Le défaut connu des discours politiques est d'arranger la réalité pour la faire correspondre aux convictions partisanes, quand il ne s'agit pas simplement de propager des calomnies ou des ragots. Mais le véritable problème est que les analyses politiques dans les médias tournent également au même principe, soit qu'il s'agisse d'opinions des intervenants, soit qu'il s'agisse du ressassement d'analyses plaquées de la part des journalistes. Sur ce dernier point, par exemple, l'idée des « trois droites » (légitimiste, libérale, bonapartiste) de René Rémond possède à peu près la même valeur scolastique que la « lutte des classes » marxiste. On croit penser parce qu'on récite sa leçon.
Depuis quelque temps déjà, ça date de La 5 de Berlusconi (1986-1992), les émissions politiques, puis les chaînes d'infos en continu, vivent de la mise en scène de clashes politiques à coup de « petites phrases » qui ont remplacé les dissertations grandiloquentes des parlementaires de jadis. L'information a tendance à se limiter au ressassement des éléments de langage qui ont bien pris.
D'ailleurs, les dernières présidentielles ont elles-mêmes tourné à une mise en scène de ce qui passait déjà à la télé. Outre une campagne commencée trop tardivement par calcul foireux de certains partis qui se croient plus légitimes qu'ils le sont, ce qui domine est le commentaire interminable qui vire souvent au conseil de comm, spécialement pour corriger les couacs des candidats ou de leurs équipes. On sait bien que les journalistes télé doivent prévoir leur reconversion en communicants, du fait de l'épée de Damoclès de leur remplacement.
Clichés
Depuis un moment, les médias nous rejouent la reprise politicienne de l'idée de « fracture sociale » de Chirac (attribuée à Emmanuel Todd à l'époque), comme si une unité sociale caractérisait les périodes passées (sur le mode Communauté et Société de Tönnies). On y a ajouté la fausse idée d'une opposition ville/campagne ou celle de la « France périphérique » (entre le journal TF1 de feu Jean-Pierre Pernaut et Christophe Guilluy). La crise des gilets jaunes avait relancé un certain pathos de gauche, sur le mode abbé Pierre ou restaus du cœur, récupéré par l'extrême droite. La crise du Covid a renforcé le complotisme anti-élite qui s'égare du fait que cette pandémie a surtout montré l'impréparation des gouvernements mondiaux.
Le néo-populisme médiatique semble se représenter les citoyens sur le mode misérabiliste du film Les Tuches (2011) par opposition aux élites (présentes avec le surdoué de la famille). Les journalistes doivent être trop payés. Mais la population est beaucoup plus homogène aujourd'hui du fait de la scolarisation généralisée. Je mentionne régulièrement qu'il y avait 1 % de bacheliers en 1900, 4 % en 1936, 15 % en 1970, 70 % en 2000. Les problèmes sociaux récents, renforcés par la crise énergétique due à la guerre en Ukraine, sont la conséquence d'un choix pavillonnaire gourmant en énergie (voir aussi « Périurbain, populisme et 'classes moyennes' »). La France est un pays riche (plus riche que 80 % de la planète), mais il ne faut pas se croire plus riche que l'on est, ni moins riche non plus en se comparant aux milliardaires.
Dans la campagne présidentielle, la relative nouveauté est l'utilisation du terme d'« extrémiste » pour qualifier les candidats arrivés deuxième (Rassemblement national) et troisième (La France insoumise). La question n'est pas exactement la même que celle de savoir si le RN est d'extrême droite et LFI d'extrême gauche, ni de savoir si 45 % de Français sont des extrémistes. C'est juste un effet mécanique de la recomposition de l'axe droite-gauche. Quand le parti présidentiel prétend rassembler à gauche et à droite, il crée donc une sorte de grand centre qui renvoie donc « aux extrêmes » ceux qui restent de chaque côté. C'était le rêve de Giscard de rassembler deux Français sur trois. Mais ce n'est pas le cas de figure actuel. On est à peine à un petit tiers au centre et deux autres tiers, à droite et à gauche donc (extrêmes ou pas).
La réalité est que le vote utile sur les partis d'extrême droite et d'extrême gauche rappelle plutôt que les électeurs avaient déjà ces opinions et votaient utile pour les partis de gauche et de droite traditionnels. Il y avait précédemment quatre grands partis (UDF/RPR, PS/PC) et des extrêmes extra-parlementaires résiduels. Mais les partis institutionnels étaient quand même des rassemblements hétéroclites qui intégraient les électeurs extrêmes qui choisissaient la voie parlementaire. À la rigueur, on peut dire que tout le monde est devenu parlementariste, ce qui devrait être mieux pris en compte par la proportionnelle au lieu de maintenir un présidentialisme qui génère forcément le césarisme dont se nourrissent ceux qui choisissent les extrêmes évoqués. On peut considérer que ce fonctionnement parlementariste existe au niveau européen, alors même qu'on le dénigre. Cela discrédite d'autant plus la polarisation souverainiste qui se réduit à exacerber les stratégies favorables aux tyranneaux de village qui constitue l'idéal et la pratique généralement constatée chez les politiciens.
Ambiance !
Notons aussi que l'affrontement présidentiel s'est déroulé dans une ambiance de détestation réciproque particulièrement intense chez les adversaires. Je suppose que certains sentent qu'ils vont perdre leur place et le vivent mal. Ça pourrait finir par mal tourner. Quoique les électeurs, qui ont choisi le vote utile dans le cas des trois candidats les mieux placés au premier tour, puis entre les deux finalistes, semblent donc plus raisonnables que les partis et leurs militants.
La politique réelle s'organise sur le principe machiavélien de vassalité économique ou idéologique. La différence entre les démocraties et les dictatures est surtout l'acceptation de l'alternance et de la liberté des opposants. On se demande si ça va durer chez nous. Je lisais récemment que les anciens présidents sud-coréens avaient fini en prison, poursuivis pour corruption. Sinon, on peut déclencher une guerre civile avec le soutien éventuel de l'étranger. On n'en est pas passé loin aux États-Unis et de nombreux pays d'Europe sont déjà hors limite. La France pourrait bien basculer.
Crises
On voit avec la guerre en Ukraine que les crises réelles sont d'abord celles des approvisionnements. On a vécu la crise des gilets jaunes, due à l'augmentation du prix de l'essence et on voit celle qui s'annonce avec la guerre ukrainienne sur les prix de nombreuses matières premières. D'autant que la pandémie de Covid a désorganisé la logistique mondiale. Distribuer des aides sur le mode clientéliste antique risque de ne pas masquer longtemps la réalité. Certains envisagent de piquer la production gazière du Golfe aux pays asiatiques pour remplacer le gaz russe, mais on n'est plus dans la situation coloniale et les autres pays vont surenchérir. Le résultat sera la hausse des prix.
Les crises politiques consistent dans le refus de la répartition des postes. Ce qu'a rappelé la guerre d'Ukraine, qui s'est invitée au milieu de la campagne, c'est d'abord que la fin de l'URSS a laissé la place à une sorte de guerre de gangs d'oligarques. L'Ukraine a vu le remplacement de ceux favorables à la Russie par ceux favorables à l'Occident. Le modèle national ne correspond pas à la réalité : on le voit avec la crise alimentaire et énergétique due à la chute des exportations céréalières ukrainiennes et russes. La mondialisation est la seule réalité.
Au cours de cette élection, la fin des anciens grands partis montre qu'ils n'ont pas su s'adapter. Le recrutement des élus par parrainage vise seulement à maintenir au pouvoir les anciens clans. Quand on se gargarise de républicanisme, il faudrait être capable de se souvenir que des têtes peuvent tomber quand une oligarchie prétend au monopole de la légitimité. Ce qui ne veut pas dire que les remplaçants se comportent mieux. On sait bien qu'il en résulte une foire d'empoigne. C'est le paradoxe de la démocratie : l'amélioration du niveau éducatif produit forcément une concurrence généralisée. Le mécanisme est décrit depuis l'antiquité dans l'idée de cycles successifs des régimes (monarchie, démocratie, dictature). Mais il ne faut pas exagérer non plus la compétence qui en résulte. Les élites politiques, médiatiques et académiques actuelles montrent d'ailleurs leurs limites.
« Social et Sociétal »
Comme on le sait, cette élection présidentielle 2022 avait l'inconvénient, qui s'est concrétisé, du pronostic initial d'une répétition du duel Macron/Le Pen de 2017. La nouveauté est la candidature inattendue d'Éric Zemmour, quoiqu'il s'agisse plutôt d'une régression paradoxale au Front national, alors que le Rassemblement national prétendait se recentrer. L'inconvénient de la politique française actuelle, voire internationale, est que les partis traditionnels et leurs électeurs jouent le dégagisme en espérant simplement que leur champion sera au second tour face à l'extrême droite pour bénéficier d'un front républicain.
On peut admettre que la troisième position de Mélenchon, outre la débandade des autres grands partis ou aspirant à l'être comme les écologistes, a surtout constitué une réponse à la thématique centrale de l'extrême droite contre l'immigration. L'épouvantail d'un vote communautariste musulman avait fleuri en 2017, sans trop de réalité alors. Cette fois, les électeurs issus de l'immigration ont majoritairement voté pour LFI. Les autres partis sentaient venir le coup et l'ont mal pris. Il en a résulté l'accusation d'islamo-gauchisme contre la stratégie antiraciste assez classique de La France Insoumise. On retrouve ici la situation des démocrates américains qui bénéficient du vote noir tandis que les républicains jouent la carte du vote raciste, tout comme Hillary Clinton qui avait aussi choisi cette stratégie ignoble dans sa primaire contre Obama. J'ai fait l'an dernier un compte rendu du livre d'Albert Memmi qui expliquait bien le développement de cette mentalité raciste insidieuse, dès les années 1980.
C'est très curieux. Alors qu'on se gargarise de républicanisme, la question est simplement la reconnaissance de l'égalité des citoyens sans distinction de races (exigence biaisée à gauche par le truc foireux qu'elles n'existent pas). Ce racisme larvé et hypocrite vient d'être démontré conjoncturellement par l'accueil favorablement discriminatoire des réfugiés ukrainiens par opposition aux autres.
Dans cette circonstance présidentielle, le vote en faveur de Mélenchon correspond aussi à un vote des classes populaires dans la sociologie électorale des circonscriptions traditionnellement de gauche. Cela annule et explique l'accusation d'abandon du social au profit d'un prétendu sociétal identitaire, puisque ces classes populaires sont celles issues de l'immigration depuis quelques décennies. Le sociétal identitaire correspond précisément au racisme dont la conception manifeste une régression inégalitaire antirépublicaine concernant ces classes populaires issues de l'immigration. Il ne faudrait pas oublier les bases !
J'ai déjà signalé que le recours à l'immigration avait surtout retardé les délocalisations. Notons aussi que la présence immigrée a profité aux petits blancs qui ont pu progresser dans leur carrière (ou moins connaître le chômage). Ce fait a été confirmé en justice à plusieurs reprises, en particulier contre Renault en 2005, dont Louis Schweitzer, qui avait été PDG de cette entreprise de 1992 à 2005, était alors risiblement président d'une prétendue Halde (Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité). Même l'Amérique raciste n'avait pas osé.
Au final, la tentative de discrédit de Mélenchon sur l'islamo-gauchisme ressemble donc aux stratégies honteuses des Républicains américains pour exclure les Noirs des listes électorales ou pour entraver leurs votes. L'amélioration de la participation électorale immigrée contredit aujourd'hui ceux qui contestent leur intégration. La perspective est donc qu'il va être plus difficile d'utiliser l'épouvantail de l'immigration. Mais ne soyons pas trop optimistes, la machine à produire des conneries possède des ressources infinies.
Jacques Bolo
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