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Références / Culture - Février 2010

François Cusset : French Theory (2003)

François Cusset, French Theory, Paris, 2003, p.

Le livre de François Cusset, French Theory : Foucault, Derrida, Deleuze & Cie et la mutation de la vie intellectuelle aux États-Unis (2003-2005), comme son long titre l'indique, essaie de présenter l'histoire de l'influence de la philosophie postmoderne française aux USA. Le livre est sans doute un peu trop touffu, ce qui est dommage, car Cusset connaît bien son sujet et identifie bien les enjeux. Mais la plupart du temps, il vaut mieux connaître déjà ce dont il parle pour être capable de suivre. Ce qui constitue aussi souvent une des limites de cette French Theory.

François Cusset note bien que le succès des auteurs post-modernes français sur les campus américains paraît parfois étonnant pour un lecteur français, car ils sont un peu passés de mode, en France, depuis les années 1980. Peut-être est-ce dû à l'autarcie universitaire des campus US, dont Cusset décrit bien le fonctionnement. Cet isolement était un terrain propice au tournant formaliste et linguistique des études littéraires avant même l'arrivée de ces Français. L'« il n'y a pas de hors-texte » de Derrida (1967) rejoignait la théorie critique perçue sur le mode de l'intransitivité [sans objet]. Ce pur formalisme peut sembler contradictoire dans un contexte américain notoirement pragmatique. Sans doute est-ce un effet de l'enseignement pratique de l'écriture littéraire (presque inconnu en France, où l'on pense que c'est inné) qui génère une demande et une offre théorique.

L'aspect foisonnant du livre de Cusset donne parfois l'impression qu'il cède lui aussi à la tendance à « substituer à la logique argumentative de chaque oeuvre la magie d'un croisement de noms » (p. 100). Le name dropping est une pratique postmoderne bien assimilée par les étudiants, comme l'auteur en est conscient. Mais c'est un trait intellectuel général.

Comme le montre bien Cusset, le résultat concret de l'influence de la French Theory a abouti surtout à la création des « black, cultural & subaltern studies ». La politisation des campus s'est ainsi balkanisée en repliements communautaires (culture noire, féminisme, gays...) sous une forme toujours plus intellectualisée. Ce « cultural turn » a suscité des critiques des partisans classiques de la tradition marxiste, qui y a vu comme le PCF en mai 68, une diversion de « petits bourgeois » (qu'on appelle aujourd'hui « bobos »). À l'époque, les communistes négligeaient les « contradictions secondaires » au profit des « contradictions principales » qu'étaient l'économie et la lutte des classes.

Inversement, la coalition conservatrice, dont on reconnaît l'influence contemporaine, a développé la critique du « politiquement correct » qui souligne les conséquences purement verbales de cette option formaliste. Il est vrai que les intellectuels veulent souvent changer les mots en prétendant changer les choses. Les « actes de langages » en sont la justification théorique. C'est d'ailleurs cette French Theory qui est la cible réelle de la critique du livre La pensée 68, de Ferry et Renaud, en France. Le paradoxe est sans doute que ce sont ces vieux marxistes français postmodernes qui ont assumé la rénovation théorique de la fin du communisme sur les campus américains, tandis que les conservateurs eux-mêmes semblaient regretter le bon vieux temps du stalinisme.

Cusset souligne bien la vedettarisation des professeurs, dans la lutte que se livrent les campus américains. Même si les travaux des philosophes français donnent des clefs pour déchiffrer la modernité, en pensant les réseaux (anticipant Internet), un certain autisme résulte de la surenchère théorique. Par effet de mode, une lecture fragmentaire de théories mal comprises s'intègre à des fictions hollywoodiennes. Ce qui est aussi un phénomène assez naturel.

Dans le livre de Cusset, une sorte d'apologie de la French Theory ne remplace pas la bonne vulgarisation qui diffuserait mieux toutes les dimensions des débats qui déterminent, pour une grande part, les représentations actuelles. Sans doute faut-il y voir la rencontre postmoderne d'une conception pédagogique américaine, non-magistrale (voir la position de Dreyfus in Philosophie contre intelligence artificielle), et du rousseauisme français. La méthode classique des conservateurs (de droite et de gauche) a aussi des vertus pédagogiques.

La faiblesse finale du livre de Cusset devient manifeste par la reprise de l'Affaire Sokal qui en constituait l'ouverture. Alan Sokal s'était livré à un canular consistant à pasticher la French Theory dans une revue de ses partisans, Social Text. Puis, il avait publié, avec Jean Bricmont, un livre intitulé Impostures intellectuelles (1997-1999), qui critiquait surtout les allusions scientifiques erronées des auteurs post-modernes (en physique et mathématique) ainsi que le « relativisme » qui découle des cultural studies extrémistes. Cette fixation semble cantonner l'ouvrage de Cusset à une justification de la French Theory contre l'insolent Sokal. Mais ce plaidoyer se conclut fondamentalement sur le cliché épistémologique que la « théorie consiste finalement à émettre des hypothèses » (p. 347). Ce qui fait plutôt de nécessité vertu.

Le livre de Cusset nous permet de mieux comprendre le problème seulement esquissé par la critique de Sokal. Fidèle à son tropisme postmoderne, Cusset évoque à peine les théories des auteurs français, et survole seulement les auteurs américains qui mériteraient un livre à eux seuls. La parataxe théorique (juxtaposition sans liaison explicite) est la faiblesse de cette French Theory. L'influence des artistes, architectes, littéraires, fait de « la théorie », initialement « critique littéraire », une fiction allusive. Cusset en vient à justifier l'oxymore d'une « métaphorisation théorique », que Sokal critiquait en en pointant les malentendus scientifiques.

Et c'est cette confusion qui permet de trouver la solution au problème posé par les errements de la French Theory : la métaphorisation est littéraire (et la littérature est métaphorisation), mais la théorie est littérale.

Jacques Bolo

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