui n'émettaient pas en continu. Progressivement, les gens achetaient des « postes de télévision » qui coûtaient encore très cher, d'autant plus que le crédit n'était pas encore très répandu. Comme on s'équipait parce qu'on voulait voir ce que voyaient les autres, il en résultait qu'on voyait tous les mêmes choses en même temps.

Ces nouvelles en direct donnaient en retour un faux sentiment de prise sur le monde. L'information avait remplacé les potins. On ne commentait plus ce qui se passait dans le quartier, mais ce qui se passait en Chine ou aux États-Unis. Le sociologue canadien spécialiste des médias Marshall McLuhan (1911-1980), parlait de « village global ». Cette période s'est achevée à la fin du siècle avec la multiplication progressive des chaînes de télévision, qui segmente les publics, et avec Internet et une participation à une production de l'information de manière décentralisée, d'abord dans les sites personnels et les blogs, puis dans les réseaux sociaux. Bien sûr, on finit toujours par voir plus ou moins les mêmes choses, à part quelques complotistes qui croient connaître les secrets de Polichinelle en nous rejouant le mythe de la caverne de Platon. C'est un biais assez fréquent des intellectuels, précisément parce qu'ils n'ont pas encore assimilé que la plupart des informations sont dans le domaine public depuis l'époque des débuts de la télévision. Avec Internet, c'est encore plus déprimant pour les petits monopoles, il suffit de taper un mot-clef dans Google pour accéder à l'équivalent de la Bibliothèque d'Alexandrie pour l'Antiquité.

Il est fort probable que la grève générale de Mai 68 est au moins partiellement un effet moutonnier de la télévision. Une grande partie des manifestants (gauchistes ou de droite) ont simplement voulu participer à l'événement qu'ils voyaient à la télé ou entendaient à la radio, ou encore plus banalement voulaient-ils passer à la télé eux-mêmes. Le fait est qu'ils ont voulu participer est un démenti à Bourdieu sur l'idée que les gens n'ont pas d'opinion. On peut noter que cette réalité découle d'une meilleure diffusion de l'information. Mais les politiciens n'étaient pas prêts à céder sur leur rôle d'intermédiaires. De Gaulle tentera de lancer « la participation » et perdra le référendum l'année suivante. Ceux qui ont cru que les choses allaient changer ou avaient déjà changé se sont fait des illusions. La concentration est aussi ce qui est en train de se passer avec Internet. Mais ce n'est pas encore réglé.

Il reste pour les participants à ce genre d'événement, Mai 68 et les printemps suivants qui ont voulu l'imiter, une impression de libération de la parole qui relève du brainstorming plutôt que du collectivisme. Objectivement, durant les années qui ont suivi, seuls les artistes de théâtre, de cinéma, d'arts plastiques et musiciens ont concrétisé cette liberté dans une production foisonnante. Les participants aux manifestations elles-mêmes ont poursuivi leurs études ou leurs activités professionnelles, un petit nombre a décroché et quelques-uns sont devenus des permanents de partis ou des travailleurs sociaux. Certains ont rejoint le Parti communiste, mais après quelques années d'errance, la plupart des militants gauchistes ont plutôt adhéré au Parti socialiste qui s'était reconstitué au Congrès d'Épinay en 1971, pour gagner finalement les élections présidentielles en 1981 en dirigeant l'Union de la gauche.

Apocalypse communiste

Il faut se rappeler le contexte de Mai 68. La période correspondait à la guerre froide qui a commencé dès 1945 par la Guerre d'Indochine française (1946-1954) qui se poursuivra avec les Américains par la Guerre du Vietnam (1955-1975), entrelardées par la Guerre de Corée (1950-1953) et d'autres péripéties coloniales. Au moment de Mai 68, les négociations pour la paix au Vietnam se tenaient à Paris et l'offensive du Têt des Vietnamiens du nord avait commencé au début de la même année : Phase 1 : 30 janvier - 28 mars 1968 ; Phase 2 : 5 mai - 15 juin 1968 ; Phase 3 : 17 août - 23 septembre 1968 (source Wikipédia). La tendance maoïste des gauchistes maintenait la pression sur le sujet et les manifestations étudiantes scandèrent « Ho, Ho chi Minh ! Che, Che Guevara ! »

J'ai déjà eu l'occasion de dire aussi que le Mai 68 français consistait simplement dans le débordement du Parti communiste par les gauchistes qui faisaient du zèle, précisément parce qu'ils avaient eu une meilleure formation intellectuelle que la génération précédente de permanents du parti ou des syndicats. On peut dire que cette absence de reconnaissance d'une formation politique pourtant spectaculaire a été la première illustration de la déqualification des jeunes dans le monde du travail de la part des aînés ou de la tentative des jeunes gauchistes de prendre la place de leurs aînés ringardisés. Mais c'était au moins autant les gauchistes qui ne voulaient pas entrer au PCF que le PCF qui ne voulait pas intégrer les gauchistes. Les gauchistes étaient opposés à Moscou auquel les communistes français étaient soumis.

Concrètement, la situation sociale française d'alors, spécialement en province, était plutôt celle décrite par la série des Don Camillo sur la rivalité entre le curé joué par Fernandel et le maire communiste Peppone, joué par Gino Cervi, dans l'Italie divisée entre l'hégémonie de la Démocratie chrétienne ou des communistes. La France et l'Italie étaient majoritairement rurales avant la modernisation des Trente glorieuses, qui sera achevée seulement vers 1974. Il y a un rapport direct avec le niveau scolaire. Communisme et christianisme social étaient fondés sur la gestion de masses, plus ou moins ignorantes, par un bas clergé prodiguant une forme de mythologie messianique et moraliste à un public captif. Don Camillo et Peppone s'en disputent le monopole paroissial. Les gauchistes instruits et discutailleurs sont venus contester l'autorité du catéchisme primaire des communistes au nom de la science prolétarienne mâtinée de structuralisme, il en était de même du catéchisme rétrograde des curés au nom du positivisme de la science triomphante (nucléaire à l'époque), quoique la technocratie fût très souvent bigote. Comme j'ai eu l'occasion de le rappeler, contre les illusions scolaires traditionalistes de Finkielkraut, c'est bien l'école qui a sapé l'autorité de la famille et de l'État. Tout le monde le sait, d'ailleurs, mais il faut l'intégrer à la théorie générale de la société et de sa contestation.

Les historiens du mouvement social devraient constater que Mai 68 est bien parvenu à réaliser le fameux « mythe de la grève générale », de Sorel, qui dit que ce sont les fictions et non les discours rationnels qui déplacent les masses. Mais cela n'a pas provoqué la prise de pouvoir promise. Les confidences de Raymond Aron (Le Spectateur engagé, p. 270) soulignent que le parti communiste a comploté avec De Gaulle : « pourquoi n'y a-t-il pas eu de grève de l'électricité ? Parce qu'EDF était entièrement contrôlée par le PC, et celui-ci savait bien que s'il supprimait l'électricité, on entrait dans une phase révolutionnaire ». Du coup, Sartre a pu écrire Les communistes ont peur de la révolution (1969).

La question politique se limitait en fait à la question de savoir qui prend la tête de la révolution. Le manque de réalisme économique des gauchistes et leur jeune âge ne l'a pas permis, car à l'époque on n'était pas du tout dans le jeunisme actuel. La gauche non communiste de Mendès-France soutenu par Rocard (réunie à Charléty le 27 mai) a été trop hésitante, sans doute du fait du risque gauchiste et des divisions internes. La seule vraie conséquence de Mai 68 est d'avoir ringardisé la gestion pépère conjointe des gaullistes et des communistes et d'adopter une tactique gauchiste symbolique, plutôt que sociétale comme on le prétend aujourd'hui. Les chargés de comm politiques que sont les militants de gauche mettent depuis du symbolique partout.

On peut dire que les barricades et les émeutes du Quartier latin ont rejoué en direct les diverses révolutions françaises (1789, 1830, 1848, 1870, 1936). Les gauchistes auront plus tard l'occasion de reprendre la citation du début de La Guerre civile en France de Marx, qui dit que « Hegel fait quelque part cette remarque que tous les grands événements et personnages historiques se répètent pour ainsi dire deux fois. Il a oublié d'ajouter : la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce. » Un des défauts des gauchistes est de sembler regretter le martyre, comme celui de la Commune ou celui des républicains espagnols. Ils seront comblés un peu plus tard, en 1973, avec le putsch de Pinochet au Chili, d'autant plus qu'il a eu lieu avec la contribution des Américains. Ça leur a fait quand même plaisir de constater que leurs analyses apocalyptiques étaient exactes. Il faudrait en enregistrer les conséquences.

J'avais déjà eu l'occasion de dire que l'époque de la fin des Trente glorieuses à la fin du XXe siècle a bel et bien réussi la révolution de la fin de la société traditionnelle. On peut considérer que Mai 68 en est le symbole pour ceux qui s'expriment en termes révolutionnaires. Mais on risque de limiter le sens de ces changements si on considère les seuls discours gauchistes du Mai 68 français qui revendiquaient alors la doctrine marxiste-léniniste de prise du pouvoir. On pourrait en conclure que Mai 68 a échoué. Kojève, aurait dit à Aron que « ce n'est pas une révolution, [...] on ne tue personne » (Le Spectateur engagé, pp. 261-262)

Mais le vrai sens de l'échec du mythe gauchiste français de Mai 68, pour tous les témoins et tous les participants, qu'ils l'admettent ou non, a été assez rapidement perceptible. Ce n'est pas seulement la reprise en main par De Gaulle de la fin du mois de juin et le renvoi des journalistes de télévision en août, même si cela a marqué les esprits. C'est tout simplement la fin du Printemps de Prague le 21 août 1968 avec l'invasion des troupes du Pacte de Varsovie qui marquait l'échec brutal de l'idée de socialisme démocratique dans les pays de l'Est. Pour bien se rendre compte de l'effet sur les gauchistes, même quand on continue à faire semblant d'y croire, on peut écouter François Béranger qui construit dans sa tête « Une ville » (1970).

Peu de temps après, les désillusions communistes continuaient avec les Boat people du Vietnam (1975) et la chute des Khmers rouges au Cambodge (1978-82), puis de la « Bande des quatre » après la mort de Mao (1976), ou le syndicat Solidarnoœæ en Pologne dans les années 1980, pour aboutir finalement à la chute du mur de Berlin en 1989. Certains ne se sont pas habitués encore à cette réalité et font encore semblant de maintenir des mythes et des partis zombis.

Jacques Bolo

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