Albert Memmi (1920-2020) décédé le 22 mai 2020, un peu avant d'avoir atteint l'âge de cent ans, avait été mon professeur dans les années 1980. À l'occasion d'aller récupérer un mémoire chez lui dans le Marais, près de Beaubourg, il m'avait dit que ce n'était pas la peine d'en avoir fait autant, ajoutant que c'était aussi le cas pour sa fille. Il trouvait que les étudiants travaillaient beaucoup, contrairement à ce qu'on dit d'habitude.
Memmi, juif tunisien, était le dernier des grands noms des théoriciens français de la décolonisation, seul survivant de la lignée des Césaire, Senghor, Fanon, Camus, Sartre, Genet. Un « Colloque international du Centenaire d'Albert Memmi, à l'occasion du 1er anniversaire de sa mort » s'est tenu en conférence Zoom du 23 mai au 25 mai 2021 sous les auspices du Centre de Recherche Français à Jérusalem. Le programme est disponible aussi sur Fabula.org
Un intérêt à relire cet ouvrage de 1982 est qu'il semble répondre à la situation actuelle, avec la différence notable que Memmi commençait son livre en disant que « personne ou presque ne se veut raciste » (p. 13), alors qu'il semble que ce soit devenu une possibilité largement partagée selon de nombreux sondages. L'attitude défensive qui suscitait un déni de la part des racistes a été remplacée par la mise en accusation quasi quotidienne des antiracistes ! Contrairement à ce que disait Memmi en introduction : « le discours raciste devrait paraître ennuyeux, périmé : mille et mille fois sa réfutation a été faite et refaite, par des spécialistes de tout genre » (p. 13), c'est finalement le discours antiraciste qui a fini par lasser. Le propre des livres de Memmi est de s'intéresser au vécu des acteurs sociaux en situation. Il précise d'emblée qu'« il faut bien écouter [le raciste] » (p. 14), même s'il part, comme on vient de le voir, du principe que la thèse raciste est périmée, tout en admettant que « pourtant le discours du racisme demeure tenace et actuel » (p. 13).
On peut considérer que l'approche de Memmi est plus littéraire ou philosophique que sociologique. Il n'a pas participé à beaucoup d'enquêtes de terrain sur le sujet. Il mentionne une enquête du MRAP sur le racisme (p. 86) qui donnera lieu à une publication collective : Maucorps, Memmi, Held, Les Français et le racisme, Payot, 1985, ainsi qu'une enquête sur les courriers racistes d'une émission de télé (pp. 121-122), tirée de la revue Evidences, sept-oct. 1961. Et il semble préférer une forme plus narrative quand il dit à propos de la première : « l'enquête a le défaut du genre : à la fois trop détaillé et un peu pesant » (p. 86). Il se fonde plutôt sur des expériences personnelles, comme un témoignage de généralisation à propos d'un incident dans le métro : « pour un blanc, on aurait dit : c'est un débile, mais pour un Noir, on pense d'abord : c'est un Noir » (p. 124), etc.
Memmi est un sociologue dans la mesure où les objets sociaux, comme le racisme, sont plus empiriques que formalistes. Les sciences sociales sont aussi une question d'interprétation et d'étude du vécu personnel, surtout du fait que les racistes peuvent nier qu'ils le sont et que le racisme est donc difficile à démontrer ou à mesurer. L'approche de Memmi est donc surtout microsociologique. Son souci de trouver des définitions lui donne un tour philosophique, mais on peut aussi considérer que c'est une caractéristique du contexte académique d'alors.
La sociologie de Memmi correspond en fait à une sociologie participante, contrairement à l'observation extérieure du positivisme sociologique. La différence entre empirisme et expérimentation (souvent impossible en sociologie) est que l'expérimentation est volontaire et contrôlée, mais la validité de l'empirisme est dans la prise de conscience des phénomènes sociaux par les acteurs eux-mêmes et pas seulement par le sociologue. Memmi restitue donc les connaissances qu'ont les acteurs de leur propre situation, spécialement quand ils prennent la peine de les systématiser. Il est lui-même un exemple concret de décolonisation théorique contre l'idée que l'indigène (qu'il était) est incapable de penser sa propre situation ou même celle du colon qui prétend lui donner des leçons. Il aboutit à une définition opératoire du racisme qui pourrait passer pour un formalisme philosophique, mais elle s'accompagne d'une explicitation fidèle et différenciée des représentations des acteurs.
Memmi analyse effectivement les représentations des racistes. Il note d'ailleurs que : « même le raciste courant, qui n'est ni un penseur ni un spécialiste, semble bien connaître son dossier. Bien mieux que l'indifférent ou l'antiraciste » (p. 14). Les universitaires se font souvent des illusions sur les profanes et sur l'exclusivité de leur propre scientificité, d'autant que les sciences sociales sont assez accessibles. Les racistes militants sont justement ceux qui argumentent : Memmi mentionne la justification biblique (épisode de Sem, Noé, Ham) de la servitude noire (p. 79), mais la thèse est surtout en usage dans les pays anglo-saxons ou protestants en général.
Plus généralement, la connaissance commune résulte aussi de la vulgarisation scientifique avec simplement un temps de retard. Ainsi, on sait bien que les trois séries d'arguments du racisme : « il existe des races pures [...], les races pures sont biologiquement supérieures aux autres [...], les multiples supériorités expliquent et légitiment la dominance et les privilèges des groupes supérieurs » (p. 15), correspondent aux théories scientifiques antérieures. Faut-il, comme Memmi, parler à leur propos de « fragilité de chaque proposition » (p. 15). Leur permanence semble au contraire dépendre de la force de conviction qu'elles apportent aux représentations sociales. Si les spécialistes ne réussissent pas à convaincre, c'est plutôt qu'ils ne maîtrisent pas le fonctionnement de la connaissance commune. Ainsi, l'affirmation par Memmi que la sélection inspirée du darwinisme n'a jamais été « appliquée à l'homme » (p. 16), outre la tentative nazie, me paraît moins dépendre de l'autorité scientifique que correspondre à l'idée d'héritage des compétences sur le modèle « bon chien chasse de race » qui concerne classiquement l'homme et pas seulement les chiens dans la conscience populaire (N.B. On n'entend plus trop ce dicton de nos jours, mais il était assez général à l'époque des précédents livres de Memmi).
Généralité du racisme
Memmi constate la généralité de la stratégie raciste entre les groupes. Sans doute à partir de son expérience personnelle, tunisienne puis en France métropolitaine : « la peur agressive d'autrui est toujours latente. Il suffit que les barrières légales ou morales s'estompent » (p. 33). Et il ne s'agit pas seulement d'un critère scientifique : « pas besoin de lire Gobineau ou Mein Kampf pour mépriser l''indigène', le juif ou l'immigré » (p. 38). Il partait de ce qu'il avait connu : « le colonisateur comme tel est presque toujours raciste [...]. Le racisme illustre, résume et symbolise la relation coloniale » (p. 43), mais le sentiment raciste n'est pas exclusif : « les colonisateurs sont fréquemment racistes, oui, mais les colonisés aussi » (p. 38). Memmi mentionnera les autres minorités en Tunisie de son enfance : italiens, maltais, juif, corses, espagnols... où « le petit colonisateur est, de fait, généralement solidaire des colons et défenseur acharné des privilèges coloniaux. Pourquoi ? » (p. 184). Memmi explique cela par le ruissellement de la hiérarchie des petits privilèges des uns sur les autres (p. 187).
À propos du racisme du démuni, Memmi dira qu'« il y a toujours plus démuni que soi » (p. 105), et il ajoutera : « au moment où je rédige ce texte, la presse est pleine de l'étonnante conduite de certaines municipalités communistes, qui ont chassé, avec une extraordinaire brutalité, des travailleurs nord-africains » (idem). Le 24 décembre 1980, la mairie communiste de Vitry avait utilisé pour cela un bulldozer contre leur foyer. Memmi conclura : « je ne crois pas que les communistes français soient subitement devenus racistes ; mais c'est peut-être beaucoup plus grave : en politiciens avertis, qui connaissent bien leur clientèle, ils ont exprimé le racisme potentiel de leurs troupes ». On peut considérer que Memmi anticipe l'idée d'insécurité culturelle quand il dit que « la différence inquiète » (p. 106). Mais, contrairement à certains aujourd'hui, il ne fait pas l'apologie de cette xénophobie identitaire : « les immigrés musulmans voulaient édifier une mosquée, on les tolérait transparents, on les trouvait intolérables dès lors qu'ils se mettaient à exister pour de bon. [...] On a beaucoup évoqué, à cette occasion, un prétendu seuil de tolérance [...]. Or ici, les musulmans n'auraient pas changé de nombre ou de nature avec l'érection d'une mosquée » (p. 107). Memmi envisageait-il, au début des années 1980, que ce serait la situation de la France de la fin du XXe siècle et du début du XXIe, même si son idée de permanence du racisme semble indiquer qu'il ne se faisait pas trop d'illusions ?
Différentialisme
Memmi insiste sur la réfutation de la pureté et de l'argument de la supériorité des races pures (pp. 21-25), parce que cette idée était très importante, sans doute beaucoup plus dans sa jeunesse (il est né en 1920) qu'en 1982 à l'époque de rédaction de ce livre-ci. Pour lui, l'argument de la hiérarchie se résume surtout au besoin « de légitimer les privilèges » (pp. 26-27). Mais l'argument antiraciste des différences internes à chaque groupe ne me semble pas assez mis en valeur en général. Or, sa forme d'évidence doit justement insister sur la négation de l'aspect littéral d'une identité collective. En effet, même les racistes ne pensent pas vraiment qu'il n'existe pas de différences (biologiques, physiques, intellectuelles, esthétiques, politiques, etc.) dans leur propre groupe. L'erreur du racisme est bien de raisonner sur la base de cette identité collective pour l'opposer à une autre identité collective qui repose fondamentalement sur la négation des individualités. L'identitarisme raciste raisonne comme si les communautés étaient composées de clones et si leur hiérarchisation était successive au lieu d'être imbriquée. C'est plutôt une représentation en termes de castes sur le modèle de l'ancien régime, tout en se revendiquant de la République, ces derniers temps.
Cette sous-estimation méthodologique de la diversité individuelle me paraît résulter, en France, de la mauvaise presse de la notion d'individualisme. Au cours du colloque du CRFJ, le professeur Guy Dugas, de l'Université Paul Valéry-Montpellier III (où j'ai commencé mes études universitaires), biographe et ami de Memmi, dans la riche introduction sur sa vie et son oeuvre, l'a caractérisé comme un individu jaloux de son indépendance. Mais il a préféré le terme personnaliste à cause des connotations négatives du terme individualiste. Je lui ai dit, en commentaire privé, que le terme individualiste était préférable et il m'a répété son argument. Je pense qu'il a tort. C'est une erreur parce que le personnalisme est la thèse d'Emmanuel Mounier et de sa revue Esprit (et je pense d'ailleurs que c'est la façon « chrétien de gauche » de contourner la dévalorisation de l'individualisme issue à la fois des chrétiens traditionalistes fascistes de l'entre-deux-guerres et de l'hégémonie stalinienne de l'après-guerre). Mais c'est aussi une inexactitude parce que l'indépendance d'esprit revendiquée s'appelle bien de l'individualisme et que ce n'est pas rendre hommage à Memmi de commencer par céder aux intimidations et au conformisme sur le sujet. D'autant que le traitement de la question du racisme se doit d'être conscient que les droits humains sont bien les droits de l'individu, en particulier contre la dictature de l'État ou de la majorité. Penser qu'il s'agit de droit des peuples reprend l'identification en termes collectifs. L'excuse relative est que les concepts servent à regrouper les différences, mais il faut être conscient qu'elles existent et qu'elles persistent. Il faudrait d'ailleurs reconnaître que le vrai modèle français est celui des « deux cents fromages ».
Il est d'ailleurs possible que l'antiracisme ne fonctionne pas bien, à l'époque ou aujourd'hui, à cause de la négation de l'individualité. Les stratégies collectives ne marchent pas : il est évident qu'un groupe méprisé commence à l'être moins à partir d'individualités qui contredisent les préjugés. Ce n'est pas la peine de rechercher une légitimité scientifique qui n'a pas lieu d'être, sans parler de la compromission historique de la science à cet égard. Le scientisme de la référence antiraciste est simplement lié à l'exagération de ce critère dans l'immédiat après-guerre, entre structuralisme et conquête spatiale.
La minimisation de l'argument de la diversité individuelle dans la stratégie antiraciste n'est pas celle de Memmi qui ne nie précisément pas les différences raciales : « il n'est pas besoin d'argumenter pour démontrer ces différences, la rue les montre suffisamment [...], mais [...] aucun groupe peut revendiquer l'exclusivité de telle ou telle constellation » (p. 17). Il en est de même pour les différences culturelles : « cela ne veut pas dire qu'il n'existe pas de communauté culturelle, mais on y retrouve le même effet de spectre » (p. 19). Il parle ainsi des différences individuelles infinies, mais de façon implicite en tant qu'individuelles. Dans un des textes des Annexes, il dira aussi : « si les différences sont effectivement la racine de toutes les exclusions, cela ne signifie pas qu'elles n'existent pas » (p. 207).
L'option sur laquelle Memmi insiste est plutôt le constat même de l'existence des différences pour distinguer la perception sociale normale de la pensée raciste : « mettre en relief une différence, lorsqu'elle n'existe pas, n'est pas un crime, c'est une erreur ou une sottise. Mettre en lumière une différence, lorsqu'elle existe, est encore moins répréhensible, [...] le constat d'une différence n'est pas du racisme » (pp. 43-44). Memmi assume sur ce point son expérience personnelle tunisienne : « on me l'a reproché à propos de mes premiers textes sur la colonisation. Mais je n'y vois pas de contradiction : il n'y a que des cas particuliers. [...] la science commence avec la comparaison » (p. 40-43). Outre le contexte de la sociologie « positiviste » de l'époque (l'objectivité scientifique se définissait par le regard extérieur), l'absurdité méthodologique fondamentale de la négation des différences consiste dans le fait que la sociologie se fonde sur l'étude des différences culturelles. Memmi dit également que « le Noir américain [...] parle ouvertement de sa biologie » (p. 82), par coquetterie scientiste pour dire que le Noir américain parle de sa race.
Memmi rappelle surtout qu'il est précisément « l'un des premiers responsables de cette promotion de la différence (cf. Portrait du juif) » (p. 47). C'est lui qui a forgé le terme « judéité ». Pour le racisme, « ce n'est pas tant la différence qui est importante que la signification qu'on lui donne » (idem). Albert Memmi est parfaitement clair sur l'opposition entre ceux qui reconnaissent l'existence de différences et ceux qui les nient en croyant avoir de bonnes intentions : « quand j'ai commencé à réfléchir sur ces questions, la différence n'avait pas bonne presse [...] dans nos milieux, disons, en gros, anticolonialistes et antiracistes. Au contraire, elle était prisée par les conservateurs et les partisans de la colonisation [...où] la différence signifiait l'inégalité. [...] Dans l'autre camp, le nôtre, on tenait fermement à la similitude des hommes. Cela était même appuyé par une métaphysique laïque : il existe une nature humaine unique à travers l'espace et le temps [...]. Les différences n'existaient pas : à partir de là [...], rien ne pouvait expliquer l'inégalité sociale, sinon la violence et l'injustice. Mais [...] si la différence existait [...] Serions-nous obligés de nous rallier [à la philosophie] de nos adversaires ? [...] Les deux partis avaient tort. [...] Au fond, ils supposaient, tous les deux, qu'il était mal d'être différent. [...] Même l'instituteur laïque et républicain, dévoué à ses élèves 'indigènes' se croyait investi d'une mission : former des petits Français à sa propre image. [...] Les différences existent. Miracle de l'éducation [...] comment ai-je pu, si longtemps, croire qu'elles n'existaient pas » (pp. 47-50). Memmi note qu'il en était de même pour les identités régionales en métropole.
Outre la perpétuation de ce schéma universaliste jacobin qu'on constate dans notre actualité, on notera anecdotiquement que la présentation d'introduction du colloque du CRFJ par Éric Danon, Ambassadeur de France en Israël, a un peu trop tiré la couverture à la politique gouvernementale actuelle en parlant de laïcité dans l'oeuvre de Memmi (on voit ici ce qu'il en pense), alors qu'il s'agit explicitement de multiculturalisme. Mais Memmi critique également le retour de pendule fétichiste sur l'identité et les racines (pp. 52-53) sur lesquels il ne se fait pas d'illusions : « ce n'est pas une vertu d'être noir, juif ou femme » (p. 84).
N.B. J'ai mentionné ailleurs que cette mode des racines était largement la conséquence de la mini-série hollywoodienne éponyme, Racines (Roots, 1977, de Marvin Chomsky, John Erman, David Greene, Gilbert Moses), qui traitait de l'histoire de l'esclavage des Noirs. Et aux USA, ce qu'on peut considérer comme la suite, Holocauste (1978), du même Marvin Chomsky, avait donné son nom au génocide nazi. Cette seconde série a également participé au renouveau de l'intérêt pour la judéité.
On pourrait aussi reprocher à Memmi de n'avoir pas osé contredire la doxa jacobine, comme il l'avoue : « lorsque je gagnai la Sorbonne, cela me faisait sourire d'entendre affirmer gravement par mes camarades que les différences, entre les hommes, ça n'existait pas. Je les laissais dire, car ils avaient les meilleures intentions du monde » (p. 50). La gauche qui se caractérise essentiellement par le refus des inégalités est particulièrement sensible à la question du racisme biologique parce que pour elle « la biologie est une figure de la fatalité » (p. 57). Mais il semble que ces bonnes intentions rappellent à Memmi des souvenirs d'ancien colonisé : « D'ailleurs, il n'y avait pas en eux que de la générosité. Je découvrais le mélange de myopie jacobine et de fierté républicaine [...] héritage inattendu de centralisme de l'Ancien Régime. » (p. 50). Outre que l'ancien régime était davantage pluraliste, il est possible que ceux qui prétendaient ne pas voir de différences ne le pensent pas réellement. C'est le problème de la scolastique académique (spécialement dans le contexte stalinien des années 1950 aux années 1970) : on peut très bien répéter ce que disent les camarades d'étude ou de parti alors qu'on pense éventuellement le contraire. J'ai personnellement souvent constaté que les gens de gauche partagent les mêmes stéréotypes raciaux que les gens de droite dès qu'ils sont confrontés aux réalités empiriques du constat de différences. Les débats actuels sur le voile islamique ou le niqab n'en sont qu'une illustration, justifiée explicitement par l'argument de l'oppression des femmes. Cela renvoie les personnes concernées à des cultures considérées donc comme arriérées, mais sans le dire aussi ouvertement qu'à l'époque coloniale. Ironiquement, le port du masque obligatoire pour contrer la pandémie de Covid-19 aura démenti une vingtaine d'années de rationalisations sur la nécessité de voir le visage d'autrui, justifiées doctement par la philosophie de Levinas.
Pour traiter cette question de l'universalisme et des particularismes, Memmi insiste sur le processus de généralisation raciste (pp. 109-113). Mais la généralisation humaniste des antiracistes est le symétrique des généralisations racistes et non sa solution. Par opposition à la sociologie qui étudie les différences culturelles, on peut dire que la mauvaise philosophie a tendance à se placer dogmatiquement du point de vue des propositions universelles (« tous les hommes sont... ») sans se soucier de l'observation de la réalité qui correspond davantage aux propositions particulières (« certains hommes sont...) dont tenait pourtant compte la philosophie médiévale. L'injonction universaliste kantienne a sans doute été mal comprise. On parle pourtant aujourd'hui de biodiversité, mais il semble que la tendance à l'uniformisation continue à être le modèle concernant l'humain. Inversement, l'ontologie de Memmi est explicite : « être, c'est être différent » (pp. 51-52). Il est dommage qu'il n'ait pas affirmé explicitement un individualisme qui me paraît mieux résoudre le problème. Les résidus de l'idéal collectiviste étaient encore trop prégnants en son temps.
Définition du racisme
Le leitmotiv de ce livre de Memmi et des articles et extraits en annexes est la recherche d'une définition du racisme, à la suite de ses livres précédents. Cette définition constate le rejet des différences des autres, la valorisation des siennes et le profit tiré de ce processus (p. 43). La formulation synthétique de Memmi dit que « le racisme est la valorisation généralisée et définitive de différences, réelles ou imaginaires, au profit de l'accusateur et au détriment de sa victime, afin de justifier une agression ou un privilège » (pp. 98-99), avec la précision éventuelle de « différences biologiques » (p. 100). Dans l'article « Essai de définition commentée », paru dans la revue La Nef, n° 19-20 en 1964, en annexe, la même définition comprenait quatre points : différencier, valoriser, généraliser, légitimer (p. 159).
Ce dont veut parler Memmi dépasse le racisme biologique (p. 93). Le problème est bien de trouver une définition ou une terminologie générale au-delà de l'aspect verbal des mots, qui est souvent l'écueil terminologique de la philosophie : « le racisme, au sens strict, est celui qui affirme vigoureusement l'existence d'une différence biologique. [...] Mais il existe aussi, indéniablement, un racisme au sens large - le mot ne convient alors plus guère. [...] Et, puisque le second est bien plus étendu que le premier, il m'a semblé logique de remplacer le racisme biologique, qui est un phénomène relativement récent, dans une démarche plus commune et plus ancienne » (p. 94). Memmi contestait ailleurs le « caractère tardif des théories racistes » (pp. 71-72). Il ajoute aussi qu'« on a prétendu que l'antisémitisme était totalement différent du racisme. Je ne le pense pas. [...] L'antisémitisme est le racisme dirigé contre les juifs » (p. 69).
En effet, il faut se méfier d'un certain pédantisme académique. On observe le même genre de débat aujourd'hui avec le terme islamophobie, dont certains prétendent que ceux qui l'utilisent refusent la possibilité de critiquer l'islam. D'autres jouent sur l'étymologie de phobie pour dire qu'ils ont peur de l'islam, alors que ceux qui condamnent l'islamophobie considèrent qu'elle concerne le racisme antimusulman, même si les musulmans croyants, forcément, n'aiment pas qu'on critique l'islam. Sur ce point, j'ai personnellement eu une expérience à ce propos dans les années 1970. J'avais montré des caricatures antireligieuses de Charlie hebdo (déjà) à une camarade américaine en échange linguistique dans notre lycée. Elle m'avait répondu qu'en Amérique on ne critique pas la religion des autres. En effet, il ne faudrait pas que les athées français croient qu'ils constituent la norme mondiale (ou simplement française d'ailleurs). L'année suivante, comme j'avais fait le tour des États-Unis en visitant aussi ces lycéens américains, l'Américaine en question, qui connaissait mes opinions sur la religion, m'avait remercié de ne pas avoir refusé de tenir la main des convives pendant la prière avant le repas où elle m'avait invité. Elle avait sans doute craint le pire, mais je devais déjà avoir l'approche différentialiste de l'ethno-sociologie correcte. Quand on voyage, on est curieux des différences.
Sur le principe purement terminologique, il faut aussi savoir que, quand certains condamnent le « racisme antimusulman », d'autres pontifient en disant que l'islam n'est pas une race. On peut reconnaître dans ces manières le fait que « le raciste [...] ne cesse lui aussi d'argumenter, de se défendre et d'attaquer. [...] Aux Antilles, au cours de soirées avec les békés (Français [blancs] nés aux Antilles) nous n'avons jamais cessé de parler de tout cela » (p. 60). Memmi dit que « cette mauvaise foi laborieuse et intéressée se retrouve dans toutes les formes de domination » (p. 58). Le raciste a un avantage : « on n'écoute ordinairement que l'oppresseur ; ce n'est pas étonnant : il est le seul à parler. Il accuse, il calomnie, il impose sa loi, il s'explique pour légitimer son agression. La victime ne fait que gémir, ce qui souvent agace. Voudrait-elle convaincre, elle ne le pourrait guère » (p. 82). Il est consternant de voir que la situation n'a guère changé et aurait tendance à empirer ces dernières années : ce sont les antiracistes qui sont aujourd'hui sur la sellette.
Le propre de la définition de Memmi est d'être pragmatique : « le racisme a une fonction : [...] il balise et légitime une dominance » (p. 90). « Il s'agit toujours de justifier l'agresseur » (p. 55). L'importance de cette définition en trois points (différence, valorisation, profit) ou quatre points (différence, valorisation, généralisation, profit) est qu'elle constitue un exemple de la vraie signification de la « complexité » en sociologie. Il ne s'agit pas d'utiliser un jargon difficile à comprendre ou d'exiger une haute qualification scientifique, comme certains semblent le penser (qui ne comprennent donc pas le terme dont ils abusent). La complexité signifie ici que le racisme exige la combinaison simultanée des trois (ou quatre) termes. Comme Memmi le précise, les différences existent et les valorisations relèvent des préférences et c'est le fait d'en profiter qui est raciste (pp. 45-46). Définition élaborée dans un contexte donné, Memmi soulignait que : « la colonisation [...] fut surtout un système de rapines » (p. 46), il conclut que « la démarche raciste n'est jamais désintéressée. On définira le profil raciste comme tout ce qui procure avantage par la dévalorisation d'autrui » (pp. 61-62).
La question fondamentale est celle de la dévalorisation des groupes minoritaires en général. Mais Memmi précise : « on peut être minoré de plusieurs manières » (p. 83) en particulier dans le cas des femmes pourtant majoritaires. Ce point pourrait apporter une solution à la terminologie actuelle qui utilise le terme « racisé », qui a l'inconvénient de considérer que la race est un caractère construit. À grand renfort d'érudition académique, on semble nier une réalité biologique au nom des manifestations historiques des réalités culturelles (j'ai déjà mentionné que la négation de la génétique était une tendance de la gauche stalinienne à l'époque de Lyssenko). Il serait donc préférable d'employer l'expression « groupes minorés » qui correspond à ces phénomènes culturels. Memmi souligne ainsi qu'il a existé une histoire des différents canons de beauté : « la Bible disait 'belle comme une Éthiopienne' ; c'est que l'Éthiopie était un empire puissant ; puis les Noirs furent partout écrasés » (p. 85). Cette explication vaut mieux que la négation de la négritude des Éthiopiens et des Éthiopiennes.
Certaines considérations de Memmi sont aussi liées au contexte marxiste de l'époque, comme quand il dit que « le racisme illustre et symbolise l'oppression » (p. 58) ou l'analogie bourgeois/colonisateur (p. 173), etc. En fait, on peut poser la question de la généralisation de la notion de dépendance au risque que le racisme soit considéré comme secondaire au nom de l'universalisme. En 1956, Aimé Césaire avait adressé une lettre à Maurice Thorez, premier secrétaire du Parti communiste français, pour revendiquer l'autonomie de la lutte contre le racisme et pour la diversité par opposition à leur fusion dans l'universalité prolétarienne. Le communisme d'alors opposait les contradictions secondaires (sociétales) et les contradictions principales (économiques).
On peut ajouter qu'historiquement, le colonialisme a coïncidé au remplacement de l'aristocratie par l'égalité des citoyens au moment même où se recréait une hiérarchie raciale inspirée de la situation esclavagiste. On a rappelé récemment le rétablissement de l'esclavage par Napoléon, tyran que commémore pourtant la République cette année 2021 même. Il faudrait plutôt considérer que le racisme correspond paradoxalement à une problématique de roturiers qui se prennent pour des nobles (noblesse d'empire) au nom de la Révolution. La question de la pureté de la race (p. 67) revient d'ailleurs ces derniers temps dans la recherche d'une généalogie identitaire personnelle ou collective pour distinguer les autochtones des immigrés récents. À l'époque, pourtant, la « race » distinguait plutôt les nobles des roturiers. Les premiers se flattant de faire remonter leur lignée à Clovis par exemple. La prétention lignagère semble s'être démocratisée aux roturiers actuels.
Hétérophobie
La problématique générale de Memmi est de théoriser l'autonomie ou non des différentes formes de dépendance. À l'occasion d'une enquête du MRAP sur le Québec (p. 80), Memmi se posera la question du colonialisme au Canada français subissant le dédain des anglophones envers les francophones (p. 81), sans doute dû à celui des protestants envers les catholiques. Et il se posera aussi la question de la condition féminine dans le cadre de cette théorie générale de la hiérarchisation des groupes (p. 81).
C'est à l'époque de la rédaction de ce livre, où j'étais aussi un de ses étudiants, que Memmi proposera le terme d'hétérophobie pour regrouper judéophobie, négrophobie, arabophobie (pp. 115-118). Cette proposition a eu moins de succès que sa création précédente de judéité qui a été adoptée. Memmi avait aussi envisagé le terme d'altérophobie. Curieusement, il dira lui-même : « je l'ai abandonné par purisme », car il est un mixte latin-grec comme pour socio-logie (p. 117). On peut remarquer le rejet du métissage dans ce purisme linguistique académique classique. Memmi aurait vraiment dû choisir altérophobie, à moins de craindre une confusion par opposition phonétique avec haltérophile (hétérophobie marcherait aussi moins bien avec l'usage actuel d'homophobie). Xénophobie, qui désignait déjà la haine de l'étranger, aurait aussi pu être utilisée comme catégorie générale. Quoi qu'il en soit, l'usage n'a pas validé le terme hétérophobie comme Memmi l'admet (p. 118), seule islamophobie a pris, mais a été contestée vigoureusement (un rejet répété a valeur d'adoubement en termes de fréquences).
Philosophie de l'antiracisme
Le sous-titre du livre envisageait un « traitement » face à la fatalité du racisme. Memmi mentionne qu'il lui « est arrivé d'écrire que le racisme est naturel et l'antiracisme acquis » (p. 129). Son approche dépendait du postulat antiraciste considéré comme une évidence : « on ne peut pas fonder une morale, sinon une législation, sur le racisme » (p. 131). Outre que c'est pourtant ce qui a eu lieu, on a vu que l'air du temps, ces vingt premières années du XXIe siècle, n'est pas favorable à l'antiracisme. Memmi considérait que « le racisme n'est pas une maladie, mais une attitude archaïque » (p. 133). Il envisageait donc une approche pédagogique (p. 134) pour promouvoir l'empathie (p. 199), mais il oublie qu'il existe de mauvais pédagogues (mentionnés pp. 104-105). L'époque se faisait des illusions sur l'éducation.
Memmi identifie assez bien une cause de l'attitude antiraciste dans l'« étonnement douloureux des jeunes gens lorsqu'ils découvrent que le réel humain est trop différent de la morale apprise » (p. 135), mais il considère qu'« il faut également traiter le collectif » (idem). La limite de cette stratégie est que la situation intègre précisément le racisme dans le collectif, comme un « bain culturel » (p. 193). Memmi rapporte ses hésitations : « les antiracistes réclament la répression de toute manifestation raciste [...]. J'avoue avoir partagé cet avis. [...] Le problème est moins simple. [...] Je dirais aujourd'hui : à l'opinion, on doit opposer l'opinion » (p. 136). Cette solution académique de « thérapeutique antiraciste » (p. 170), qui n'était pourtant pas une maladie (ci-dessus, p. 133), ne marche pas très bien, puisque le point de départ était l'impuissance des arguments antiracistes. Légalement, le racisme n'est pas une opinion, c'est un délit. Il faut le sanctionner.
L'argument selon lequel « c'est, tout de même, le passage à l'acte qui doit être le critère pour le politique » (p. 136) fait négliger à Memmi ce qu'il avait lui-même énoncé : « l'homme est un être de langage [...]. Ce niveau symbolique du racisme est un laboratoire permanent, où il prépare la destruction de son adversaire. [...] Ainsi le racisme est un discours qui prépare une action, une action légitimée par un discours » (p. 128). Le vrai problème de la situation raciste endémique est surtout le sentiment d'impunité, puisque : « fait psychologique et social, le racisme est aussi un fait institutionnel » (p. 194). Face à cela, il faut que la morale évoquée ne soit pas seulement théorique. D'ailleurs, Memmi admet le critère géopolitique de la force (p. 138) et dans un texte des Annexes qu'« on ne peut pas être indulgent envers le racisme [...], même et surtout sous un masque » (p. 203). On ne doit pas oublier non plus que l'Allemagne nazie n'a pas été vaincue par le débat, mais par des bombardements.
Son idéalisme désabusé fait reconnaître à Memmi que « l'universalisme est demeuré une utopie » (p. 137). Plus concrètement, les intellectuels ont sans doute un peu trop l'habitude d'anticiper une situation idéale, tandis que les cyniques profitent des avantages dont ils bénéficient sur d'autres. Dans le jeu social, il y a toujours un moment où l'on peut utiliser un argument malhonnête (raciste ici) pour triompher, quand on a le sentiment qu'on risque de perdre. Memmi admet que cela peut aller jusqu'au meurtre (pp. 113-114), comme on l'a vu plus haut : « Il suffit que les barrières légales ou morales s'estompent » (p. 33).
La position sociologique de Memmi procède aussi d'une ontologie formelle qui déduit que l'antiracisme exige par hypothèse la légitimité de la diversité concrète contre une uniformisation abstraite qui se prétend universaliste. Le vrai paradoxe de la position de Memmi, dans le contexte de la décolonisation qui est le sien, est que la réalité du multiculturalisme n'est pas la nation, mais l'empire, comme disait mon autre professeur de l'époque, Jean Baechler. On a pu constater que le nationalisme produit assez fréquemment, sinon structurellement, des épurations ethniques et des génocides.
Jacques Bolo
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