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Culture / Internet - Novembre 2017

Robert Darnton, Apologie du livre : Demain, Aujourd'hui, Hier (2009)

Résumé

Original recueil d'articles, sur fond de procès sur la numérisation des livres par Google, où Darnton semble osciller en permanence entre son amour du livre papier et sa fascination pour les possibilités infinies d'Internet et du livre électronique

Robert Darnton, Apologie du livre : Demain, Aujourd'hui, Hier, édition augmentée, traduit de l'anglais par Jean-François Sené, coll. « Folio : Essais », n° 570, éd. Gallimard, Paris, 2012 (2010, 2009), 316 p.

Au début des années 2000, le projet de Google de numériser les livres des bibliothèques a provoqué un procès de la part des détenteurs des droits d'auteur en 2005, l'affaire s'est conclue par un accord en 2008. Robert Darnton, spécialiste de l'histoire du livre et directeur de la bibliothèque de Harvard depuis 2007, n'est pas contre le fait que Google numérise les livres tombés dans le domaine public, mais s'inquiète de la position de monopole de Google (pp. 12-14). Spécialiste de l'époque des Lumières, Darnton considère Internet comme la dernière mutation de l'histoire de la transmission des connaissances, après l'écriture, il y a 6000 ans ; la notation alphabétique, il y a 3000 ans et le codex (2000 ans) ; l'imprimerie, il y a 650 ans, en 1450 pour Gutenberg (bien que précédée en 1050 par la Chine et en 1234 par la Corée pour les caractères mobiles). La quatrième révolution d'Internet (inventé en 1974 et généralisé à partir de 1995) marque aussi une accélération de l'histoire (pp. 95-96).

Le fil conducteur du livre de Darnton consiste curieusement à contredire l'idée de la nouveauté des phénomènes qu'on attribue aux textes numériques et Internet. Son premier article « La lecture et ses mystères » (p. 25-60), utilise l'histoire du livre comme modèle pour nous révéler, à la fin de la Renaissance, l'usage du livre par à-coups et en notant des recueils de citations (p. 26). Darnton semble nous renvoyer à l'utilisation actuelle d'Internet que critiquent ceux qui s'y opposent au nom de la tradition. Il nous expose les particularités du George Madan's notebook (idem), ou le recueil de citations de Jefferson avec beaucoup de poètes, quelques philosophes, et des textes affreusement misogynes tirés de Milton à l'exception d'une citation féministe de Thomas Ottway (pp. 32-40). Darnton ne semble pas trop envisager qu'il s'agisse d'humour vache de la part de Jefferson (ou de Madan), sur le modèle de cette « auto-parodie patricienne, du genre de celle qui renforce les distinctions sociales tout en les tournant en dérision » (pp. 29-30), dont il parlait et qu'il faut garder à l'esprit pour la lecture de ce recueil.

De même, William Drake rassemble des carnets de 1627 à 1650 sur les événements de la guerre civile anglaise et comprenait la lecture comme digestion, une lecture utilitaire (pp. 41-44). « Gabriel Harvey lut et relut une édition de 1555 de l'Histoire de Rome de Tite Live pendant vingt-deux ans et laissa derrière lui une traînée d'annotations que l'on peut souvent associer à des événements contemporains » (p. 44). Mais il ne faut pas se faire d'illusions non plus en disant que « Harvey était simplement un pourvoyeur de munitions [tourné] vers l'action plutôt que vers la contemplation » (p. 45), en étant au service du comte de Leicester (comme spin doctor). Les intellectuels ont toujours été des idéologues. Dire aussi que « Drake [...] ne voyait guère que ruse et tromperie dans le monde autour de lui [...] une guerre contre tous les autres » (p. 48) devrait normalement le créditer d'une antériorité sur Hobbes au lieu de tomber dans le fameux « plagiat par anticipation », en s'appuyant sur Sharpe qui dit que : « 'Drake surpasse en machiavélisme le diable lui-même' et se transforme en hobbesien avant même de lire Hobbes. Mais cela pose un problème, car Drake ne fait qu'assembler des citations alors que Machiavel et Hobbes rédigèrent des traités systématiques » (p. 49). Le monde académique ne prête qu'aux riches, au lieu de considérer que Machiavel et Hobbes ont connu Drake ou qu'ils ont simplement fait la même chose que lui comme travail préparatoire. Mais Darnton admet quand même la compilation de Drake comme création, car il « exerça son propre jugement comme individu autonome [...] attitude qui se ferait jour cent ans plus tard à l'âge des Lumières : individualisme, scepticisme, utilitarisme, rationalisme et idées religieuses proches du déisme » (p. 50).

Cet usage décousu de la lecture est bien celui qui peut aussi se manifester sur Internet. Darnton ne suit pas forcément Sharpe qui interprète ces recueils de citations à la lumière des postmodernes comme Foucault pour : « rendre justice à la dimension sociale de la pensée » (p. 53). Il fait bien, car il ne faut pas entretenir ce genre de légende savante datée. La pensée n'est pas sociale, mais individuelle. Ici, cela veut surtout dire qu'il n'y a pas que les grands auteurs qui pensent. Les compilations montraient d'ailleurs que les citations, spécialement antiques, étaient dans l'air bien auparavant et que leur collecte pouvait donc avoir été réalisée par d'autres. On parle d'ailleurs ici de l'écriture et des archives disponibles, mais ceux qui lisaient ne prenaient pas forcément de notes et pouvaient citer et réciter oralement. C'était d'ailleurs l'usage courant du rapport aux textes, à cette époque, comme avec la Bible.

Il n'est peut-être pas non plus très conforme à la réalité de considérer que « l'essor du roman encouragera l'habitude de découvrir des livres de la première à la dernière page » (p. 54), par opposition à « la lecture segmentaire [qui ] contraignait à lire de façon active, [...] lire pour agir » (idem). Il est plus que probable que les deux pratiques ont toujours coexisté. Et Darnton devrait plutôt envisager un même mécanisme, quand il dit que « Sharpe [...] harangue le lecteur, déclame Derrida et brandit Foucault. [...] Cela ressemble étrangement à un catéchisme douteux » (p. 57). Cela correspond assez à l'usage précédent où « la collecte de citation faisait d'eux des auteurs » (p. 55). C'est d'ailleurs la pratique normale des professeurs qui, par définition, enseignent les théories (plus ou moins farfelues et datées) des autres.

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L'article « Que nous apprend sur demain l'histoire du livre ? » (p. 61-94), retourne à la spécialité de Darnton sur l'histoire du support écrit, avec son travail sur archives à la Société typographique de Neuchâtel (p. 62). On s'aperçoit encore une fois que « loin de traiter du seul passé, cette histoire abonde en éléments susceptibles de nourrir une réflexion sur l'avenir du livre et sa configuration » (p. 61). En s'intéressant, dans les années 1960, à l'« histoire d'en bas (ou histoire sociale) » (p. 63), on considérait que « les plumitifs et les écrivaillons méritaient autant de considération que les philosophes célèbres » (p. 64). Darnton note d'ailleurs que les « brochures de Machiavel, Hobbes et Locke en tant qu'elles s'inscrivent dans un débat général » (p. 89). On peut y voir une correspondance stricte avec le foisonnement d'Internet.

De même, à moins d'exalter un ascétisme qui frise le masochisme, on n'est pas obligé de préférer la situation passée où « le papier représentait 50 % des frais [...] et 75 % des frais pour l'Encyclopédie » avec les aléas climatiques par manque ou excès d'eau (p. 65) le besoin de recompter les feuilles à la livraison pour les imprimeurs (p. 67), la contrebande par transport à dos d'homme dans des cols enneigés avec neuf ans de galère en cas d'arrestation (pp. 70-72), déjà le piratage (p. 74), les réglementations et interdits, comme l'« obligation de passer par Paris en 1783 » (p. 77), la vente du manuscrit à plusieurs éditeurs (p. 79). On se dit que l'étude patiente de ces contingences a seulement permis une belle carrière à Darnton aboutissant au tableau du cycle de vie du livre (p. 81).

Poursuivant les parallélismes, Darnton note l'existence de fakes, dont un plus subtil qui mentionne lui-même « la moitié de cet article est vrai » (p. 88) dans la lignée de l'apparition des romans à clef (p. 89). Il parle de la reprise des « mêmes anecdotes racontées presque dans les mêmes termes » (pp. 89-90), principe fondamental de la tradition orale (patchwork plutôt que plagiat), ou bien qu'« aux XVIIe et XVIIIe siècles, [...] 'anecdote' signifiait 'histoire secrète' » (p. 90) comme rumeurs concernant des célébrités, ou des autres questions concernant les droits d'auteur. Rien de nouveau sous le soleil d'Internet.

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Dans l'article « Le paysage de l'information et l'instabilité des textes » (p. 95-148), comme son nom l'indique, Darnton signale que « chaque ère a été, à sa façon, un âge de l'information et [...] celle-ci a toujours été instable » (p. 99). En plus des canulars et des conventions techniques arbitraires de la presse (pp. 99-100), Darnton affirme clairement : « je crois que les nouvelles [...] n'ont jamais correspondu exactement à ce qui s'est passé ». Il nous fait part d'une expérience personnelle quand il était étudiant reporter en 1959. Les fiches de police qu'il épluchait devaient être assez importantes pour déranger la partie de poker des reporters chevronnés dans un bureau au poste de police de Newark (p. 103) : « un jour [...] un viol assorti d'un homicide [...]. Quand je l'ai montré au lieutenant de service, il m'a regardé avec dégoût [...] en désignant un B entre parenthèses. Ce n'est qu'alors que j'ai remarqué que tous les noms étaient suivis d'un B pour Black ou d'un W pour White. J'ignorais que les crimes impliquant les Noirs n'avaient pas valeur d'informations. [...] Je me méfie à présent des journaux ». On voit l'intérêt des détails concrets de l'expérience personnelle, théorisée explicitement par les acteurs eux-mêmes : « Les journaux doivent être lus pour s'informer sur la façon dont les contemporains ont interprété les événements plutôt que comme une connaissance fiable » (p. 104). Ce n'est pas parce que Darnton est professeur que cette information a une valeur. C'est parce qu'il a connu cette expérience qu'il la possède et qu'il l'a gardée en réserve pour la communiquer le cas échéant.

Plus classiquement, Darnton rappelle l'exemple de la propagande militaire : au cours de la guerre anglo-américaine, dans les journaux anglais, Washington fut déclaré mort quatre fois et le général Benedict Arnold vingt-six fois (pp. 104-107), et l'expert bibliographe qu'il est rappelle aussi les problèmes de l'établissement du texte des pièces de Shakespeare entre exemplaires fautifs du fait d'« éditeur sans scrupules qui avaient utilisé des versions corrompues du texte. [...car] il ne subsiste aucun manuscrit de Shakespeare », du fait des corrections d'imprimerie (pp. 104-107), elles-mêmes remises en perspective par McKenzie en s'intéressant à l'organisation des imprimeurs (pp. 117-124) : « ces discussions furent en général ignorées du reste du monde [...] mais pour les bibliographes les enjeux étaient énormes » (p. 122).

Darnton signale aussi que les auteurs eux-mêmes n'arrangeaient pas les choses. « Voltaire [...] collabora avec des pirates en ajoutant des passages aux éditions qu'ils publiaient [...] les libraires s'en plaignirent [...] leurs clients protestaient ». Bref : « la stabilité textuelle n'a jamais existé avant Internet » (pp. 133-134). Il ne faut pas oublier que la situation des écrivains était différente : « Samuel Johnson incarne l'écrivain professionnel qui vivait de sa plume et non du mécénat et qui se glorifiait de répondre à la demande du marché littéraire » (p. 129).

Ici encore, on voit la relation entre les auteurs contemporains de Voltaire et la situation des producteurs de textes numériques aujourd'hui. La reconnaissance de leur statut définit aussi les conditions de la conservation de leurs écrits : « les spécialistes en littérature et les historiens dépendent beaucoup de recherche dans les almanachs, les livres de colportage et les autres formes de littérature populaire, et cependant peu de ces ouvrages ont survécu [...] méprisés par les collectionneurs et les bibliothécaires » (p. 140). L'intérêt de Darnton pour la numérisation par Google se fonde sur les perspectives de la « possibilité de recherche impliquant des masses considérables de données » (p. 137) et sur l'inquiétude devant les risques de pertes « nous avons perdu 80 % des films muets et 50 % de tous les films produits avant la Seconde Guerre mondiale » (p. 143) ou les difficultés traditionnelles d'accès aux documents. Il note ainsi qu'il y a « 543 millions de volumes dans les bibliothèques de recherche américaines » et que le « projet de Google [est] d'en numériser 15 millions » (p. 140). Darnton envisage plutôt une généralisation d'Internet que sa limitation.

* * *

L'article « L'avenir des bibliothèques » (p. 149-196), creuse la question précédente de la conservation. Robert Darnton rappelle judicieusement l'argument du premier roman d'anticipation, publié en 1777 par Louis Sébastien Mercier, L'An 2440, où la Bibliothèque nationale future ne serait plus constituée que de « quatre petites armoires dans un modeste cabinet » (p. 149). Face à l'accumulation infinie des ouvrages, « une commission de lettrés les a tous lus, a éliminé les faussetés et ramené tout à l'essentiel » (p. 150). On voit que cette impression de prolifération n'a pas attendu Internet. Ce roman de Mercier montre « un sentiment déjà fort au XVIIIe siècle [...] d'être submergé d'informations et d'être incapable de trouver des matériaux pertinents dans ce déluge de choses éphémères » (idem).

Mis devant le fait accompli d'Internet, Robert Darnton est bien conscient de la contradiction selon laquelle son idéal culturel universaliste reposait auparavant sur un (pp. 155-156) « monde clos, inaccessible aux non-privilégiés. Et cependant, ce sont les Lumières que je veux invoquer dans mon plaidoyer pour l'ouverture en général et le libre accès au livre en particulier » (pp. 155-156). Il devrait plutôt évoquer l'instruction publique du XIXe siècle. Il sait pourtant que « la République des lettres n'était démocratique que sur le papier. [...] La plupart des écrivains se voyaient contraints de courtiser les mécènes » (p. 154). Et Darnton admet honnêtement aussi que la situation n'a guère changé : « les bibliothèques les plus prestigieuses appartiennent aux universités les plus sélectives [...], certaines personnes pourraient objecter qu'elles tournent le dos aux simples citoyens et réservent leurs richesses à de rares privilégiés » (pp. 182-183). Les bibliothèques n'ont pas si bien réussi leur mission de démocratiser l'accès.

Par ailleurs, la numérisation par Google de livres encore sous droit d'auteur correspond aussi aux débats à l'apparition de ce droit pour les producteurs de contenu : « les imprimeurs tentèrent [...] de défendre leur monopole d'édition et de vente en arguant d'un droit exclusif et permanent, mais ils perdirent définitivement leur cause en 1774 avec l'arrêt de l'affaire Donaldson contre Beckett » (p. 157). À l'époque déjà, les diffuseurs prétendaient s'arroger le monopole. Un procès a eu lieu contre Google, qui numérisait des livres encore sous copyright, puis un accord a été conclu en 2008, avec une répartition des revenus, 37 % pour Google et 63 % pour les détenteurs des droits (p. 164-170).

Même sans Internet, Darnton rappelle que les bibliothèques, depuis quelques décennies, connaissent une crise du fait du coût d'achat des revues professionnelles (par ex. 25 910 $). De fait, « les bibliothèques qui réservaient 50 % de leur budget aux monographies (livres savants et thèses) ne leur réservent plus que 25 % voire moins. [...] Les jeunes chercheurs dont la carrière dépend des publications [...] sont aujourd'hui en péril » (p. 160). Darnton regrette que les bibliothèques d'université n'aient pas pris l'initiative de Google : « en examinant l'histoire de la numérisation à partir des années 1990, nous comprenons aujourd'hui que nous avons perdu une grande occasion. [Une vaste alliance des bibliothèques universitaires aurait] pu assurer une rétribution aux auteurs et aux éditeurs » (p. 171). Il devrait admettre que c'est aussi essentiellement dû au fait que les bibliothèques n'avaient jamais pris l'habitude de payer les auteurs.

Face à la perspective d'économie par l'achat de textes numériques, Robert Darnton envisage que les bibliothèques pourraient se consacrer à la numérisation des manuscrits (p. 192), et se console par le « contact avec l'original » qui lui permet par exemple de profiter de notes d'Herman Melville sur un texte d'Emerson (pp. 193-194). On pourrait lui opposer qu'un autre lecteur peut faire des notes éventuellement plus intéressantes, sur le même principe que les compilations de Drake ou Madan.

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L'article « Mort du livre ou mort du papier » (p. 197-227) est l'occasion de s'interroger plus spécifiquement sur les problèmes de conservation (p. 198). Robert Darnton rapporte les critiques de Baker auteur d'« un 'J'accuse' contre la profession de bibliothécaire » (p. 199), qui visait tout particulièrement les bibliothèques qui « expurgent leurs rayonnages des journaux [...] par une obsession erronée du gain de place » (idem).

Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, j'ai mentionné la pratique du weeding (désherbage), qui m'avait un peu étonné. Elle vise à expurger les bibliothèques de livres périmés et autres (cf. Françoise Gaudet, Claudine Lieber, 1990, Le désherbage : élimination et renouvellement des collections en bibliothèque, « Dossier technique n° 5 », Bibliothèque Publique d'Information, Centre Pompidou, Paris, 62 p.). Darnton indique que « la frénésie du microfilm et du 'désherbage' atteignit son paroxysme dans les années 1980. Mais la tendance s'inverse vers 1994 » (p. 218). Il mentionne aussi le travail bâclé de microfilmage alors que les originaux sont jetés, en particulier les journaux qui lui tiennent à coeur (pp. 201-202). Les expériences bidon ou coûteuses de conservation qu'il signale (pp. 209-210) me semblent relever plutôt de la malversation. Il rappelle encore la perte des « livres de colportage et placards [qui] étaient le genre de textes imprimés le plus populaire » (p. 222). Mais finalement, Darnton semble récuser Baker en considérant que « son livre appartient [...] à un genre particulier, la jérémiade américaine » (pp. 222-223). Ce qui est sans doute limitatif : les vieux ronchons sont universels. Ils n'ont pas forcément tort.

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L'article suivant « Sur les prophéties annonçant la mort du livre » (p. 229-244) revenait sur les achats de revues hors de prix de la part de bibliothèques. Darnton nous dévoile le pot aux roses : « le prestige d'une publication dans les revues les plus chères [20 000 $] est si important qu'il est devenu impossible aux bibliothèques de convaincre les enseignants d'accepter la résiliation de certains abonnements » (p. 234). Ce qui réduit donc les fameuses « revues de pairs » au Bottin mondain, aux frais de la princesse et avec les conséquences signalées sur la carrière des suivants : « tout maître assistant connaît un impératif [...] pas de monographie, pas de titularisation » (p. 236). Ce qui relativise aussi l'intérêt scientifique de ces publications. Campus, ton univers impitoyable,... ou pitoyable.

L'intérêt de cet article, outre ces révélations déjà croustillantes, consiste dans les réflexions rédactionnelles de Robert Darnton sur les alternatives numériques pour répondre à cette situation de perte de publications. Il pense cependant que les « thèses sur la Toile [...] n'apporte(nt) que des informations et non pas un travail d'érudition complètement élaboré [...]. Pour devenir un livre, un mémoire doit être réagencé, allégé ici et étoffé là [...] et réécrit du début à la fin, de préférence sur les conseils d'un éditeur expérimenté » (p. 239). Mais il semble se contredire immédiatement en déplorant ce formatage frustrant : « si seulement mon lecteur pouvait [...] voir toutes les lettres [...] et non pas uniquement les lignes de celle que je cite [...]. Si seulement je pouvais lui montrer comment les thèmes s'entrecroisent à l'extérieur de mon récit » (p. 241). On remarquera ici que je ne me prive personnellement pas de cette possibilité en assumant le risque de faire trop long.

Encore plus passionnant, Robert Darnton se prend à rêver d'un modèle rédactionnel à plusieurs niveaux de publication : 1) étude concise ; 2) argumentation ; 3) documents ; 4) théories ; 5) critiques des lecteurs (p. 242). C'est justement le principe de l'hypertexte, et cela pourrait être automatisé avec l'intelligence artificielle et sur Internet. On peut considérer que je me charge ici de l'étude concise. Je me souviens que la collection « Pluriel » des éditions Hachette, à l'époque de Georges Liébert, rééditait certains ouvrages avec un ajout des commentaires critiques parus dans la presse. C'était une bonne initiative qui restituait les débats intellectuels dans leur contexte.

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Tout naturellement après avoir envisagé l'éventualité hypertexte précédente, l'article « Comment je n'ai pas écrit mon livre numérique » (p. 245-253) de Darnton conclura qu'il « envisage le saut et souhaite écrire un livre électronique composé de strates » (p. 248). Mais il pose bien le problème des contraintes rédactionnelles et documentaires : « les livres aussi ont leur limite. [...] Les manuscrits semblent s'étendre à l'infini [...]. Dans leur immense majorité, les lettres n'ont pas été lues, et n'oublions pas que la plupart des gens n'ont jamais écrit de lettres » (p. 247) sans oublier non plus, comme Darnton nous en avait avertis, que les écrits ne représentent pas le réel, mais ce qu'on veut bien en montrer.

Néanmoins, Darnton perçoit bien que c'est l'infini qui se manifeste pratiquement avec Internet. Le « cyberespace entretient une ressemblance avec la conception que se faisait saint Augustin de l'esprit de Dieu. [...] Sauf que, bien sûr, un tel système ne saurait exister » (p. 246). Ce vertige classique est surtout issu de la pratique laborieuse des historiens et des bibliothécaires, pour qui : « un livre d'histoire ne rend pas plus compte du caractère infini de l'expérience que saint Augustin de l'esprit de Dieu » (p. 248). J'ai déjà eu l'occasion de dire que la sociologie était la solution à la tension traditionnelle entre les limites empiriques et anecdotiques de l'histoire opposées aux abstractions immatérielles de la philosophie. L'expérience est finie par nature, mais toute connaissance procède par sondage et peut être reconstituée par extrapolation. C'est ce que pourrait faire une intelligence artificielle face au big data. L'esprit de Dieu est dans la connaissance.

* * *

Dans l'annexe « Gutenberg-e » (p. 257-272), Darnton nous rapporte un projet de bibliothèque électronique, mais a pu constater le peu de candidats à la bourse de 20 000 $, qui projetait de publier six livres par an. « Les directeurs de thèses dissuadaient leurs étudiants de concourir parce qu'ils craignaient qu'une publication en ligne ne fût pas considérée comme un livre véritable » (p. 262).

L'annexe « Google débouté, le public gagne » (p. 273-285) rappelle les conflits de Google Books avec le copyright et les problèmes de monopole et de rémunération des auteurs, bien que la question des livres orphelins (sous copyright dont on ignore les ayants droit) ne soit pas vraiment réglée. Il ne faudrait pas oublier cependant que les livres les plus récents sont déjà numérisés chez les éditeurs. Ce que Google ou les bibliothèques qui l'imitent, comme la BNF, semblent négliger en numérisant a priori.

* * *

Comme on peut le constater, cette « apologie du livre » constitue plutôt en creux une véritable réflexion sur la numérisation. À travers les quatre révolutions de l'écriture, de l'alphabet, de l'imprimerie et d'Internet, Robert Darnton nous montre surtout des permanences. N'avait-il pas noté, dès 1471, une plainte contre la massification et le divertissement issu de l'imprimerie (p. 21) ? Mais s'il se sert effectivement de l'expérience des bibliographes de la fin du XIXe qui « apporte une réponse aux questions posées par les blogueurs [...] et autres passionnés de la toile » (pp. 108-109), il faut bien reconnaître que cette expérience était peu partagée jusqu'à présent.

Quand certains partisans du livre prétendent décoder les images ou les médias, en considérant qu'Internet n'est pas fiable par opposition à la presse ou au passé, ils devraient d'abord prendre connaissance de l'histoire du livre que nous fait partager Darnton et qui nous montre que rien n'est nouveau sous le soleil. On peut comprendre qu'une « apologie du livre » vise d'abord à ménager les susceptibilités pour communiquer certaines connaissances minimales qui ne semblent pas être présentes chez certains passéistes si sûrs de leur savoir. Mais le propre d'une révolution est de tourner rapidement la page, même si l'expérience historique montre justement que « dans l'Angleterre géorgienne, l'imprimé prédomina, même si les livres manuscrits continuèrent à prospérer (tiré à moins de cent exemplaires, un livre pouvait être produit à moindre coût par des scribes que par des imprimeurs) » (p. 129). On en est là (comme disait Parrochia).

Jacques Bolo

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