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Références / Politique - Octobre 2018

Céline Spector, Rousseau et la critique de l'économie politique (2017)

Résumé

Ce petit livre de Céline Spector présente un Rousseau fondateur de la contestation actuelle de la science économique. Sa place dans les débats de son temps montre plutôt une référence constante à la morale antique plaquée sur les controverses d'alors.

Céline Spector, Rousseau et la critique de l'économie politique, coll. « Histoire des pensées », éd. Presses universitaires de Bordeaux, Bordeaux, 2017, 160 p.

Céline Spector précise d'emblée que la conception dix-huitièmiste de l'économie relevait plus de l'économie domestique que de l'économie politique, tout en traitant quand même de « circulation et distribution des richesses, [...] système des finances, circulation monétaire » (pp. 7-8). La science économique était évidemment balbutiante et Spector signale que « selon Jean-Baptiste Say [...], Rousseau aurait entravé les progrès de cette science » (p. 11) précisément parce qu'il voulait « subordonner l''objet économique' à l''objet politique et moral' » (idem). On conçoit que ce soit gênant pour les débuts d'une discipline.

Spector en rajoute un peu en disant qu'il ne faut pas pour autant « juger [Rousseau] à l'aune d'un idéal positiviste » car il propose une « économie non quantitative » et qu'il « dévoile les mystifications de la fable libérale » (pp. 12-13). Ça fait quand même beaucoup (outre que l'économie concerne forcément des quantités) et ça frise un peu l'anachronisme d'en faire un « ancêtre de Marx » et « de la dialectique » (pp. 14-15). On risque d'aboutir au paradoxe temporel du fameux « plagiat par anticipation » : il serait plus exact de dire que c'est Marx qui est un continuateur de Rousseau. L'hypothèse du livre que Rousseau est cohérent (p. 16) relève un peu de cette seule légitimité a posteriori un peu biaisée. La réalité est plutôt que c'est effectivement intéressant de voir comment les questions se posaient pour les prédécesseurs des sciences humaines contemporaines. Le livre de Céline Spector apporte sur ce point de précieuses informations.

Économie des Lumières

Même si Rousseau est bien un critique de l'économie politique naissante de son temps et qu'il affirme contre elle le primat du politique et de la morale, il faudrait cependant éviter les pièges de l'analogie avec des situations actuelles. Quand il critique du luxe comme spoliateur et urbain avec une « surimposition des campagnes » (p. 23), il pourrait plutôt s'agir d'une conception autonomiste ou autarcique (bien que Spector l'en défende, p. 17), en contradiction avec l'idée parallèle de supprématie du bien de l'État comme critère moral (pp. 21-22). La critique de l'inégalité ville/campagne se fonde sur l'idée de l'« agriculture, seule condition naturelle de l'homme » (p. 24). Notons que ce n'est notoirement pas la condition de Jean-Jacques lui-même et on ne peut pas dire non plus que les physiocrates auxquels il s'oppose négligeaient l'agriculture, puisqu'on peut les considérer comme les premiers agronomes.

Comme Spector l'admet, l'idée que « le commerce est conçu comme une activité stérile [...] le rapproche des physiocrates » (p. 24). Mais ce n'est pas vraiment original de condamner le commerce (c'est un classique théologique), ni très judicieux juste avant la révolution industrielle, outre que l'absence ou la limitation du commerce relève bien du mythe de l'autarcie. C'était bien une idée courante à l'époque, comme Spector le confirme en citant Quesnay disant que « la décadence des empires a souvent suivi de près un commerce florissant » (p. 25). L'historiographie d'alors reproduisait souvent des mythes antiques sans aucune distance en jouant sur l'argument d'autorité.

Au passage, notons que j'avais été surpris que Raymond Boudon, pourtant réputé libéral, me dise un jour incidemment que le commerce était improductif. J'ai un peu l'impression que cela relève des idées présentes dans la littérature philosophique qu'on répète sans que cela ne corresponde à rien d'autre qu'une idée reçue. Ce qui est vraiment paradoxal puisque Boudon s'était fait une spécialité de les débusquer.

Quand Rousseau affirme la « primauté des passions et importance de la pitié contre le froid calcul » (p. 26) il est bien négateur de l'économie en tant que science, d'autant que la justice implique bien le calcul. Sa pitié envers les défavorisés (p. 29) relève plus de la charité. Mais on peut accepter sa contestation du postulat libéral d'« un ordre naturel harmonisant les intérêts » (p. 30), quoiqu'il s'agisse ici surtout de l'opposition théorique de deux modèles.

Spector rappelle que Rousseau a travaillé sur des projets de constitutions pour la Pologne et la Corse (p. 31). Pour cette dernière, il proposera surtout une régression au troc et une abolition du commerce qui ressemble bien à une autarcie plus ou moins poussée. Le problème est ici que Rousseau minore la recherche de l'amélioration de la productivité qui était l'objectif des physiocrates visant à supprimer les disettes et les famines, régulières à l'époque. C'est d'ailleurs d'autant plus absurde qu'il prônait l'essor de la population (p. 36), sans doute parce qu'à l'époque circulait le mythe de la décadence démographique. Rousseau suppose une abondance spontanée, tout aussi providentielle que l'harmonie spontanée des intérêts de la pensée libérale : la liberté du commerce qu'elle prône constituait quand même un moyen pour corriger les pénuries locales.

La répartition équitable ne se soucie pas de la quantité chez Rousseau (p. 34). Il oppose simplement le moralisme au matérialisme des physiocrates ou économistes (consistant simplement à mesurer les quantités, dans une perspective scientifique ou organisationnelle). Pour Rousseau la richesse est morale plutôt qu'économique : « l'agriculture contribue aux bonnes moeurs et à la discipline martiale » (p. 35). Ce que Spector commente en disant que « l'argumentation est en un mot républicaine », alors qu'il s'agit plutôt du modèle antique, spartiate ou romain, issu des lectures de l'époque, et qui était simplement mal pensé sur le plan économique : la solution pratique archaïque à la pénurie étant l'expansionnisme guerrier auquel s'oppose pourtant Rousseau.

Son modèle corse suppose une autosuffisance familiale, mais il propose aussi une police économique dans les moindres détails (p. 40) qui fait penser à la dictature khmère rouge. Et Spector est bien consciente qu'il s'agit d'une référence au modèle idyllique suisse primitif (p. 41), contre la décadence associée ici au commerce et à l'industrie. Il faudrait tenir compte du fait que les Suisses étaient mercenaires à l'étranger, d'où l'âme guerrière.

Mythe des origines

Rousseau se fait sans doute des illusions quand il considère que les sociétés pré-agricoles étaient égalitaires. Cette archéologie balbutiante toute spéculative suppose que « dans les sociétés pastorales, la propriété privée n'existe pas » (p. 49). Outre que le problème n'est pas l'origine (biais philosophique), il ne faut pas en tirer que « la propriété n'est donc pas une donnée naturelle et universelle, mais une institution résultant d'une histoire » pour fonder une sorte de primitivisme qui serait une essence indépassable, et pourtant dépassée, que la société a corrompu. Cela relève un peu du mythe de l'âge d'or (encore actif à l'époque) ou celui du Paradis et de la Chute. On connaît par ailleurs le mantra rousseauiste que rappelle Spector : « le premier qui, ayant un terrain, s'avisa de dire : ceci est à moi et trouva des personnes assez simples pour le croire fut le fondateur de la société civile » (p. 51). Il est fort probable que la propriété existait dans les sociétés pastorales. On peut se rappeler aussi que Caïn était agriculteur et Abel éleveur et que le dieu de la Bible préférait les offrandes du second, ce qui a eu le malheur d'énerver son frère. Rousseau étant suisse, on imagine que les exégèses de l'Ancien Testament font partie de sa formation intellectuelle. Au point qu'on peut se demander si la glose que « l'usage de la propriété privée [...] ne relève pas de la liberté individuelle [...mais] de la volonté générale » ne renvoie pas plutôt à la volonté divine ?

Rousseau idéalise bien le stade primitif : « ce sont le fer et le blé qui ont civilisé les hommes et perdu le genre humain » (p. 53). Mais Spector souligne opportunément que, pour Rousseau, c'est parce que « la proportion entre le travail et la possession est alors rompue », car il ne semble considérer qu'une économie au jour le jour. Cela correspond à une société de cueillette, voire l'animalité, mais c'est évidemment une erreur puisque les animaux font des réserves aussi.

Spector parle d'appropriation primitive (bien que Rousseau défende pourtant la propriété, cf. p. 47), mais il s'agit plutôt d'accumulation primitive (les stocks), et elle ajoute aussi : « Rousseau semble anticiper, comme au livre XVIII de L'Esprit des lois et dans l'école historique écossaise [...] les 'modes de production' évoqués par Marx » (p. 52). Ce qui répète l'idée d'anticipation rétroactive, puisque Rousseau est donc un commentateur de Montesquieu et des Écossais, comme Marx l'est de Rousseau.

De même, dire que l'origine de la guerre est dans l'état social et non de l'état de nature (p. 55) est un commentaire de Hobbes qui joue un peu sur les mots : la guerre est forcément sociale puisqu'elle suppose un système organisé, mais la violence existait précédemment (et c'est de cela que parle Hobbes). Il est d'ailleurs probable que cette violence était le fait de pasteurs nomades qui pillaient des agriculteurs sédentaires, mais les éleveurs se pillaient probablement entre eux avant l'invention de l'agriculture.

L'égalité et l'État

Spector mentionne que Rousseau suit Montesquieu en disant que « c'est parce que la force des choses tend toujours à détruire l'égalité que la force de la législation doit tendre à la maintenir » (p. 59). Cela signifie donc qu'il n'y a pas d'égalité initiale et que c'est bien la société qui doit la construire progressivement. Envisager des dépenses publiques (p. 59) fait seulement référence aux manques de l'époque, qui se mettent donc en place progressivement et socialement, et ne sont donc pas naturels. De même, toujours selon Montesquieu, la nécessité d'une égalité de fait pour qu'il existe une égalité de droit (p. 60) est sans doute le résultat d'une limite mentale dans une société aristocratique inégalitaire qui ne conçoit pas la possibilité de droits humains égaux. C'est sans doute aussi la raison contextuelle pour laquelle les marxistes ne comprennent pas la notion de droits formels ou « droits bourgeois ».

On peut noter au passage que la référence rousseauiste à une nationalisation à Sparte (p. 60) est maladroite du fait qu'il s'agit d'une dictature fasciste qui est tout sauf égalitaire. C'est surtout une information sur les sources de l'auteur qui est d'abord un commentateur dont la référence est l'antiquité, ce qui était bien la norme de son temps. Dire que « l'État, à l'égard de ses membres, est maître de tous leurs biens » (p. 61) est évidemment un modèle théorique qui devient concret dans les dictatures (comme Sparte). Mais il faudrait concevoir ici que cette conséquence étatiste de ce raisonnement par l'absurde, qui est légitime, démontre donc que l'hypothèse n'est pas valide. Ce que ne savent pas faire les intellectuels qui ne doivent pas supporter d'avoir gaspillé tant d'énergie pour rien.

On observe d'ailleurs immédiatement une autre illustration de la méthode philosophique de rationalisations ridicules pour justifier la nature des choses quand Rousseau affirme que l'enfant doit apprendre la propriété, car « les choses ne se défendent pas elles-mêmes » (p. 62). Et suit aussitôt une historiette de l'enfant qui subit une injustice, qui n'en était pas une, pour apprendre la notion de propriété (p. 63). Cette généalogie de la morale un peu simpliste (pré-scientifique), montre précisément que l'économie de Rousseau se réduit au conte ou au mythe en place de science. La leçon portait d'ailleurs sur la rareté des terres comme limite (p. 67) où « l'appropriation des uns suppose l'expropriation des autres » (p. 68). Nous avons vu que c'était contradictoire avec l'expansion démographique, bien que Rousseau résolve le problème par la frugalité (p. 78).

On peut remarquer aussi que, quand il est question de choisir un métier à Émile comme moyen d'indépendance (p. 80), c'est menuisier et pas agriculteur qui est choisi. Ce qui suppose bien la division du travail et le commerce. Le travail manuel est idéalisé par Rousseau qui s'oublie lui-même comme philosophe et qui se méfie de l'intelligence au point de proposer un livre unique, Robinson Crusoe, comme formation et idéal d'autosuffisance (pp. 82-83). Le pédagogue Jacotot décrit par Rancière proposera le seul Télémaque. Les idées circulent souvent à l'identique.

Rousseau se pose de bonnes questions pour traiter d'une société de consommation, « un prix que les pauvres peuvent payer » (p. 87), mais perçue dans le cadre de la société de pénurie et d'inégalité d'alors. Il parle de pitié envers les plus démunis, de devoir d'assistance, de « dette sociale » du riche (p. 95). En l'absence d'égalité des droits, la solidarité mutualiste régresse à la charité, d'autant plus qu'il oublie les contraintes de productivité et de démographie que commençaient à prendre en compte les économistes auxquels il s'oppose.

Spector voit bien que Rousseau se situe dans le « paradigme du jeu à somme nulle où tout gain suppose une perte » où le riche qui ne travaille pas « vit nécessairement aux dépens des autres » (pp. 96-97). Outre le propre cas de Rousseau proche du parasitisme mondain, cela ne tient évidemment pas compte des progrès de son époque, de la simple circulation des richesses ni surtout de la nouvelle réalité de la bourgeoisie montante de son temps. C'est juste un modèle formel qui dit que « je ne dois plus me regarder comme un être individuel et isolé, mais comme partie d'un plus grand tout », dans l'idée qu'il n'y aurait plus d'individu avec la sortie de l'état de nature (p. 97-98). Ce n'est évidemment pas le cas.

La problématique réelle est plutôt que la société doit se coltiner précisément à l'économie, avec comme mesure la monnaie. Du fait de la négation du commerce par Rousseau, on peut considérer comme contradictoire sa citation : « nulle société ne peut subsister sans échange, nul échange sans mesure commune et nulle mesure commune sans égalité » (p. 99). Mais on peut se dire qu'elle correspond à la question qu'on appellerait aujourd'hui celle de « l'échange inégal ». Spector signalait au début de son livre que Rousseau disait que « les rapports d'échange reposent sur des contrats léonins » (p. 13). Ce qui explique son idée de recours au troc ou l'échange en nature, pour lequel Rousseau ne semble pas concevoir qu'il puisse être inégal ou somptuaire, ce qui est faux logiquement et empiriquement (verroteries contre de l'or, potlatch, luxe dont il parle lui-même). De plus, si l'égalité correspond bien à l'équivalence des services (p. 98), il existe une inégalité entre l'offre et la demande. Elles s'ajustent par le prix et non « en nature » : on ne produit pas juste ce dont on a besoin, surtout en matière agricole, on a trop ou pas assez. Et pour avoir assez, il faut avoir trop, d'où les crises de surproduction. Le commerce est justement un moyen de réguler les stocks et surtout d'éviter les famines locales quand il n'y a pas assez sur place.

Féodalité

La question d'être « partie d'un tout » correspond bien à celle de la solidarité organique de Durkheim (p. 99), comme le dit Spector, par opposition à la simple juxtaposition d'un état de nature idéalisé paradoxalement par Rousseau. Ses théories sont des tatonnements spéculatifs du fait que les véritables sciences archéologiques, paléontologiques et ethnologiques ne naîtront vraiment qu'au siècle suivant. La référence de Rousseau est une égalité de nature (fictive), alors que l'état de culture correspond simplement à la nouvelle nature humaine. Par son romantisme généalogique, on pourrait envisager que Rousseau soit plutôt l'ancêtre de la Lettre sur l'humanisme de Heidegger. Son état de « nature » est bien essentialiste ou primitiviste et son « origine des langues » est poétique. Autres plagiats par anticipation.

La solution économique à la problématique de Rousseau est beaucoup plus simple. Si Spector se demande si ce n'est pas « la justice réduite à la charité », elle considère que Rousseau « remplace l'aumône par la compensation » sous prétexte que cela « ne tient pas de la générosité, mais du devoir » (p. 102). On doit rectifier ici que, pour la tradition chrétienne (qui se perd), la charité est bien un devoir et non une libéralité. Rousseau se situe donc bien dans le cadre apologétique chrétien, par sa formation, malgré les alternatives païennes (grecques et romaines) de ses références.

Mais comme le disait Spector au début, le terme économie relevait plus de l'économie domestique que de l'économie politique au XVIIIe. Le véritable modèle économique de Rousseau exposé ici est celui de l'économie domestique au domaine de Clarens (p. 103). On peut comprendre le succès littéraire de Rousseau par le modèle moraliste qu'il propose aux notables qui le lisent. Spector identifie bien les trois traitements plus ou moins théoriques que l'auteur fournit à ses clients : le Contrat social, La Nouvelle Éloise, L'Émile.

Quand on parle d'économie domestique, les philosophes étymologistes pourraient souligner le pléonasme (oikos en grec et domus en latin signifient maison), il s'agit en fait d'administrer un domaine. On peut ajouter que cela suppose donc beaucoup de domestiques. Peu de temps plus tard, l'« emploi d'une main d'oeuvre abondante » (p. 105) se retrouvera dans l'industrie, ce qui donnera lieu à une autre analyse favorisant la condition ouvrière plutôt que l'agriculture. Mais chez Rousseau, on reste dans la féodalité, voire l'antiquité sur le modèle des villas romaines, ce qui explique l'idée d'autarcie de ces communautés. On peut supprimer la monnaie parce qu'on y vit comme dans une grande famille.

Comme évidemment le modèle idéal rousseauiste ne correspond déjà plus à la réalité de son temps, il est bien obligé de préconiser le paiement correct des ouvriers et des serviteurs à Clarens (p. 108) plutôt que le seul troc (qu'il réserve pourtant à la Corse jugée sans doute plus primitive). La question se pose de savoir si les ouvriers et serviteurs sont attachés à leur glèbe (comme on l'enseignait jadis) ou à leur maître. C'est le problème qui résulte de toute économie locale. Il n'en demeure pas moins que, comme il est dit p. 110 : « Wolmar ne renonce pas au calcul », mais le maître le généralise au social pour fidéliser le personnel. Spector s'avance beaucoup en disant ici que « Rousseau mesure ici le prix de la loyauté [...], ce que l'économie réductionniste est incapable d'engendrer » (p. 111). C'est évidemment faux et cette erreur repose sur la mauvaise méthode académique d'identification excessive à l'auteur traité. D'autant qu'il s'agit d'un système de moralisation par récompenses où le maître n'exerce sa « générosité [...] qu'à l'égard des personnes choisies pour leur vertu » (p. 116).

Spector note pourtant que Starobinski, spécialiste de Rousseau, critique la méthode comme dressage (en note 26) et plus loin (note 57) : « le féodalisme de La Nouvelle Héloïse contraste avec l'égalitarisme du Contrat social », mais il est critiqué lui-même par Markovits qui « récuse le paternalisme » et Spector dit : « faut-il déplorer le paternalisme de Julie et Wolmar qui masque les rapports de forces [...] » (p. 125). Ce qui est un peu énigmatique (ou toujours académique). Il faudrait prendre un peu de distance critique et considérer que La Nouvelle Héloïse correspond simplement à un guide du bon maître à l'égard de ses employés dans le seul contexte de son temps.

Par ailleurs, Rousseau développe une forme d'économie des plaisirs, inspirée des débats antiques entre jouissance épicurienne et frugalité stoïcienne (p. 118-130), car il fallait bien satisfaire son public mondain. Mais sa problématique consiste simplement à une bonne gestion du domaine de Clarens, comme modèle dérivé d'un Robinson qui jouirait de la présence de nombreux Vendredi. On peut évidemment envisager des communautés égalitaires (hippies, kibboutz), mais les mêmes problèmes autarciques de liberté de circulation des hommes et de la production subsistent.

L'État et l'impôt

Outre le biais philosophique lassant de s'interroger sur l'étymologie du mot finance chez Rousseau même, Spector rappelle que sa problématique, distincte de celle de Montesquieu, consiste à défendre d'abord l'égalité devant l'impôt ou sa progressivité, ce qui était évidemment une problématique dépendante du contexte (pp. 131-140). Un rappel utile est la tradition monarchique de l'impôt comme exception (pour la guerre), où le roi doit « vivre du sien » (p. 134), ce qui est d'ailleurs l'explication de l'exploitation féodale et des conquêtes guerrières. Spector développe ici que, de même qu'il s'agit d'utiliser le travail comme critère de limitation de l'accumulation et du luxe (mentionnée p. 33), la proposition de Rousseau pour la Corse consiste à limiter l'impôt en payant les fonctionnaires en nature. Mais cela revient simplement à des fermages, dont Boudon précisait justement que leur paiement monétaire avait permis aux paysans de choisir leur production. L'avantage du paiement en nature est qu'on ne dépend pas du cours des produits (p. 143), mais il ne résout pas le problème de la surproduction ou de la pénurie, surtout si on impose un quota. L'économie scientifique est simplement la traduction formelle de ces différentes contraintes techniques réalisées dans des étapes historiques.

Conclusion

Spector considère à juste titre que Rousseau s'oppose à la science économique de son temps, mais son modèle repose sur la vertu, ce qui est plutôt une simple réminiscence littéraire antique. Elle fait de Rousseau un critique de l'idéologie libérale « qui se pare des atours de la science » (p. 149) en des termes actuels qui peuvent relever d'une lecture un peu trop bienveillante qui oublie que le lecteur complète le travail que Rousseau n'a pas mené à son terme. On peut penser au contraire que la solution qu'il trouve dans la volonté générale républicaine a eu aussi une postérité romantique dans le nationalisme. Le fait de refuser la vertu régulatrice du commerce et de la science correspond davantage à l'idéologie des anti-Lumières qui ont été pourtant ses vrais opposants, contrairement aux libéraux (ou même aux marxistes qui entérinaient en leurs temps le rôle historique de la bourgeoisie).

Jacques Bolo

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