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Références / Culture - Mai 2019

Raymond Picard, Nouvelle critique ou Nouvelle imposture (1965)

Résumé

Un retour sur ces veilles polémiques montre bien leur inscription dans leur contexte historique et plus spécifiquement l'inconséquence méthodologique de certaines hypothèses qui traînent dans le contexte académique sous le couvert de scientificité. Il faudrait un peu plus de sérieux.

Raymond Picard, Nouvelle critique ou Nouvelle imposture, coll. « Libertés », n° 27, éd. Jean-Jacques Pauvert, Paris, 1965, 149 p.

Ce petit livre de Raymond Picard concerne principalement le Sur Racine (Le Seuil, 1963) de Roland Barthes et mentionnera quelques autres membres de la « nouvelle critique » des années 1960. Comme il s'agit ici d'une critique de la nouvelle critique particulièrement critique, on considère généralement qu'il s'agit d'un pamphlet, puisque « la critique » ou les comptes rendus en général sont plutôt des exercices d'admiration, quand il ne s'agit pas de simples services de presse.

On peut convenir qu'une analyse critique argumentée correspond bien à ce que devrait évoquer le terme critique, mais on ne refait pas la langue : quand les critiques sont très critiques, l'usage du terme pamphlet fait foi. On pourrait plutôt reprocher aux livres qui les méritent leur inconséquence. Du fait de cette caractérisation pamphlétaire si peu dans les usages universitaires, le professeur Picard se sent contraint de se justifier : « [si Barthes] écrit sur Racine et s'il publie ce qu'il écrit, c'est qu'il juge que sa subjectivité est universalisable et qu'il croit à la valeur de ce qu'il apporte » (p. 13). Il faudrait plutôt admettre que tout ouvrage est une contribution imparfaite qu'il conviendrait de réviser régulièrement pour tenir compte de la critique, si elle faisait son travail. Dans le cas du Sur Racine de Barthes, le problème est que beaucoup est à jeter selon Picard. Ce sont aussi des choses qui arrivent de temps en temps.

Buste de Roland Barthes à Cherbourg - photo Jacques Bolo
Buste de Roland Barthes devant la bibliothèque de Cherbourg" © photo : Jacques Bolo

Rhétorique mondaine

Un premier problème souligné est celui de la débauche d'expressions imagées incohérentes à propos de Racine. Sur la tragédie Britannicus, Barthes déclare : Néron enlace, « mais le critique ajoute aussitôt que cet enlacement qui est en même temps glissement, 'a un substitut funèbre, le poison' (IV-3). Étrange façon d'enlacer » (pp. 14-15), ou « 'la thématique de Néron est d'ordre incendiaire ; son âme est logiquement le glacé' » (p. 15). On connaît les exemples classiques d'images contradictoires des leçons de rhétorique, comme « le char de l'État navigue sur un volcan ». Picard interprète cela comme un jeu : « il s'agit moins ici d'une réflexion philosophique que d'un divertissement de salon de type : Question. Qu'est-ce qui brûle ? Réponse. L'incendie, le soleil, mon coeur, le rôti, le Phénix, la glace, etc. » (p. 23). Pris par son sujet Barthes imite peut-être les jeux littéraires de salon des XVII-XVIIIe qu'on a pu voir dans le film Ridicule. J'y verrai plutôt une sorte de confusion critique/littérature : le critique veut souvent imiter l'auteur qu'il commente, ici Racine, et finit par se prendre pour un écrivain. C'est souvent le cas des critiques de presse, qui sont aussi souvent des auteurs littéraires eux-mêmes.

Picard en conclut que « les affirmations de M. Barthes appartiennent le plus souvent à deux registres. Les unes sont (pour écrire un peu à sa manière) d'ordre vaticinal : sans intérêt explicatif, en général peu claires et légèrement insolites, ces révélations oraculaires doivent être acceptées telles quelles par le fidèle. Les autres, accompagnées de raisons et d'explications, sont susceptibles de contrôle : on découvre par malheur qu'elles reposent sur des fondements étonnamment fragiles » (p. 24).

Picard mentionne par exemple qu'« on ne sait donc exactement quelle signification donner aux termes Père (avec majuscule), d'Éros, de Faute, de Loi, de Sang, qui reviennent sans cesse » (p. 25) Il faut rappeler, pour les lecteurs des générations suivantes, que cette mode des majuscules, à l'époque, servait à souligner ce qui est à considérer comme des Concepts qui seraient plus conceptuels que les simples concepts. Cela pouvait correspondre à une imitation de l'allemand, considérée comme une langue directement philosophique (voir L'idéal de la mauvaise traduction), où les substantifs sont tous en majuscules. Mais, les auteurs comme Barthes utilisaient aussi sans arrêt les guillemets (ce qui reste encore vrai de nos jours), au moins pour remplacer le soulignement (qui indiquait les italiques sur les tapuscrits), quand on veut insister ou introduire un nouveau point. Guillemets pouvant servir à imiter la linguistique, qui était considérée comme une garantie de scientificité à cette époque structuraliste, parce qu'elle les utilise pour signifier qu'on parle des mots eux-mêmes, par opposition aux notations phonologiques ou phonétiques, respectivement entre barres obliques et entre crochets (ex. le mot « toupie », se prononce /tupi/, [tupi]).

Sur le même principe qui a persisté dans de nombreux avatars, Picard nous livre une bonne archéologie de la mode de l'étymologisme délirant : « faire d'Andromaque un drame patriotique parce que patrie et père ont la même racine, c'est prendre l'accessoire pour l'essentiel, et de surcroît, c'est tomber dans le ridicule. On ne saisit pas davantage la situation exacte de la sexualité de cette psychanalyse indéfinie » (p. 30). On constate qu'à l'époque, certains trouvaient risible cette pratique étymologiste. Depuis, elle s'est répandue sans vergogne dans l'université, avec le soutien de Heidegger. Mais la véritable légitimation provenait justement d'un freudisme plaqué qui voyait du complexe d'Oedipe partout : dès qu'on parle du père, il y a donc le meurtre du père et tout est sexuel.

Scientisme totalisant

Picard pointe la conception simpliste de l'universalisme qui consiste à généraliser abusivement : « toujours, jamais : les vérités dont le critique se fait le prophète sont absolues, universelles, définitives » (p. 35). Plus concrètement, quand Barthes décèle une structure « A a tout pouvoir sur B, A aime B, qui ne l'aime pas » valable selon Picard dans « trois tragédies sur onze. Le critique, impavide, le décèle dans les onze tragédies » (pp. 37-38). En fait, contrairement à la prétention de distance envers ces généralités du Barthes des Mythologies, il pourrait s'agir simplement de généralisations populaires (« les femmes, les jeunes, les Américains... ») importées telles quelles dans la philosophie sur le mode de l'essence : « la forme habituelle de son raisonnement est l'extrapolation aberrante : une ou deux observations [...] lui suffisent pour passer à l'universel » (p. 40). À sa décharge, on pourrait dire qu'avant l'informatique, on avait difficilement accès à la recherche exhaustive d'occurrences dans les textes. C'était donc le monopole des spécialistes comme Picard.

En pleine époque structuraliste, la mode était à l'illusion de décoder et analyser tous les mythes. Cela partait d'une volonté matérialiste (les faits, rien que les faits), inversement à ce que semble proposer Picard avec le reproche que : « le mystère même est pour lui sans mystère, [Barthes] pénètre tout, il explique tout, il connaît tout » (p. 35). Expliquer par le mystère est une critique littéraire théologique. Il faudrait simplement que les critiques sachent distinguer ce qu'ils sont capables d'analyser de ce qu'ils ignorent. Mais c'est sans doute au-dessus des compétences littéraires qui se font une fausse idée trop universaliste de la scientificité. Les sciences se satisfont de progresser étape par étape.

Il est aussi possible que l'interprétation de Picard veuille chercher la faute à tout prix quand il note que : « 'l'état parfait du tenebroso racinien', écrit [Barthes], 'ce sont les yeux en larmes levés vers le ciel.' [...] Or le critique ne trouve que deux exemples » (p. 41). Il pourrait s'agir d'un état parfait qui n'est atteint que dans deux cas. Certes, il s'agit probablement d'une généralisation salonarde, pour laquelle il n'est pas absurde de faire ce mot d'esprit. En l'occurrence « les yeux en larmes levés vers le ciel », sont plutôt notoirement une attitude sulpicienne. Est-ce Racine et son époque ou la lecture qu'on en fait à l'époque de Barthes qui évoquent ce registre ? En tout cas, le principe de généralisation à partir d'un seul exemple est possible pour caractériser un auteur, même si c'est effectivement désinvolte.

Approximations et contradictions jargonnantes

Il est plus sérieux de noter les approximations plus douteuses : « Ailleurs, il suffit d'un seul mot image prononcé une seule fois par un personnage, Néron, dans le vers 'je me fais de sa peine une image charmante' pour que le critique arrive aussitôt à cette formule définitive (mais à la vérité peu claire) : 'Néron, dont l'Éros est purement imaginaire' (p. 33). Un homme qui se fait une image ne saurait vivre que dans l'imaginaire » (p. 43), quoique cela signifie aussi que Néron se fait des illusions. Plus correct aussi de reprocher à Barthes une anticipation de ce que le personnage apprend seulement à la fin de la pièce : « Titus ignore l'amour d'Antiocus pour Bérénice ; il ne l'apprend qu'à la dernière scène de la pièce » (p. 44).

Le jargon est une spécialité de l'époque et de Barthes en particulier, ce qui avait été l'occasion d'un ouvrage parodique, de Jean-François Burnier, Le Roland-Barthes sans peine (1978). Picard note entre autres : « le sérail est 'un habitat féminin ou eunucloïde' (p. 101) » (p. 47). Un autre humoriste avait constaté que la méthode consiste à remplacer un mot par sa définition. Mais Barthes note bizarrement à propos du même harem que « c'est un lieu désexué » (p. 48), ce qui est aussi doublement contradictoire, si tout est sexuel avec le freudisme.

Picard interprète le phénomène assez justement : « le jargon de M. Barthes a de tout autres effets [que celui de la science] : sa fonction [...] est [...] de donner un prestige 'scientifique' à des absurdités, de manipuler avantageusement des lieux communs, de dissimuler (assez mal) l'indécision de la pensée » (pp. 51-52). Une des causes du régulier discrédit des sciences humaines consiste dans des théories poussées à leurs limites, jusqu'à l'absurde, qui perdent le contact avec la réalité. Picard en donne un autre exemple chez Barthes disant : « la souffrance du lien [de la fidélité] est une véritable apnée » (p. 52). Picard explicite que : « M. Barthes cite à l'appui les mots que dit Néron à Junie : 'si [...] je ne vais quelquefois respirer à vos pieds' (11,3) [...]. Or respirer signifie ici se détendre, avoir quelque répit, [...] comme le critique le note lui-même. [...] La coloration pneumatique (dirait M. Barthes) a entièrement disparu [...] et je ferai en outre observer combien serait ridicule l'image de Néron remplissant ses poumons au niveau des pieds de Junie. [...] Le terme médical d'apnée, qui semblait garantie au lecteur la précision d'un fait scientifique, ne recouvre qu'une comparaison vague et inexacte » (pp. 52-54). Outre le côté tatillon de Picard et le fait qu'apnée paraissait scientifique à l'époque, on constate effectivement le jeu sur une fausse ambiguïté du terme respirer que Barthes semble prendre au mot. Picard a peut-être aussi été vexé de devoir chercher apnée dans le dictionnaire. La psychologie des professeurs est toujours à prendre en compte.

Plus ironiquement, Picard pointe dans un autre cas : « Barthes conclut (prudemment cette fois) : 'il y a probablement chez Racine une imagination descensionnelle' (pp. 51-52). Or qu'y a-t-il en fait sous ces formules savantes ? La constatation que la tragédie finit mal » (p. 55). Jean-François Revel avait noté une tendance semblable pour le cinéma selon Souriau qui disait que « le passage de la réalité pelliculaire à la réalité écranique par l'intermédiaire de la réalité lenticulaire constitue une authentique promotion anaphorique » (Pourquoi des philosophes ?, pp. 59-60) pour dire simplement que la pellicule avance de bas en haut dans le projecteur. En fait, il faut bien comprendre que la contrainte académique d'alors était l'injonction de fonder la scientificité de ses théories sur des réalités matérielles, sans doute avec le renfort du matérialiste marxisme dominant. Il faut imaginer les conséquences pour les étudiants d'alors et pour la postérité dans laquelle on baigne encore.

Du coup, Picard s'amuse à la traduction en jargon d'une citation : « imaginons, pour grossir un peu les choses, un ouvrage qui définirait Corneille par 'l'actualisation héroïque d'une éthique projective' et qui verrait au contraire Racine 'la figuration présentielle d'une historisation anthropologique' ; ne serait-il pas agaçant de découvrir, après avoir un peu cherché, que c'est tout simplement la traduction (exécrable), en jargon à la mode, du trop fameux : 'Racine peint les hommes tels qu'ils sont ; Corneille tels qu'ils devraient être' ? » (p. 56). Picard est néanmoins optimiste : il faudrait sans doute chercher beaucoup et plus probablement ne pas trouver. La conséquence en serait sans doute une surenchère jargonnante.

Picard anticipe aussi la critique de la revendication scientiste (physicienne) qui sera plus tard la cible du livre de Sokal et Bricmont, Impostures intellectuelles (1997) en notant que : « de l'indéterminisme moderne [allusion à la physique quantique], il tire une sorte de 'on peut dire n'importe quoi' » (p. 66). Ce que Picard analyse malheureusement d'une façon (partiellement) maladroite : « les mots de Racine ont une signification littérale qui s'imposait aux spectateurs et aux lecteurs du XVIIe siècle et qu'on ne peut méconnaître à moins qu'on ne fasse du langage un jeu de hasard » (p. 66). Il est parfaitement exact que l'important est le sens qu'avaient les pièces de Racine pour les spectateurs de son temps, mais le terme « littéral » est en fait contradictoire, puisque Picard ajoute : « on n'a pas le droit de voir une évocation de l'eau dans la formule 'remettre dans le port', ni l'allusion précise au mécanisme respiratoire de l'expression 'respirer à vos pieds' » (idem), car justement, ce jeu sur les mots de Barthes sont fondés sur le sens littéral. Picard aurait dû dire que Barthes ne comprenait pas le sens figuré de ces expressions. La confusion réciproque vient sans doute du passage de la critique littéraire traditionnelle qui parlait de sens littéral/figuré, à une importation de la linguistique par cette nouvelle critique ou la psychanalyse. Leurs spécialistes (qui avaient été formés à la grammaire classique) ne comprenaient pas vraiment les nouveaux termes linguistiques, en les prenant souvent littéralement ! N.B. La linguistique négligeait alors les textes littéraires pour se concentrer sur la syntaxe de la phrase, et il n'est pas évident que le retour postérieur au texte ne relève pas de ce genre de confusions.

On peut aussi penser que cet épisode relève d'un freudisme considérant que tous les mots sont significatifs et symboliques. En défense de Barthes, on pourrait admettre qu'il existe toujours la possibilité de voir autre chose dans un texte, en particulier à une autre époque. Mais je parle ici d'un freudisme plaqué. J'ai eu l'occasion de dire à propos de Finkielkraut qu'un raisonnement par l'absurde était démontré comme faux quand ses conséquences sont précisément absurdes. Ce qui suppose donc d'admettre un jugement de fait fondé sur la réalité ou le bon sens. Mais il règne un goût pour l'absurde dans l'université qui tend à confondre les bonnes blagues avec le réel. Credo quia absurdum : la scolastique académique y croit parce que c'est absurde.

Picard en conclut ici sur le biais classique de la mauvaise philosophie : « de la philosophie, malheureusement, [Barthes] semble trop souvent oublier la pensée pour ne garder que le vocabulaire et les automatismes : c'est l'inverse qu'il faudrait faire » (p. 57), ou « presque à chaque page [...] la partie est donnée pour le tout, le plusieurs pour l'universel, l'hypothétique pour le catégorique, le principe de non-contradiction et bafoué, l'accident est pris pour l'essence, la rencontre pour une loi... » (p. 58). Autant le dire franchement : cette mauvaise leçon de la philosophie est ce que l'université a généralisé depuis les années 1960.

La critique spécifique du travail de Barthes correspond bien au cadre pseudo-scientiste de l'époque quand « il exige que cette critique vouée à l'arbitraire soit catégorique et absolue » (pp. 71 & 73), que Picard caractérise assez justement comme « à la fois impressionniste et dogmatique » (p. 76). Mais il faudrait même être un peu plus sévère et précis dans certains cas. Quand Barthes dit (avec l'abus habituel de majuscules), que « la nomination du Mal l'épuise tout entier, le Mal est tautologique, Phèdre est une tragédie nominaliste' (p. 115) » (p. 77). Picard pourrait ajouter que le nominalisme dit exactement le contraire à propos des mots, qui sont de simples étiquettes pour cette philosophie médiévale. Signalons aussi que l'idée barthienne de tautologie bourgeoise (des expressions comme « une femme est une femme ») ne signifie pas de toute façon qu'un seul mot puisse être tautologique. Tout ça est sans doute mal dit par goût de la formule. Picard se contente correctement de lui opposer que « ...ce sont les actes auxquels le langage a conduit et non, quelle que soit sa valeur magique, le langage à lui seul qui constitue le mal » (p. 77). C'est juste, mais il faudrait envisager l'influence des actes de langage d'Austin, encore la linguistique, qui fait du langage une action au lieu d'être un simple indice (voir aussi le cas de Di Rosa ce mois-ci). L'usage « matérialiste » précédemment noté sur le mode Souriau montre que cet indice peut aussi être mal utilisé.

Paradoxe biographiste

En fait, toute cette affaire a sans doute commencé du fait que Barthes avait critiqué Picard au passage dans son livre en l'accusant de tomber dans le biographisme (pp. 80-83), alors qu'au final Picard note que « cet ouvrage [de Barthes] se présente comme résolument biographique et son hypothèse de travail est précisément que l'oeuvre et la vie correspondent » (p. 60). Il faut comprendre la psychologie professorale qui repose sur la flagornerie malgré les détestations réciproques. Le milieu de la culture est le lieu de la sociabilité salonarde, mais si on vous cherche, il ne faut pas vous laisser faire. L'interdiction des duels a mis du temps à s'imposer. Puisqu'il est question du thème de la vie des auteurs, le fameux critique Sainte-Beuve, dont c'était la marotte s'était livré lui-même à l'exercice dangereux d'un duel au pistolet (qui s'était avéré sans conséquence).

La vraie anomalie de cette querelle est que Barthes prétendait s'opposer à la critique académique lansonienne ou ce qu'elle était supposée être (biographique) pour ses opposants dans les années 1960 (p. 84), mais sa nouvelle critique aboutit fréquemment au biographisme qu'il critiquait sur le mode du Contre Sainte-Beuve de Proust. La nouvelle critique, partiellement inspirée du new criticism anglais, voulait surtout renverser (au nom du marxisme, du freudisme et de la linguistique) l'ordre universitaire établi. Picard note que c'est bien ce qui est arrivé (pp. 87-88).

Cette nouvelle critique française, outre l'« impressionnisme dogmatique » de Barthes, produit également une psychocritique intempestive qui voit carrément l'oeuvre comme un discours du malade et une idée fixe de l'auteur (p. 89) : « la psychanalyse littéraire [...] préfère considérer les tragédies comme des confidences involontaires – pourquoi pas des actes manqués ? – et faire un diagnostic sans avoir les éléments indispensables » (p. 92). La méthode va très loin avec l'autre nouveau critique « Jean-Paul Weber dans son livre sur la Genèse de l'oeuvre poétique [qui réduit l'oeuvre d'un écrivain à] une hantise ou un thème unique [...] se racinant dans quelque événement en général oublié de l'enfance d'un écrivain (p. 19) » (pp. 93-94).

On observe au passage le principe selon lequel la fiction est à la fois perçue comme une psychanalyse et comme une preuve de validité de la psychanalyse. C'est une forme dogmatique délirante du freudisme omniprésente au cours des années 1960-1970 dans le monde académique et intellectuel en général. Le problème était alors qu'on tolérait les délires du simple fait qu'ils faisaient allusion aux dogmes freudiens ou marxistes, comme les croyants en général tolèrent leurs fanatiques religieux. Les fidèles peuvent y voir une forme d'exaltation poétique en quelque sorte, ou le discours d'enfants qui récitent (mal) un catéchisme. Mais la confusion est validée comme une sorte d'écholalie. Or, le véritable problème pédagogique consiste à vérifier que les connaissances sont bien acquises en dehors de la simple répétition machinale et approximative.

Weber déclare par exemple que « 'le thème de Vigny est l'horloge' (p. 33) [...]. Et il relève aussitôt dans l'oeuvre du poète les mots ou idées d'heure, de moment, de jour, de temps, de cadran, de cercle, de balancement, etc., etc., [...]. Ayant identifié le thème, il trouve dans le Journal de Vigny 'le texte capital, celui qui va nous permettre [...] les contours et l'époque de l'événement traumatisant' (p. 46). Ce texte révèle en effet que les parents de Vigny ont acheté une pendule noire quand le futur poète avait sept ans » (p. 94). Comme le note Picard : « il est clair que l'obsession est non pas dans le poète, mais chez le critique » qui relève toutes les expressions « à cette heure paisible », « dans les heures du soir », etc. ou l'étymologie du nom Bell (cloche, timbre) présente dans l'oeuvre (p. 96). Si on peut admettre la possible présence de cette thématique du fait de la nouveauté de la diffusion de l'horloge au XIXe siècle, Weber l'applique donc à chaque occurrence temporelle chez Vigny. Il faut comprendre que cela se veut respectueux d'une méthodologie scientifique de statistique lexicale et fournit donc des possibilités infinies de travaux académiques pour les étudiants dociles. Le fait que Weber applique la méthode à tous les poètes (p. 100) montre le désir de science systématique contre l'éclectisme des amateurs de littérature dilettantes.

Picard ironise donc en disant qu'« une telle conception [...] est fondamentalement biographique et génétique. [...] La vieille école 'lansonienne' séparait du moins l'homme et l'oeuvre » (p. 116). Comme le note aussi Picard, « en fait, la vieille critique biographique s'est rarement attardée avec autant de complaisance à de pareils détails » (p. 111). Il précise également que « Lanson (méconnu ici encore) reprochait à Sainte-Beuve d'avoir 'employé les oeuvres pour constituer des biographies' » (p. 122). On peut se dire aussi que Lanson est méconnu parce que mal enseigné. C'est un certain défaut contemporain (depuis cette époque) d'enseigner les critiques (ici de Lanson) sans enseigner les bases de sa doctrine.

Littérature

Mais le problème est plutôt de définir ce qu'est la littérature, le statut académique de la critique ou ce qu'on doit enseigner. Une indication amusante est offerte quand « Jean-Pierre Richard déclare de son côté : 'la critique moderne mérite [...] le titre de totalitaire. Entendons qu'elle vise à ressaisir l'oeuvre [...] dans sa totalité, c'est-à-dire à la fois dans son unité et dans sa cohérence' » (p. 107). Ce délicieux totalitarisme, en pleine période stalinienne, correspond à la forme littéraire de clin d'oeil à l'air du temps marxisant : outre les joies du stalinisme littéraire ou réel, on redécouvrait Hegel et ses totalités. On peut considérer généreusement qu'il s'agissait bien d'une recherche de l'unité de la personnalité de l'auteur et de l'oeuvre, mais cela n'exclut pas les contradictions comme celle de Weber, qui prétend paradoxalement : « préférer l'oeuvre, la chose écrite, à l'auteur. L'individu vivant est anecdotique » (pp. 109-110). La même contextualisation constate que Weber reprend ici le dogme bateau marxiste (et fasciste) de la négation de l'individu. Une explication bienveillante et matérielle de ce totalitarisme déclamatoire pourrait considérer qu'il s'agit simplement d'un biais critique professoral effectivement globaliste, dans la lignée de l'accomplissement de l'érudition lansonienne : quand on a tout lu d'un auteur, on voit des parentés et des redites.

On peut cependant regretter que la définition de la littérature selon Weber soit réduite à « une hantise ou un thème unique » (p. 108) au lieu de dimensions multiples (style, époque, psychologie, idéologie...), sans parler du fait que le thème unique est différent selon ces critiques eux-mêmes. Picard note que pour Weber : « une oeuvre littéraire se réduirait ainsi au rabâchage obsessionnel et diffus d'un thème, 'se racinant dans quelque événement, en général oublié, de l'enfance de l'écrivain' » (p. 108), ce qui est bien une vision psychanalytique mécaniste, qui considère l'oeuvre comme un symptome.

Picard y voit plutôt une explication réductrice des textes par « une autre structure – psychique et biographique (métaphysique chez d'autres critiques) –. [...] L'adhésion à un tel type d'explication entraîne [...] une dissolution de l'oeuvre littéraire comme telle » (pp. 104-105). Il reproche à ces nouveaux critiques d'avoir « une certaine conception de l'oeuvre littéraire. Ils la considèrent comme une collection de signes dont la signification est ailleurs, dans un ailleurs psychanalytique [...], ou dans l'ailleurs pseudo-marxiste d'une structure économico-politique, ou dans l'ailleurs de tel ou tel univers métaphysique qui serait celui de l'auteur » (p. 113). Il me semble que le problème est plutôt de n'en voir qu'un pour chaque critique, plutôt qu'admettre un ensemble de composantes sur une desquelles tel ou tel critique peut insister.

Picard généralise un peu cavalièrement : « ces critiques littéraires ne croient pas à la spécificité de la littérature » (p. 117). Mais il lui faudrait mieux la définir, outre les généralités techniques (roman, théâtre, poésie...), sous risque de tautologie. Il est possible que les erreurs de la nouvelle critique proviennent de l'absence de clarté de la spécificité littéraire, toujours invoquée, mais toujours ineffable ! Les mauvais élèves sont aussi un indice des mauvais professeurs qui contrôlent mal l'acquisition de connaissances qu'ils diffusent ou des hypothèses personnelles qu'ils élaborent. Ce que la nouvelle critique reproduit fidèlement.

Il est aussi possible que l'explication soit plus banale. On ne combat pas une généralisation par une autre généralisation : « croire que la profondeur de l'oeuvre est dans ses en-dessous et dans ses caves, c'est [...] être dupe de la métaphore. La profondeur d'une expression est dans ce qu'elle dit, et non pas nécessairement dans ce qu'elle dissimulerait et révélerait à la fois » (pp. 133-134). Le fait qu'il existe parfois des sens cachés, volontairement (roman à clé) ou involontairement (d'où l'acte manqué freudien), ne signifie pas que le sens est toujours caché et que le sens explicite est toujours mensonger. Une oeuvre réussie n'est surtout pas toujours un acte manqué !

Comme le dit bien Picard : « les tragédies de Racine, il devient indispensable de le rappeler, n'ont pas été obtenues par le procédé de l'écriture automatique » (p. 141), bien qu'il admette un peu trop facilement la légitimité du surréalisme et de l'écriture automatique : « il est évident que l'anti-littérature, surréaliste ou pas – est très vite intégrée à la littérature dont [...] elle élargit le concept » (p. 140). En fait, le surréalisme, et son influence extrême à l'époque, est peut-être la vraie cause de cette nouvelle critique qui revendique une forme d'irrationalité (la rationalité étant considérée comme bourgeoise et ignorante de l'inconscient).

Cette nouvelle critique considérait bel et bien que les oeuvres étaient le produit de l'inconscient collectif, comme tout le reste d'ailleurs (sauf la nouvelle critique elle-même sans doute). Une raison pratique, comme nous l'avons vu, pourrait être la sorte d'appropriation de l'oeuvre par le lecteur cultivé, et par le critique qui tend à imiter le style de l'auteur dans ses commentaires, de même qu'on a tendance à penser en vers après la lecture de poèmes.

La tentative de définition à laquelle s'essaie Picard est un peu trop généraliste : « la littérature, [...] c'est-à-dire l'activité volontaire et lucide d'un homme qui se livre, en fonction de normes et d'exigences qu'il a faites siennes, à un travail d'expression » (p. 138). C'est peut-être la limite de toute théorie académique que vouloir trop bien définir son objet au point d'aboutir à des truismes. Picard critique assez platement le fait que : « la nouvelle critique [...] met sur le même plan [...] les textes qu'elle tire d'une lettre intime, d'une oeuvre publique, d'une note griffonnée à la hâte, d'un commentaire critique, d'un brouillon ou même d'un témoignage » (p. 120). Outre le fait qu'il est toujours possible de trouver quelque part une information éclairante sur une oeuvre, il faudrait simplement considérer que ce dont il parle est un biais d'universitaire submergé sous la documentation et les paratextes. Il en résulte une certaine forme de complotisme : outre la vanité professorale banale de prétendre découvrir ce que personne d'autre n'avait vu avant soi, la conception freudo-marxiste de l'époque voyait donc logiquement la littérature comme une sorte de ruse de l'inconscient ou de la raison (et de la bourgeoisie).

Picard rétablit par contre plus judicieusement l'orthodoxie psychanalytique quand il dit que « le propre de l'inconscient est de rester ignoré de tous » (p. 130) et il conclut que c'est justement ce qui permet les « interprétations délirantes [...] pour rendre compte du chaos fluide qui a son origine dans un inconscient inaccessible, une hypothèse est lancée, que rien ne vient ni infirmer ni corroborer, qui devient aussitôt certitude » (p. 132). C'est souvent le problème général des sciences humaines qui proposent des théorisations qui reposent souvent sur le principe « se non è vero è bene trovato ». On peut constater ici que Picard cède immédiatement à la vanité du mot d'auteur : « la vérité d'un écrivain est dans ce qu'il a choisi, non pas exclusivement dans ce qui l'a choisi » (p. 136). L'ironie est justement que ce principe de l'ambiguïté linguistique orale est chère aux auteurs structuralistes proches de la nouvelle critique. On peut y voir une illustration de la difficulté de distinguer la critique de la littérature et leur mimétisme réciproque.

Conclusion

Dans les dernières pages de son opuscule, à cause de son titre, Nouvelle critique ou Nouvelle imposture, Picard se reprochera scrupuleusement de généraliser. Il est de bonne méthode de préférer la spécification aux généralisations : la vraie généralité littéraire est précisément dans la diversité subjective des oeuvres que le critique se doit de restituer. Il ne sert à rien de ressasser qu'un auteur écrit toujours le même livre (même si c'est effectivement ce qu'a montré Umberto Eco dans un article célèbre : « James Bond : une combinatoire narrative ». In: Communications, 8, 1966. « Recherches sémiologiques : l'analyse structurale du récit ». pp. 77-93.). Picard note ainsi préférer Richard à Weber (p. 145) et justifie aussi son texte par le manque de sens critique des comptes rendus du livre de Barthes face au n'importe quoi et au buzz (pp. 146-147).

On peut retenir du livre de Picard que les textes littéraires constituent des documents dont la critique exige un minimum de respect des sources. J'ai déjà noté ailleurs que le rôle du lecteur dont on parlait à l'époque, et qu'Umberto Eco encore avait souligné dans L'oeuvre ouverte, avait été remis en question par Eco lui-même un peu plus tard, face au flot d'interprétations inconséquentes dont il avait contribué à être l'inspirateur et la caution. Il l'avait fait ce mea culpa en direct à la télévision au cours d'une fameuse émission d'Apostrophe (à 4:30) de Bernard Pivot en 1992.

Pour éviter les aberrations, l'intérêt d'un minimum de contextualisation consiste ainsi à noter que la réalité de la critique d'alors était justement l'idée d'un dévoilement de l'auteur et de l'époque incluse dans la littérature. Cette pratique avait déjà caractérisé l'analyse critique de Lanson (qui avait forcément constitué la formation des professeurs alors en poste). Les auteurs critiqués par Picard représentent plutôt une régression biographiste (qu'on attribue généralement à Sainte-Beuve) justifiée par une conception de la psychanalyse considérée alors comme équivalent du marxisme dans leur scientificité dogmatique et par une opposition à la critique universitaire traditionnelle, avec Lanson comme tête de Turc.

L'imposture de cette nouvelle critique était surtout un recouvrement de cette approche lansonienne par l'idée freudienne d'inconscient intégrée par le biais du surréalisme dominant, ainsi que par la perspective économique ou sociale marxiste, dont les critiques phares étaient Lucien Goldmann (un peu oublié aujourd'hui) et Georg Lukacs.

On peut observer aussi que l'option psychanalytique de la nouvelle critique n'envisage pas le principe des oeuvres de commande, comme l'est sans doute le Sur Racine de Barthes, même si un auteur peut effectivement toujours y mettre un peu de lui-même, mais sans « unité » qui signifierait ici une sorte de révélation de soi absolue. La littérature est aussi un métier.

Au final, on peut se dire que la nouvelle forme d'oeuvres de commande est celle de la critique universitaire. Elle substitue le financement des postes académiques aux inévitables pique-assiette de salons, mais doit justifier de sa scientificité par les icônes du moment. Picard donne l'exemple d'« un étudiant [...qui] suggère qu'il fallait interpréter le fameux 'Sortez', par lequel Roxane envoie Bajazet à la mort, en fonction de l'expérience intra-utérine de Racine. [...] Que répondre à cela ? » (p. 129). Un tel exemple rend manifeste la démonstration par l'absurde. Mais on peut s'étonner de voir assumée l'impuissance institutionnelle (à moins de reconnaître que l'étudiant a fait fort dans l'exercice académique de pousser l'absurde à la limite et que ça mérite un diplôme). Le cadre universitaire devrait pourtant enregistrer que l'attribution d'un titre académique aura la conséquence d'une reproduction de ce genre de thèse dans un enseignement et dans la sélection future de toute une lignée de bons élèves dociles. La scientificité devrait surtout correspondre à une validation plus correcte des programmes.

Jacques Bolo

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