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Références / Sociologie - Février 2014

Badiou : Qu'est-ce qu'un peuple ?

Résumé

Un recueil d'articles qui se pose une fausse question et se noie dans un verre d'eau trouble.

Alain Badiou, Pierre Bourdieu, Judith Butler, Georges Didi-Huberman, Sadri Khiari, Jacques Rancière, Qu'est-ce qu'un peuple ?, ed. La Fabrique, Paris, 2013, 144 p.

Étrange recueil d'articles qui, en tournant autour du pot, fournit une bonne illustration de ce que peut produire l'analyse des productions intellectuelles, dont la première caractéristique relève du simple phénomène éditorial qui profite d'une actualité. En l'occurrence, ce petit recueil peut aussi se réduire à une paraphrase inutile du dernier article, celui de Rancière : « L'introuvable populisme », paru initialement le 3 janvier 2011 dans le quotidien Libération, qui avait l'avantage de répondre à la question. Ce n'était pas de savoir ce qu'était un peuple !

L'approche philosophique a un défaut récurrent. Sa prétention méthodologique à donner des définitions lui fait confondre la chose avec le mot. À la rigueur, on peut admettre qu'une enquête des usages linguistiques peut servir d'angle d'attaque, encore que ce soit un vieux truc de dissertation scolaire. Et même, on ne se plaindrait pas de cette humilité devant les usages, si on ne constatait pas, tout aussi empiriquement, la sélection d'une acception déterminée qui fait soupçonner un a priori parfaitement arbitraire, mais qui n'est pas dû au hasard, ni à l'objet, puisqu'il correspond en fait, ça tombe bien, à l'idée fixe de chaque auteur. Chacun voit midi à sa porte.

Le premier article d'Alain Badiou, « Vingt-quatre notes sur les usages du mot peuple », note le retour de l'invocation du peuple dans le discours politique. Badiou semble un peu trop se polariser sur des connotations, qu'il perçoit, en bon dialecticien, comme exclusivement positives et négatives. La réalité est surtout que ça lui rappelle « les guerres de libération populaires » de sa jeunesse. Son enquête ontologique sur le mot et ses dérives nationalistes récentes (ou les déceptions du tour qu'ont pris les peuples concernés par ses engagements) devrait inciter Badiou à envisager plutôt une neutralité du terme (« l'arbitraire du signe » des linguistes). Sa méthode de recherche d'une sorte d'essence platonicienne du peuple le conduit à la conclusion d'une apothéose communiste flamboyante : l'aboutissement de l'État populaire rêvé sera l'État supprimé.

L'article de Pierre Bourdieu : « Vous avez dit populaire ? » a été exhumé de sa revue, Actes de la recherche en sciences sociales, n° 46, de mars 1983. Sans doute parce que l'objet s'y prête, Bourdieu se fait goffmanien dans son souci de « faire peuple » pour rendre compte d'une sorte de lutte des classes symbolique. Il s'agit d'ailleurs quasi exclusivement  d'une opposition de la culture masculine ouvrière (ou immigrée) contre la culture légitime qui bénéficie de la complicité féminine. J'ai déjà eu l'occasion de montrer que Bourdieu annonçait la gauche populaire et la droite Soral-Zemmour dès 1972.

L'article de Judith Butler : « ‘Nous le peuple', réflexion sur la liberté de réunion » utilise cet artifice du lexique constitutionnel américain pour produire, dans le surcodage de la French Theory, une simple importation de la manif à l'européenne dans l'imaginaire philosophique américain. Par une sorte de « matérialisme verbal » que j'avais déjà signalé dans ma critique des philosophes opposés à l'intelligence artificielle, l'incantation des « corps » des manifestants semble avoir l'effet de nier la parole des individus. C'est un effet paradoxal de l'usage théorique des « actes de langage » !

L'article de Georges Didi-Huberman : « Rendre sensible », se livre à une débauche intellectuelle un peu factice. L'analyse de la « représentation », par l'opposition verbale entre le mandat et l'image est surtout l'occasion d'un name dropping cohérent, mais trop allusif. La question de l'occultation de la « tradition des opprimés » se réduit plutôt à la représentation du peuple par les intellectuels en forme d'image d'Épinal. Le « rendre sensible » de Didi-Huberman correspond beaucoup au « pathos » qu'il évoque par les belles photos de Walter Evans sur les Blancs pauvres aux USA dans le classique Louons maintenant les grands hommes.

L'article de Sadri Khiari : « Le peuple et le tiers-peuple », est le seul à développer correctement la référence immigrée de l'article initial de Rancière. Une faiblesse est sans doute induite par une racialisation tiers-mondiste militante qui conteste l'assimilationnisme (ce qui n'est pas le problème réel). L'analyse critique de Khiari semble prendre pour une réalité les « races sociales » construites dont il parle (et néglige au passage, comme un vulgaire Zemmour, que des Noirs ou des Arabes puissent être chrétiens ou athées). Khiari oublie que l'universalisme raté d'une société de castes contredit simplement la légalité. Au fond, le constructivisme sociologique analyse simplement les insuffisances des acteurs, analystes compris.

L'article final de Rancière : « L'introuvable populisme », pointe bien la rhétorique identitaire anti-immigrés qui se manifeste concrètement par les discriminations (au logement et à l'embauche) et les restrictions internationales de circulation des hommes. Rancière commet l'erreur d'en exonérer le peuple, en incriminant les institutions. Il semble négliger la diffusion de l'idéologie identitaire constatée par la montée du Front national depuis les années 80, pour se concentrer sur la responsabilité de la gauche avec l'usage du terme laïcité. L'incompréhension ou le rejet pathologique, dans la tradition marxiste, de la notion de neutralité, pourrait être une explication de cette dérive de la gauche qu'il mentionne. J'y vois une défaillance intellectuelle dans la diffusion des connaissances. L'hypothèse de la responsabilité de la gauche concerne plutôt la responsabilité des intellectuels. On comprend la confusion. Le populisme actuel s'explique parfaitement parce que les intellectuels, du fait de l'augmentation des effectifs universitaires ces trente dernières années, ont orienté leur production uniquement vers la « reconnaissance par les pairs » dans le cadre académique. L'organisation actuelle des publications, le « publish or perish », détermine les nominations et les promotions. Le terrain public a été abandonné aux politiques qui se livrent à une démagogie indigente qui a atteint ses limites.

* * *

On voit avec ce petit livre que les intellectuels sont encore beaucoup trop confus. Ils ne savent pas se concentrer sur une question pourtant simple et mobilisent leur culture sans aucune méthode. Ils se débattent encore avec leurs anciennes catégories, et quelques nouvelles guère plus pertinentes, qu'ils appliquent à tort et à travers.

Comme on peut le voir, le texte de Rancière, que je considère comme l'origine de ce petit livre, avait l'avantage de traiter explicitement la question du populisme. On n'avait pas besoin d'une brochette de professeurs pour savoir que le populisme ne signifie pas peuple, mais démagogie. Le biais intellectualiste classique de l'étymologie leur a fait négliger cette banalité. C'était trop simple. Savoir résumer au lieu de disserter.

Et l'on voit que l'indulgence envers le peuple, à laquelle cède même Rancière du fait de sa spécialité personnelle, conduit précisément à toutes ces analyses erronées.

Ma spécialité est l'analyse des erreurs.

Jacques Bolo

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