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Religion / Éducation - Avril 2024

F.D.E. Schleiermacher, De la religion (1799)

Résumé

Le livre de Schleiermacher s'adresse aux personnes qui remettaient en question la religion à l'époque des Lumières. Il leur propose d'adopter ce qui sera le fondement de la conception « romantique » qui oppose le sentiment et l'intuition à la raison. Il aboutira à son point de départ de l'intuition religieuse qui est la conception protestante de l'examen personnel. Mais le véritable sens de sa réflexion concerne plutôt une sorte de plaidoyer pour une pédagogie non directive, quoique Schleiermacher soit plutôt contradictoire sur ce point.

Friedrich Daniel Ernst Schleiermacher, De la religion : discours aux personnes cultivées d'entre ses mépriseurs, Nouvelle traduction de Bernard Reymond, coll. « Références théologiques », éd.  Van Dieren, Paris, 2013 (2004), 184 p.

Table

Sur la traduction
Contre l'athéisme de son temps
Religion ou foi ?
Conception « romantique » de la religion
Institution religieuse
Universalité de la religion
Intuition phénoménologique
Anti-analyse
Mysticisme
Pédagogie
Learning
Conclusion
Schleiermacher, De la religion
* * *

Sur la traduction

Ce livre de Schleiermacher (1768-1834) est une nouvelle traduction de Bernard Reymond en 2004 qui remplace celle d'Isaac-Julien Rouge publiée en 1944 par les éditions Aubier-Montaigne.

Je suis toujours un peu sceptique sur les retraductions. Cela me paraît relever du cliché traduttore-traditore. On peut admettre qu'il faille mettre à jour une langue qui aurait trop évolué. Quoique l'intérêt des traductions anciennes soit de contenir des termes désuets qui rappellent à la lecture l'ancienneté du texte original. Il faut bien sûr qu'ils soient familiers.

Il n'est pas nécessaire non plus d'abuser des notes portant sur la traduction elle-même. Les notes doivent plutôt expliquer un terme ou une situation qui n'est pas connue du lecteur et qu'on n'intègre pas au texte pour en conserver la fluidité. Pour le reste, la traduction doit se suffire à elle-même : si on doit expliquer la traduction, c'est que c'est mal traduit.

Une mauvaise traduction est aussi de vouloir toujours conserver le même mot ou la même expression de l'original. Ce n'est généralement pas possible du fait que chaque mot d'une langue a plusieurs acceptions selon le contexte, qui ne sont pas équivalentes dans l'autre langue. C'est souvent simplement ce qu'on veut dire quand on parle d'intraduisibles, ces derniers temps. Mais rien n'est intraduisible : on traduit un mot par un mot, par plusieurs mots différents selon leur sens, par une expression, par l'adoption du mot original (quand il s'agit d'un trait culturel, comme une spécialité culinaire) ou par une note (en dernier recours).

La traduction de Bernard Reymond choisit au contraire l'option du « langage dont le caractère imprévu et la nouveauté [vont] surprendre, voire dérouter, ses [nouveaux] lecteurs », sauf que ce langage n'est adopté par personne. Reymond se justifie en rappelant (p. IX) que Schleiermacher lui-même est favorable à l'option mixte qui tantôt conserve la langue originale [sourciste], tantôt traduit normalement dans la langue visée [cibliste], mais Reymond conserve ici des termes originaux (traduction sourciste). Pourtant, il reproche aussi à Rouge, le précédent traducteur, d'avoir exagérément conservé la syntaxe allemande et la longueur excessive des phrases. On peut aussi se demander si c'est le propre de la langue allemande ou si c'est le style de Schleiermacher.

Concrètement, Reymond nous dit par exemple (p. IX) qu'Anschauung, traduit précédemment par contemplation intuitive (I.-J. Rouge) a été remplacé ici par intuition. On apprend (pp. X-XI) que Gemüth (esprit, mental, âme) a été traduit dans tout le texte par Cœur (que Rouge avait traduit plusieurs fois par âme). Reymond se justifie par le fait qu'on utilise aussi Seele en allemand. Il insiste : « 'Gemüth' est un terme particulièrement difficile à rendre en français. Il indique l'activité du sujet » (p. X). Dire qu'un terme est « particulièrement difficile à rendre en français » ou intraduisible signifie qu'on ne l'a pas traduit correctement. L'idée d'inventer des acceptions, avec une majuscule surtout, consiste à conserver le terme allemand (puisque les substantifs allemands ont une majuscule).

En fait, Cœur (avec ou sans majuscule) n'indique pas davantage une activité. On devrait plutôt traduire par sensibilité qu'on peut considérer comme active ou (tantôt) par esprit pour la même raison. Dans un exemple d'utilisation : « les profondeurs les plus intimes où la religion s'adresse d'abord à votre Cœur » (p. 11), on peut parfaitement traduire âme ou simplement cœur sans majuscule, car tout le monde comprend qu'il ne s'agit pas de l'organe, outre la question de savoir ce que cette phrase signifie réellement, puisque c'est bien ça qu'il faudrait expliciter (mais le traducteur peut reproduire l'absence d'explication). On peut aussi remarquer que ne pas vouloir traduire « la religion s'adresse d'abord à votre esprit » semble indiquer une option irrationaliste pour appuyer l'interprétation sentimentale romantique avec ce terme Cœur en majesté majuscule.

En fait, il faudrait plutôt rappeler en note que le cœur était considéré comme le siège de l'esprit ou de l'âme depuis l'antiquité. Les médecins étaient aussi des philosophes, pour ne pas dire que les philosophes étaient aussi des médecins et pas seulement des théologiens qui spéculaient sur la question de l'âme. On trouvera une réévaluation éclairante de la question avec le livre de Carl Zimmer, Et l'âme devint chair : Aux origines de la neurologie (2004), dont j'ai aussi fait un compte-rendu.

Une autre traduction de Reymond concerne l'idée de Sens (majuscule), qui correspond pour Schleiermacher à une sorte d'organe de l'intuition religieuse. Cette idée d'activité peut renvoyer à Heidegger qui en parle pour exalter l'idée que les termes grecs sont moins des substantifs (passifs) que des verbes (actifs). C'est évidemment une illusion. Le terme éducation, issu du latin, est à la fois une activité et un résultat (suffixe « tion »). Reymond fait sans doute allusion à Heidegger avec le mot qu'il traduit par présence : « littéralement, 'leur être là' (Dasein) » (p. 172, note 62), voire « ce qu'on recommande et met à 'portée de votre main' » (p. 15). À moins qu'il ne s'agisse d'une influence directe de Schleiermacher sur Heidegger.

C'est aussi une idée (heideggérienne) du romantisme philosophique allemand de considérer un terme comme intraduisible, caractérisant l'âme d'un peuple. J'ai déjà parlé, dans « L'idéal de la mauvaise traduction », du cas des trois termes portugais, anglais et français : saudade, spleen, mélancolie, qu'on peut vouloir conserver en version originale. Mais on doit décider s'il s'agit de trois choses différentes, et si chacune est spécifique à la population d'origine, ou si chacun pourrait être atteint de mélancolie, saudade ou spleen. S'il s'agit du même phénomène, on doit pouvoir traduire sans glose inutile ni hésitation.

Cette approche intraduisibiliste aboutit parfois à des transpositions alambiquées. Une note du traducteur dit que l'ancienne traduction : « une association fermée de laïcs et de prêtres entre soi ou les uns avec les autres » est incompréhensible et doit donc être traduit par « une masse fermée soit de laïcs, soit de prêtres, soit encore des uns et des autres ensembles » (p. 128). On pourrait juste traduire : « des associations de laïcs, de prêtres ou des deux » et on rétablit le sens par intuition.

La note 10 (p. 140) parle de « positivité » de la religion pour traduire « Das Positive » quand il était question de l'opposition entre « religion naturelle » (primitive universelle) des philosophes et les « religions positives » (locales diverses). En ce qui concerne la traduction de « religiosité », note 63, Reymond indique : « ce mot est donc à entendre in bona partem et non dans le sens désobligeant qu'il a volontiers aujourd'hui » (p. 173). Outre que tout doit toujours être entendu in bona partem, on comprend très bien religiosité dans le contexte. Un mot prend son sens par le contexte et non par une connotation a priori, dont l'aspect désobligeant est d'ailleurs très discutable. On imagine que cela concerne plutôt les cas où un adjectif négatif l'accompagne (« une religiosité excessive/factice/pesante »). In bona partem est traduisible aussi, quoiqu'on puisse se demander si en bonne part est encore en usage. Mais le remplacer par du latin est encore plus kitsch.

Contre l'athéisme de son temps

Le sous-titre du texte : « Discours aux personnes cultivées d'entre ses mépriseurs », montre que Schleiermacher (1768-1834), spécialement au chapitre Apologie, interpelle les intellectuels de son temps qui se considèrent au-dessus de la religion, voire considèrent la religion comme une pathologie (p. 99). Il affirme que la modernité oppose « une pitoyable universalité » et la rationalité à l'inconnu (p. 160). On peut penser qu'il s'adresse spécifiquement aux voltairiens ou à Voltaire (1694-1778) lui-même, dont l'influence était grande en cette fin de XVIIIe siècle dans les pays germaniques. Un défaut des textes de cette époque est l'allusion. Le traducteur mentionne en note de nombreuses références à la Bible non spécifiées dans le texte.

Je suis néanmoins un peu sceptique sur les pleurnicheries de Schleiermacher (dont il se défend, p. 2), qui anticipent plus qu'il ne constate la perte de religiosité. Vers 1800, l'institution religieuse était beaucoup plus dominante qu'il ne le dit. La critique aux « esprits forts » de son temps : « vous tenez le fait de vous détacher de la religion pour la preuve d'un courage particulier » (p. 11) est malhonnête. L'impiété pouvait entraîner des conséquences professionnelles ou sociales néfastes, contrairement à son affirmation (p. 34).

Son souci doit plutôt concerner la perte de prestige et d'autorité de la compétence théologique que Schleiermacher revendique (p. 2). Il mentionne le mépris de la part des savants, des Anglais matérialistes et empiristes ou des Français frivoles et révolutionnaires (pp. 9-10). Ce livre est le pamphlet d'un jeune pasteur enthousiaste qui propose une interprétation très théorique de la religion. Sa solution est d'invoquer une essence éternelle et universelle d'un sentiment religieux pour contredire les critiques, dans le contexte de controverses religieuses locales et de la découverte des religions exotiques. Tout le XIXe siècle et l'anthropologie naissante adopteront l'idée d'universalité du phénomène religieux par constat empirique (« positif ») de l'existence des diverses religions mondiales pour tenter de justifier la théologie chrétienne.

Schleiermacher est surtout préoccupé par le fait que « la vie des gens cultivés se déroule à l'écart de tout ce qui pourrait seulement ressembler à la religion » (p. 1), quoiqu'il admette que le mépris de la religion provienne de ses manifestations historiques insatisfaisantes (p. 12). Schleiermacher déplore que matière et esprit soient exclusifs l'une de l'autre chez certains (pp. 4-5), mais la vraie difficulté est de faire tout dépendre de la religion. Il est bien normal d'être à l'écart de la religion pour les choses pratiques et quotidiennes. Le conflit porte plutôt sur l'ancien monopole épistémologique de la religion. Contrairement à Descartes qui craignait l'Inquisition, les sciences humaines naissantes revendiqueront l'extension de la science aux choses de l'esprit, surtout la psychiatrie au XIXe siècle.

Plus classiquement, Schleiermacher reproche aux bourgeois de réserver la religion aux femmes (pp. 11-12) ou à un certain conformisme mondain (p. 15, pp. 19-20). Il prend ses distances avec l'argument de la religion nécessaire à la morale (p. 17) et demande de ne pas accuser la religion des problèmes du monde et de s'atteler à les résoudre (p. 18) et il conteste explicitement l'utilité de la religion (p. 19). Schleiermacher semble croire à une morale universelle spontanée : « la morale doit pour le moins être la même partout, [mais...] les religions n'ont pas à être les mêmes partout » (p. 164).

Les questions religieuses se manifestent pourtant dans l'espace public par des morales différentes. Aujourd'hui, la séparation de l'Église et de l'État, qui correspond théoriquement à l'absence d'influence directe de la religion sur les lois, est contredite par l'influence des citoyens croyants du fait de la démocratie majoritaire. Ils s'opposent à la libération des mœurs (divorce, sexualité, contraception, avortement, homosexualité, blasphèmes).

Religion ou foi ?

Schleiermacher veut répliquer aux esprits forts de son temps : « d'où vient ce mépris [...] des différentes sortes de religion qui ont existé dans le monde, ou bien du concept même de religion » (p. 12). Il veut répondre au même niveau de généralité et suppose qu'il existe un concept commun, ce qui reste à démontrer. Pour cela, il supprime toutes les spécificités historiques des religions particulières : « je vous enjoins donc de détourner votre attention de tout ce qui porte habituellement le nom de religion et de la concentrer sur des états d'âme [...] d'hommes enthousiasmés par Dieu » (p. 16). Il postule pour cela une génération spontanée de la religion dans l'esprit des individus : « ce que j'affirme, c'est que la religion jaillit nécessairement et par elle-même de l'intimité de toute âme de qualité » (p. 20).

Cette position nous rappelle que les problèmes de traduction sont évidemment des questions d'interprétation pour le lecteur (dont le philologue et le traducteur), mais ce sont aussi des questions d'expression pour l'auteur lui-même. Le terme même de « religion » pourrait tout aussi bien être traduit par « foi » dans tout le texte et le titre.

On peut comprendre qu'on caractérise la religion par la foi. Mais c'est un peu bizarre de remplacer le mot foi par le mot religion. Cela provoque forcément des contradictions quand Schleiermacher oppose la religion-foi aux autres dimensions rituelles ou dogmatiques des religions particulières. Cela revient simplement à limiter la religion à l'intériorité sans admettre les formes extérieures qu'une religion a pu prendre au cours des siècles et des peuples. Bien qu'admettant son postulat synthétique, les « sciences religieuses » académiques se caractérisent par l'étude des phénomènes extérieurs de la religion (histoire, rites, textes dogmatiques...).

L'idée de religion comme intuition individuelle ne va pas de soi. C'est plus une pétition de principe discutable qui est martelée à chaque page comme la répétition d'un credo. Contre le mépris de la religion dans ses manifestations historiques insatisfaisantes, Schleiermacher fait référence à l'idéal d'« une institution étonnée de l'infini » (p. 12) qui ne concerne pas forcément l'individu. Schleiermacher admet que cette totalisation concerne la philosophie qu'il considère comme portée au système (p. 16), mais sa « religion » concerne une sorte d'illumination plutôt que les religions positives dans leur systématisation.

Schleiermacher dispute à la philosophie laïcisée le monopole de l'infini : « supposons encore que vous soyez capables de mépriser le fait que le Cœur est orienté vers ce qui est éternel [...] et je n'ai plus rien à vous dire » (p. 17). Est-ce une sélection de ceux qui sont du même avis que lui ou une tentative rhétorique d'intimidation ? Le fait de se poser des questions ne s'appelle pas religion. Elle concerne plutôt la réponse qu'on leur donne. L'alternative n'est pas entre philosophie et religion. Leur orientation commune va vers des essences intemporelles par opposition à l'étude empirique circonstanciée de domaines spécifiques. C'est ce qui fondera les sciences humaines précisément à cette époque.

Conception « romantique » de la religion

Bernard Reymond signale que le livre de Schleiermacher « est à la fois l'un des manifestes majeurs du romantisme allemand, l'un des textes qui ont le mieux contribué à renouveler la pensée protestante depuis la Réforme du XVIe siècle, et une contribution non moins décisive à l'élaboration du concept de religion tel qu'il s'est progressivement imposé à l'attention de la recherche occidentale » (p. V). Le renouvellement de la pensée protestante concerne surtout ce tournant romantique sentimental qui consiste à considérer la religion comme une production de l'intuition individuelle. Elle s'oppose aux Lumières rationalistes et irréligieuses ou même à la théologie scolastique médiévale antérieure (quoique persistante dans la philosophie allemande). Le romantisme correspond à une réaction à l'apparition d'une science sans Dieu. Ce courant se manifeste par la Naturphilosophie allemande, terme qui correspond paradoxalement à une sorte de mysticisme new-age (on pourrait y voir un problème de traduction ou de simple compréhension).

Schleiermacher admet que son idéal religieux est hypothétique : « vous ne trouverez l'esprit de la religion ni auprès des systématistes roides ni auprès des indifférents superficiels. [...] Réussirez-vous avec ces mesures de précaution, à découvrir l'esprit de religion ? Je n'en sais rien » (p. 165). Mais les pratiques observables sont bien celles qu'il dénonce.

Peut-on dire pour autant que « Schleiermacher a renoncé à considérer le christianisme comme la seule religion vraie et digne de ce nom, même s'il a 'trop prêté au fait religieux' en général les traits particuliers de son propre christianisme » (p. V) ? En fait, c'est plutôt la connaissance nouvelle des religions orientales qui a permis de les considérer comme recevables dans le débat. Arthur Schopenhauer (1788-1860), qui a été un étudiant de Schleiermacher, donnera à l'hindouisme et au bouddhisme une plus grande importance, inspiré d'orientalistes comme Friedrich Majer (1772-1818).

Schleiermacher cède bien à une sorte d'apologie finale de christianisme : « la religion parmi les religions » est celle du Christ (p. 136, ou pp. 170-171). Contre la religion naturelle des philosophes, il justifie les religions positives par la recherche des traces d'apparition du divin : « Chacune de ces religions est l'une des formes particulières que la religion éternelle et infinie devait nécessairement revêtir parmi des êtres finis et limités » (p. 142), même si en faire le détail « serait la recherche de toute une vie et non l'affaire d'une simple discussion » (idem) comme veut l'être son livre. Mais il s'avance un peu en disant que « rien n'est moins chrétien que de chercher l'uniformité de la religion » (p. 180).

Institution religieuse

Le chapitre « De l'essence de la religion » (pp. 21-73) admet que « la métaphysique et la morale [...] partagent avec la religion le même objet, c'est assavoir l'univers et le rapport que l'homme entretient avec lui » (p. 21), mais Schleiermacher affirme que la religion doit en être distinguée : « la religion [...] ne doit pas tendre à définir des essences ni se perdre dans une infinité de raisons et de déductions [...ni] se servir de l'Univers pour en déduire des devoirs [ni] se considérer comme la détentrice d'un code de loi » (p. 23), car la religion n'est pas la morale et il ne faut pas tout mélanger dans l'enseignement (p. 127).

Quand Schleiermacher dit bizarrement que « l'idée de Dieu n'occupe pas dans la religion une place aussi importante que vous le pensez » (p. 71), il remplace simplement l'idée de Dieu par celle de religion. Elle est pour lui une « intuition de l'univers » et donc « une religion sans Dieu peut être meilleure qu'une religion avec Dieu » (p. 70). Dieu apparaît comme une réponse aux interrogations : « vous ne prendrez pas pour un blasphème, j'espère, l'affirmation selon laquelle la foi en Dieu dépend de l'orientation de l'imagination » (p. 71). Il répond par anticipation à la critique de Feuerbach (1804-1872) : « pour la plupart, Dieu n'est visiblement rien d'autre que le génie de l'humanité, alors que Dieu est au-dessus de l'humanité. Dieu, dans ce sens, peut-il être pour moi autre chose qu'une intuition particulière » (p. 69). Il s'inspire sans doute aussi de la « théologie négative » qui rejette toute définition de la divinité comme autant de limitation.

On pourrait voir dans la conception de Schleiermacher une sorte de bouddhisme fusionnel avec l'univers (admet-il une sorte de réincarnation ?) : « la plupart des gens, au contraire, s'insurgent contre l'infini, ils ne veulent pas sortir d'eux-mêmes, ils ne veulent rien être d'autre qu'eux-mêmes. [...] L'immortalité n'est pas la religion et ceux qui la souhaitent ne veulent même pas saisir l'occasion unique que leur offre la mort de sortir de leur humanité en la dépassant » (p. 71). D'où l'interrogation possible sur une référence à ces religions orientales que Schopenhauer reprendra plus explicitement.

Mais le recours de Schleiermacher à l'institution relève simplement du protestantisme : « chacun est prêtre lorsqu'il attire les autres à lui sur le chemin que sa dévotion lui a spécialement acquis et où il peut se présenter en virtuose ; et chacun est laïc lorsqu'il s'en remet à l'art et aux indications de quelqu'un d'autre pour le suivre » (p. 105). Quand il évoque une sorte de république « où chacun et à tour de rôle chef et membre du peuple » (idem), cela ne justifie pas son argument contre les sceptiques : « où est l'esprit de zizanie et de division que vous considérez comme la conséquence inévitable de toutes les associations religieuses » (idem). Le constat est historique.

Dans le « 4e Discours : Du caractère social de la religion, ou De l'Église et du sacrifice » (p. 99-134), la traduction de « social » correspond plutôt à « institutionnel » puisqu'il est question de l'Église et des prêtres, tout spécialement comme cibles des anticléricaux. Schleiermacher admet pourtant que les plus religieux s'éloignent de l'Église : « on fait partie de cette association que parce qu'on n'a pas de religion, et on n'y reste qu'aussi longtemps qu'on n'en a point » (p. 112). Le problème du texte, et non seulement de la traduction, est que Schleiermacher considère que la religion correspond au sentiment plutôt qu'à l'institution. C'est plutôt le contraire. On peut deviner un biais intellectuel de pasteur qui pense que ce qu'il a appris dans les livres vient du cœur alors que c'est bien un résultat intellectualisé.

Si Schleiermacher justifie sa fonction par son interprétation personnelle des textes au sein de sa communauté (p. 103), qu'est-ce qui lui permet de récuser une autre interprétation mythologique de ces textes ? Schleiermacher refuse le dogmatisme : « horrible maxime selon laquelle hors de nous, il n'y a point de salut », mais il ne peut pas garantir le résultat ni que l'expérience passée n'en est pas une réfutation.

Pourtant, selon Schleiermacher, le sacré religieux exige une formulation particulière qui justifie un corps particulier (p. 102), « car sa nature lui impose de toujours recruter ses guides et ses prêtres parmi ceux qui ont de la religion » (pp. 113-114). Il ne faut pas se plaindre ensuite qu'une expression très codifiée d'un sentiment initial puisse apparaître factice. D'ailleurs, cette réunion d'hommes vraiment religieux n'existe pas vraiment, « pour autant qu'il y en eut jamais » (p. 109). Tout ceci reste très virtuel. On est dans l'idéal de soi. La réalité est bien que la religion « se meut toujours aux limites de la superstition et s'accroche à de la mythologie » (p. 115), pâtissant d'une collusion avec le pouvoir temporel (pp. 120-121).

Universalité de la religion

On peut admettre que Schleiermacher adopte l'idée de religiosité universelle quand il dit : « j'aimerais vous montrer de quelle disposition de l'humanité la religion provient » à travers un « chemin difficile qui conduit à l'intérieur de l'être humain pour y retrouver la raison de sa pensée et de ses actes » (p. 11). Encore que cela tende à identifier la religion avec l'activité intellectuelle humaine dans son ensemble. Il n'est pas étonnant que cela concerne tout le monde.

Le phénomène religieux correspond plus concrètement à sa réalité historique. Schleiermacher est bien obligé de mentionner les formes antérieures que les religions ont prises. Quand il parle des anciens peuples divinisant les forces de la nature (p. 31), il s'agit au moins autant d'une conceptualisation primitive et que d'une émotion. D'autant qu'il précise lui-même que « leur chronique mirobolante de la généalogie de ces dieux [...], qui nous énumère une longue suite d'émanations et de procréations, ne sont que vaine mythologie » (p. 31). On pourrait lui suspecter un scepticisme rationaliste.

N.B. Gordon Golding, dans Le Procès du singe : La Bible contre Darwin (2006), souligne que, cent ans plus tard, les protestants anglo-saxons méprisaient même les mythologies bibliques au tournant du XXe siècle, avant le retour à une lecture plus littérale. Il existait une intégration de la théorie darwinienne de l'évolution jusqu'à la Première Guerre mondiale au sein du « Social Gospel » ou « christianisme social », mouvement pour lequel « les aspects surnaturels [de la Bible...] étaient jugés gênants » (Golding, pp. 10-11).

Mais contre le rationalisme, Schleiermacher a bien tendance à justifier les mythes : « regardez l'ensemble des diverses formes sous lesquelles est déjà apparue toute manière individuelle d'intuitionner l'univers [...] et ne cédez pas à l'illusion que cela pourrait n'être que poésie ou imagination » (p. 161). Dire que « tout est miracle » (p. 65) et pas seulement ce qui est étrange, est une façon rhétorique de ne pas traiter la question. Le rationalisme correspond à l'idée que ce qui est inhabituel obéit aussi à des lois. C'est une facilité de dire que « si l'homme n'éprouve pas le besoin de doter cet Univers [chaotique] d'une âme, c'est alors un destin aveugle qui à ses yeux caractérise le tout » (p. 70). La religion ou la poésie postulent juste une cohérence a priori en trouvant des associations analogiques.

Il semble que Schleiermacher s'approprie aussi la science de son temps quand il dit que « ce ne sont pas les masses du monde extérieur qui parlent à l'esprit, mais ses lois » (p. 45). En fait, les lois ne sont pas ce qu'on voit, mais ce qu'on y met. Le cosmos antique était bien perçu comme un chaos, et non parce que « les perturbations dans le cours des astres font présager une unité supérieure » (p. 45) incarnée par Zeus. Ce discours correspond plus à l'explication des découvertes cosmologiques coperniciennes postérieures qu'à l'intuition religieuse antique.

Face au constat des formes religieuses historiques, Schleiermacher considère les dogmes habituels comme des réponses différentielles aux questions théoriquement possibles. Ils « ne font qu'exprimer abstraitement des intuitions religieuses [en] libres réflexions sur le fonctionnement originel du Sens religieux. [...] Quiconque réfléchit à la religion de manière comparative les trouve inévitablement sur son chemin » (p. 64). Mais si les formes abstraites constituent bien la formalisation des phénomènes, il existe des formulations et des théories justes ou fausses.

Il semble que sa prise en compte de l'infinité des conceptions de la religion (p. 152) ne soit qu'intellectuelle. Le dispositif protestant du libre examen risque aussi de provoquer des éclatements, souvent constatés. Il est gratuit de prétendre des croyants que « l'instinct, qu'ils ne comprennent pas, les dirige certainement davantage que leur entendement, et c'est la nature qui assure la cohésion de ce que démoliraient leurs réflexions erronées » (p. 145). Ce qui maintient l'unité religieuse est plutôt le poids de la tradition ou la contrainte dogmatique, jusqu'au moment où un schisme a lieu. Schleiermacher est bien obligé d'admettre qu'« on se dispute constamment sur ce qui en elles est essentiel ou ne l'est pas » (p. 145). La note 17 (idem) du traducteur interprète cela comme une allusion à « in necessariis unitas, in dubiis libertas, in omnibus caritas » d'Augustin (354-430) [pour les choses nécessaires, l'unité, dans l'incertitude, la liberté, en tout, la charité]. Mais ce n'est pas le propos de Schleiermacher, qui parle des tâtonnements des religions particulières.

Son état des lieux n'est pas forcément adéquat non plus, comme quand il dit : « le judaïsme est depuis longtemps une religion morte » (p. 166). Au lieu des préjugés de l'époque indiqués par le traducteur, son discours correspond plus précisément à la généalogie du christianisme (p. 166), de la sortie de Sion (p. 167) à la fin du prophétisme et à la ritualisation des Philistins (p. 168).

Intuition phénoménologique

On peut aussi voir dans le texte de Schleiermacher une origine des thèmes de la phénoménologie dans sa référence à la perception et la sensation, où « votre intuition et votre perception ne portent pas sur la nature des choses, mais sur l'action qu'elles exercent sur vous » (p. 30). D'autant que cette intuition semble bien précéder la perception : « toute intuition précède l'influence que l'objet intuitionné exerce sur celui qui l'intuitionne » (idem). À propos d'art et de religion, « deux sources auxquelles s'alimente l'intuition de l'infini » (p. 95), on pourrait voir les prémisses du titre de Bergson (1859-1941), Les Deux Sources de la morale et de la religion (1932). Le philosophe français qui se réclame de l'intuition aurait-il simplement acclimaté celle de Schleiermacher ?

Schleiermacher, comme la phénoménologie, fait aussi souvent référence aux sciences de son temps avec le risque de sokalisme pour impressionner les gogos. Alan Sokal avait proposé un article canular à une revue pour dénoncer l'utilisation factice de la physique par les sciences humaines. Schleiermacher, pour parler de l'attraction de croyants vers les vrais religieux, avoue benoîtement : « Si je peux me permettre de recourir à une image empruntée à la science (c'est à elle que j'emprunte de préférence des expressions pour parler de questions religieuses), j'aimerais dire qu'ils sont religieux négativement et s'amassent [...] vers les rares points où ils pressentent que se trouve le pôle positif de la religion » (p. 110).

Cette intuition électromagnétique peut être aussi une allusion au thème de l'invention dans les sciences. Confronté à la cosmologie de son temps, Schleiermacher considère « l'intuition de l'univers [comme] la formulation la plus générale et la plus haute de la religion » (p. 30). S'il veut parler de l'intuition des scientifiques qui découvrent les connaissances en question (lumière, gravité...), on pourrait dire qu'il joue les mouches du coche. La phénoménologie a tendance à correspondre à une version scolastique de l'empirisme ou de l'expérimentation (sur le mode de la statue déjà présente dans le marbre de l'esthétique classique). Après coup, on peut toujours parler d'intuition pour définir la découverte. Le vrai risque est de considérer la méconnaissance comme norme de la connaissance scientifique (il me semble que c'est plutôt l'explicabilité). Schleiermacher peut vouloir simplement dire qu'il y a des choses qu'on ignore et que ce qui guide l'action est ce qu'on sait ou qu'on croit savoir. D'où une justification romantique darwinienne postérieure de l'instinct contre la raison. Dans les séries policières, l'instinct de l'enquêteur contre la procédure est aussi un thème récurrent, malgré un retour en force de la science actuellement.

Dire que « tout doit procéder de l'intuition » (p. 29) peut aussi se lire comme la simple affirmation du credo protestant du libre examen individuel des Écritures « dont « chacun se ferait une esquisse différente » (p. 33). Le passage concerne l'absence de persécutions entre les communautés religieuses, mais les guerres de religion entre catholiques et protestants et des sectes protestantes entre elles ont pourtant existé. Schleiermacher croit s'en sortir par sa reformulation habituelle : « à propos de quoi, dans la religion, s'est-on battu ? [...] Ce fut parfois à propos de morale et toujours à propos de métaphysique, mais aucun des deux ne fait partie de la religion. La philosophie [...] tend à soumettre ceux qui veulent savoir à un savoir commun ; la religion, elle, ne cherche pas à imposer une même foi » (p. 34). C'est très douteux.

La cause des guerres est plutôt la prétention hégémonique en politique comme en religion. Schleiermacher s'en défend un peu paradoxalement en disant : « infinie, la religion l'est dans toutes les directions. Chacun doit être conscient que sa religion n'est qu'une partie du tout. [...] Vous voyez quelle belle modestie, quelle tolérance [...] sourdent directement du concept de religion » (p. 34). On peut admettre que cela concerne le modus vivendi protestant après les troubles de la guerre de Trente Ans (1618-1648). Un livre de Henry Kamen donne le détail de la lente instauration de la tolérance.

La réalité est plutôt qu'il faudrait être conscient que les fidèles de toutes les religions n'ont pas vraiment les mêmes idées sur tous les points de doctrine. Ce dont Schleiermacher est bien conscient : « je vous mets encore une fois en garde contre la volonté d'abstraire cet esprit [des religions] de ce que les fidèles d'une religion déterminée ont en commun » (p. 162). D'où la pratique protestante, qui ne se passe pourtant pas toujours bien non plus. Mais finalement, cette intuition individuelle est quand même limitée par la soumission à la norme locale, sachant « que toute personne dont la religion est dominée par une intuition doit adhérer à une des formes religieuses existantes » (p. 151), sur le mode très kantien du principe « cujus regio, ejus religio » (devoir adopter la religion du prince local).

Anti-analyse

La signification de la « religion » chez Schleiermacher est le refus de l'analyse : « tous ces concepts, si toutefois la religion a besoin de concepts » (p. 66). La religion est un concept. On a besoin de concepts pour en parler. En fait, dans ce système, la religion revient à prendre conscience du monde : « la religion ne cherche pas, comme le fait la métaphysique, à expliquer l'Univers et en déterminer la nature, elle ne cherche pas, comme la morale, à le perfectionner et à le parachever en misant sur la liberté humaine et le libre arbitre d'origine divine. En son essence, elle n'est ni pensée ni action, mais intuition et sentiment. Elle veut intuitionner l'Univers [...] dans une passivité d'enfant » (p. 27).

Cette prise de conscience correspond à chaque stade du développement cognitif et culturel historique pour aboutir à la science. La religion est plutôt un stade de la connaissance, selon la loi des trois états de Comte (théologique, philosophique et positif/scientifique). Schleiermacher se plaint que l'utilitarisme bourgeois a remplacé l'intuition contemplative (p. 82), mais dire que la religion est dans la contemplation plutôt que dans l'action (p. 38) oublie que la relation au monde est dans l'action, c'est la théorie qui est dans la contemplation.

Schleiermacher peut confondre l'inspiration de la découverte dans la compréhension de l'univers avec son résultat conceptuel qui est bien la science. Sa religion exalte une absence d'explicitation : « l'intuition est et reste toujours [...] une perception immédiate, rien de plus ; la relier et l'intégrer dans un tout n'est déjà plus l'affaire du Sens, mais de la pensée abstraite » (p. 31).

Le « Sens » est donc une sorte d'organe de l'intuition (c'est-à-dire l'intuition tout court). Ce « je-ne-sais-quoi » pascalien du cœur plutôt que de la raison me paraît contradictoire avec la référence à l'infini sous les auspices de Spinoza (p. 30), qui est rationaliste et démonstratif. Cette intuition indéterminée se formule simultanément par : « le but de la religion est de contempler ce qui est particulier et d'y pressentir, dans un calme consentement, ce que l'homme et tout ce qui l'entoure peuvent vouloir faire et attendre au sein de cette éternelle effervescence de formes et d'être particuliers » (p. 28).

On peut aussi comprendre ce rejet de l'analyse comme une critique des abstractions universelles de la philosophie. Ce sera repris par Schopenhauer. Voir l'essence du christianisme dans l'universel (p. 170) se réduit à l'étymologie de catholique (katholikos). Schleiermacher remplace cette idée par l'infini. Il a une relation paradoxale au particulier. Sans doute du fait de l'état de la chimie/biologie de son temps, il pense qu'on peut séparer les éléments d'un corps, mais qu'on ne peut pas les reconstituer (sur le mode Frankenstein) et autres images bucoliques (p. 42). Inversement, il critique les « gens qui, pour aller droit à l'indéterminé, traitaient de lettre morte tout ce qui a un caractère particulier » (p. 165). Il s'interroge sur les relations des religions particulières avec la religion en général (p. 163). Ce qui est bien un concept. Son idée est que l'inspiration religieuse initiale doit être présente dans toutes les religions particulières, mais le christianisme « est l'intuition du fait que tout ce qui est fini s'oppose d'une façon générale à l'unité du tout » (p. 168).

Notons que contemplation théorique et consentement pratique reviennent exactement à la définition précédente de la métaphysique et de la morale, finalement soumises à la religion : « vouloir la spéculation et la pratique sans la religion, c'est de la présomption téméraire, de l'hostilité effrontée envers les dieux » (p. 28).

On peut remarquer que ce discours n'est pas celui du protestant angoissé chez Max Weber, quand il est question de la « confiance enfantine que nous avons de pouvoir continuer à jouir sans souci de la douceur de vivre dans un monde débordant de richesse » (p. 47). L'économie de Schleiermacher est fondamentalement celle de Rousseau : « malgré la diversité des formes de vie et l'énorme quantité de matière que chacun consume, [...] chaque être vivant dispose en suffisance de ce dont il a besoin [...] et n'est par conséquent sous la menace que d'un destin interne et non d'une insuffisance extérieure » (p. 47). Cette divine providence sans limites écologiques ni considération des limites sociales ne s'embarrasse pas de l'expérience historique. L'appel à la passivité enfantine pourrait aussi résider dans la conception autoritaire de pasteur de l'époque dissimulée sous le masque factice du faux dialogue que constitue le livre : « votre conception vulgaire m'a perturbé ; j'espère l'avoir écarté ; ne m'interrompez plus ! » (p. 27).

L'idée d'intuition incite à choisir l'art comme expérience. J'ai eu l'occasion d'écrire que les abstractions de philosophes ne sont souvent que des critiques littéraires. L'expérience en question consiste à apprécier l'art sans être un artiste, comme les « gens qui, sans produire eux-mêmes des œuvres d'art, n'en sont pas moins émus et saisis par toutes celles qui s'offrent à leur intuition ; car les chefs-d'œuvre de la religion [...sont] exposés toujours et partout ; le monde entier est une galerie de tableaux religieux » (p. 78). Mais il s'agit de compréhension et non d'émotion, d'autant moins que les tableaux proprement religieux de l'époque concernent les mythes qu'il faut bien connaître. On ne voit pas comment, en regardant l'univers, un contemporain aurait l'intuition de la Bible ou de la mythologie grecque. On reste dans l'interprétation exégétique. Le biais général de Schleiermacher est de vouloir parler en philosophe des généralités et des essences de la religion (tout en claironnant le contraire), alors qu'il s'agit simplement de l'examen exégétique personnel des protestants par opposition aux catholiques.

Mysticisme

Le mysticisme de Schleiermacher est quand même un peu confus, ce qui cadre bien avec un principe fusionnel. Il parle lui-même d'un « sentiment évanescent » (p. 40) et concède que la religion n'est pas le sentiment éprouvé devant l'infinité du cosmos : « c'est une manière infantile d'y chercher l'infinitude » (p. 45). C'est à ce propos qu'il avait dit que « ce ne sont pas les masses du monde extérieur qui parlent à l'esprit, mais ses lois » (idem), que je considère plutôt comme une appropriation fantasmée de la science.

Tout cela peut se réduire à une illusion de supériorité : « celui qui se situe réellement à un niveau plus élevé comprend les autres mieux qu'ils se comprennent eux-mêmes » (p. 106). J'avais cité ailleurs cet effet intempestif de l'alphabétisation déjà documenté pour le protestantisme : « Quand la Bible a été traduite en anglais, tout homme, que dis-je, tout garçon et toute fille capable de lire l'anglais pensèrent qu'ils conversaient directement avec Dieu et qu'ils comprenaient sa parole » (selon Hobbes, de G.P. Gooch, 1939, in C.N. Parkinson, L'évolution de la pensée politique, p. 68).

La critique de la sorte de complotisme bourgeois à l'égard de l'infini (p. 85) se veut justifiée par l'élitisme romantique de celui dont l'« esprit plane sur la cime la plus élevée de la vie [...], quand il dégringole de là parmi ceux qui se cantonnent dans des visées et des activités terrestres, il se croit [...] retombé de la fréquentation des dieux et des muses dans un milieu de grossiers barbares » (pp. 107-108). Schleiermacher décrit l'échec du vulgaire à s'élever à la religion (p. 111) ou affirme que « le sacré reste secret et caché aux profanes » (p. 181). Cette idée d'élection divine, si « l'intuition initiale qu'un homme a de l'univers [...] a assez de force » (p. 157) pourrait être soumise au risque des dérives mystiques et fanatiques des amateurs de fantastique, à la religion superficielle ou délirante (pp. 88-89) que concède Schleiermacher. Il faudrait mentionner les faux messies, dont Christophe Bourseiller a fait la recension, comme conséquence d'une incarnation intuitive du mythe par une subjectivité. Mais la postérité romantique de Schleiermacher au XIXe siècle retiendra plutôt l'élection divine de l'artiste que celle du religieux.

Schleiermacher en est réduit à répéter que « tous les sentiments religieux sont surnaturels [...] dans la mesure où ils ont un effet sur l'univers [et] la personne qui les éprouve est la mieux placée pour en juger » (p. 66). Faut-il y voir une origine de la « causalité mentale » de Searle, mentionnée dans mon livre sur l'intelligence artificielle ? Je parlais de « style tautologique du pasteur protestant prêchant à une assemblée de vieilles filles » (Philosophie contre intelligence artificielle, p. 330).

On est plutôt dans l'ordre de la réminiscence de lectures canoniques confrontées à la difficulté d'intégrer les nouvelles évolutions scientifiques ou culturelles. La vraie définition de la religion est bien cette contrainte totalisante. Schleiermacher en est réduit à penser qu'il manque un héros de la religion (p. 90) et que « de nouveaux envoyés de Dieu deviennent nécessaires » (p. 179). Se prend-il pour l'élu ? Sa solution d'« essayer bien plutôt de renoncer à votre vie par amour de l'univers » (p. 72), mélange des lectures sur la science et les religions indiennes dans une synthèse théologique, alors que Schopenhauer en donnera la version laïcisée de philosophe.

Le contexte rationaliste de son temps ébranlait la théologie. Schleiermacher mentionne que les « physico-théologiens qui, au XVIIIe siècle, entendaient accéder à la connaissance de Dieu, non par voie mystique ou spéculative, mais par une analyse physique de la création » (p. 106). Il examine les différentes théories et leur oppose des objections. Il dit bien que « tous n'en doivent pas moins former une unité » (idem). Plus loin, il envisage une sorte de « terre sans mal » (mythe indigène décrit par Pierre Clastres) dans le cadre familial (p. 132), que reprendra peut-être Tönnies avec « la religion est la vie familiale elle-même » (Communauté et Société, 1887, p. 266). Il est aussi question du progrès matériel libérateur permettant à tous de devenir religieux (p. 132) et d'une sorte de communion des âmes de l'humanité, puisque « tout ce qui est humain est saint, car tout est divin » (p. 134).

Cet homme supérieur qui contemple l'univers et devient un avec lui (p. 135) me paraît relever du complexe de supériorité puéril des intellectuels (et des étudiants) dans une période d'illettrisme général. Schleiermacher s'en remet à l'inspiration divine plutôt qu'à l'éducation, contre ceux pour qui, « c'est peu à peu que l'homme doit devenir religieux [...] ; tout cela doit lui venir par le biais de l'enseignement et de l'éducation [...sans] aucune intuition vivante » (p. 158). C'est quand même le fonctionnement normal de la culture. La transmission est la vraie mission de l'intellectuel pour garantir l'existence sociale de son intuition.

Pédagogie

Au fond, tout cela pourrait se réduire à une théorie pédagogique, comme l'indique le titre du 3e Discours, « De la formation de l'esprit à la religion » (p. 75). Schleiermacher ne veut pas se priver des formes mythiques : « on pensait que, en religion comme en art, le goût des figures grotesque est propre à l'imagination juvénile. [...] La poésie a servi de fondement à la métaphysique. [...] C'est avec un profond recueillement que je peux être témoin de l'aspiration que de jeunes Cœurs ont pour le merveilleux et le surnaturel » (p. 81). Son idée de mettre de l'infini dans les objets (pp. 62-63) peut simplement relever d'une théorie esthétique. L'intuitif peut renvoyer à une sorte de causalité magique qui prend les mythes pour argent comptant en forme de stade cognitif, sur le principe de la loi des trois états d'Auguste Comte (théologique, métaphysique, positif).

On peut comprendre l'insatisfaction devant une éducation des enfants fondée sur la répétition dans un « comportement scolaire et mécanique » (p. 113). Mais Schleiermacher « souffre de voir chaque jour combien la rage de comprendre empêche le Sens de prendre son essor » (p. 80) et il se plaint que les histoires morales aient remplacé les mythes (p. 82). Il regrette que la rationalisation ait remplacé l'imagination qui suppose une forme de compréhension intuitive, mais on peut aussi penser qu'il veut que l'on comprenne sans comprendre. Sa religion est une sorte de génération spontanée : « la religion ne connaît ni déduction ni mise en relation » (p. 32).

La question se pose toujours de savoir ce que les autres ont compris, dans une communauté locale ou sur la durée historique d'une religion donnée. Une intuition individuelle (p. 129) semble nier l'existence des solutions identiques que procure un enseignement institutionnel. Si tout est personnel, comment être sûr qu'on parle de la même chose, c'est le vrai sens de la question du langage et de la traduction. Comment éviter les malentendus, soit qu'il s'agisse de symboles périmés (philologie nécessaire), soit qu'il s'agisse d'erreurs (progrès des connaissances nécessaires) ? La vraie question est plutôt celle de la possibilité ou de l'impossibilité pédagogique en général.

Schleiermacher peut aussi régresser à un éloge de la docte ignorance : « les gens comprennent tout, mais la compréhension les frustre de leur Sens » (p. 82). Ce choix de traduction ('Sens' majuscule) semble contradictoire (on pourrait utiliser « ressenti » ou « intuition » encore). Schleiermacher semble préférer une apologie du merveilleux, sur un mode surréaliste, mais il parle bien de compréhension. L'opposition est effectivement entre une compréhension intuitive et la rationalisation explicative. Au sociologue Raymond Boudon, qui me disait que j'évoquais dans ma thèse cette question sociologique classique (wébérienne entre autres) de l'opposition compréhension/explication, j'ai eu l'occasion de répondre qu'on comprend soi-même alors qu'on explique à autrui. Ce dont parle Schleiermacher concerne sans doute une explication pédagogique trop précoce qui peut empêcher la compréhension personnelle autonome. Une raison pratique peut en être le regroupement en classes hétérogènes par opposition au préceptorat antérieur. Pour Schleiermacher, il faudrait que les élèves redécouvrent eux-mêmes tout ce qu'on leur enseigne, sorte d'idéal d'éducation parallèle. Cette idée est reprise pour les étudiants avec l'idée d'enseignement par la recherche, qui peut relever du vœu pieux et n'être ni de l'enseignement ni de la recherche.

Schleiermacher critique en fait l'idée qu'on n'est pas capable de comprendre tout seul. Mais le vrai problème est plutôt que, justement, on peut non seulement ne pas comprendre (ce qui justifie l'explication), mais qu'on peut mal comprendre et mal expliquer, et reproduire ensuite de mauvaises explications en tant que professeur. Schleiermacher parle aussi de déceptions pastorales personnelles, un échec à convaincre ou faire comprendre (pp. 75-76). Ce qui produit ses discours laborieux sur fond victimaire contre les esprits forts : « vous avez raison de mépriser les médiocres qui imitent les pensées d'autrui » (p. 67).

Quoique favorable à la liberté individuelle, Schleiermacher est très directif dans son discours, sans doute sur des bases logicistes de philosophe. Il veut laisser libre, mais pour dire la même chose que lui. Il a méthodologiquement le tort de généraliser l'intuition à l'essence de la religion au point de refuser la transmission : « aux yeux de quiconque partage cette conception de la religion, l'enseignement est à son propos un mot inepte et dépourvu de sens » (p. 78). On ne peut pourtant pas retrouver la Bible par la seule intuition. Schleiermacher veut-il donc que la réflexion personnelle aboutisse spontanément à une interprétation canonique ? Il parle d'éducation et d'autonomie individuelle, mais la forme des fictions religieuses joue plutôt le rôle des contes pour enfants, le plus souvent dans un but de morale pratique qu'il conteste.

Learning

La méthode pédagogique professorale classique, avec son extrême de la tabula rasa d'une tête vide à remplir, considère davantage le rôle de l'enseignant que celui de l'élève. Le mérite de l'idée d'intuition chez Schleiermacher est de restituer la part active du sujet apprenant. Pour en parler, on utilise habituellement le terme anglais de learning (qui indique bien que l'enseignement académique continental n'en tient pas trop compte). On peut parler d'appropriation en français. Schleiermacher a le tort d'opposer l'intuition à la compréhension alors que le but de l'éducation est bien évidemment que l'élève comprenne vraiment ce qu'on lui enseigne. Le vrai défi de l'enseignant est de vérifier que l'élève a bien compris. Le plus souvent, cela consiste en ce que l'apprenant soit capable de répéter ou, au mieux, de paraphraser (mais il peut répéter une paraphrase apprise). Schleiermacher en est parfaitement conscient : « vous n'avez pas eu les intuitions dont vous savez formuler l'expression, mais vous avez appris les formules par cœur et vous les gardez en mémoire » (p. 42). Il faut aussi être capable d'appliquer les connaissances acquises en dehors des exemples scolaires canoniques.

L'idée de faire reposer la religion uniquement sur l'intuition, outre la particularité de reprendre simplement l'examen personnel du protestantisme, semble uniquement correspondre à l'idéal des grands mystiques. On peut penser que la diffusion progressive de l'éducation permettait d'envisager de généraliser ce modèle, par une « éducation de l'homme à cette sublime disposition » (p. 75). La désillusion est que la diffusion des connaissances a abouti concrètement à la « critique biblique » dans les sciences religieuses et à la sécularisation dans la société, soit par la laïcité proprement dite, soit par l'augmentation infinie des connaissances scientifiques et techniques profanes. Schleiermacher définit la religion par l'intuition alors qu'on devrait plutôt en accorder le privilège à l'athéisme dans la mesure où l'on recevait bien une éducation religieuse. Pour l'individu, le doute est forcément une prise d'autonomie.

Ce dont parle Schleiermacher correspond aux difficultés de la pratique professionnelle du professeur dans la prise en compte de la compréhension de l'élève. Il admet raisonnablement que : « tout homme a besoin d'un médiateur, d'un guide qui éveille son Sens de la religion, [...] mais cette situation ne doit être que passagère, chacun doit ensuite voir de ses propres yeux » (p. 67). Mais il semble parfois nier toute possibilité de transmission : « vous communiquez votre façon de voir les choses, vous faites de lui un magasin de vos idées, [...] mais vous ne pouvez jamais obtenir de lui qu'il tire de son propre fond celles que vous voulez » (p. 77) et « nous ne pouvons pas apprendre aux autres à intuitionner » (p. 78). Ce qui ne l'empêche pas de parler de « la grande société ecclésiastique, par quoi j'entends l'institution préposée à la formation des apprentis en religion » (p. 115).

La question que se pose Schleiermacher est celle de la « naissance à la vie spirituelle » des individus perçus sous l'angle de l'intuition (p. 66), affirmant que l'« inspiration [...] est le nom religieux de la liberté » (p. 66). On parle donc de l'individualité. Il confond cependant l'individuation avec la liberté religieuse au lieu de les distinguer soigneusement : « de même que tout être individuel fini atteste de sa nature spirituelle et son individualité en vous faisant remonter, comme à son origine, à ces épousailles avec l'infini, [...] de même devez vous admettre la présence d'une vie religieuse qui lui est propre en tout homme qui vous allègue [...] le développement soudain en lui, en plein milieu du fini et de l'individuel, de la conscience de l'Infini et du Tout » (pp. 154-155). Notons qu'épousailles (biais sourciste kitsch) aurait pu être traduit normalement par union qui a bien le même sens.

Sur le fond, l'erreur de Schleiermacher consiste à parler de religion, alors qu'il s'agit d'autonomie personnelle : « à tout instant où l'homme prend personnellement conscience de l'univers, voit-on apparaître une vie religieuse qui lui est propre » (p. 154). Cela peut s'appliquer à la religion, soit pour l'étude, soit pour la foi, mais peut bien sûr s'appliquer à n'importe quel sujet. D'ailleurs, à propos d'« un segment de la suite d'activités spirituelles » (p. 153), à propos de l'évolution personnelle, le traducteur, Reymond, écrit justement en note 31 : « 'Geistig' peut aussi être traduit par 'mental' ou 'intellectuel' et se distingue de 'Geistlisch' qui implique d'ordinaire une nuance plus nettement religieuse, voire ecclésiastique » (idem). On peut encore penser qu'il s'agit du learning en général et non de religion, même si ce learning porte ici sur les questions religieuses (outre la thèse particulière de Schleiermacher sur la religion comme intuition). D'autant que parler de prendre conscience de l'univers incite naturellement à penser à la science. Le biais philosophique est de tout mélanger.

Conclusion

Le cinquième discours : Des religions, peut être assez bien résumé par la citation : « un individuum de la religion tel que nous le recherchons ne peut se concrétiser que si quelque intuition particulière de l'univers devient le point central de toute religion, [...] cela en toute liberté » (pp. 149-150). La contestation de la traduction de Rouge, « une religion individuelle », en note 24, par Reymond, complète bien le problème. En fait, l'ambiguïté de Schleiermacher revient à parler d'« essence de la religion » en répétant son mantra intuitionniste. Mais dire que les expériences multiples se retrouvent dans toutes les religions du fait d'une essence unique et de la liberté individuelle généralise simplement la conception protestante du libre examen.

Schleiermacher prend la précaution de mentionner que « ni le naturalisme [...] ni le panthéisme, ni le polythéisme, ni le déisme ne sont des religions telles que nous les cherchons » (p. 149), ce qui oriente le débat. Mais ça ne résout rien. Comme pour ma note précédente sur mélancolie/saudade/spleen, si un individu appartenant à une religion particulière peut éprouver une intuition quelconque qui appartient à une autre religion, il n'en demeure pas moins que chaque religion particulière considère certaines intuitions comme hérétiques.

Dans une note 28 éclairante, Reymond note une référence possible à « la distinction protestante classique entre le verbum exterium, c'est-à-dire la parole qu'on entend de ses oreilles, et le verbum internum, c'est-à-dire la parole que Dieu lui-même, par son esprit, faire retentir dans le cœur de l'homme, la première n'ayant d'effet que si la seconde l'accompagne » (p. 151). Tout le texte est une glose sur les conséquences psychologiques individuelles de ce point de doctrine. La problématique générale qui en découle est incontestablement la question de l'appropriation (learning). Tout se réduit bien à une perspective pédagogique, mais qui maintient la religion à la fin au lieu de la situer au début comme le fait Auguste Comte dans la loi des trois états.

Jacques Bolo

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