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Conneries / Société / Humour - Avril 2018

Blackface factice

Résumé

L'importation en France de la critique américaine du blackface risque fort d'être contre-productive.

Les militants antiracistes ont importé en France la critique américaine du blackface, cette pratique qui consistait (surtout au XIXe siècle) à se grimer en noir, généralement pour s'en moquer, encore que tous les cinéphiles français (il y en a pas mal) sachent que le premier film parlant, Le Chanteur de Jazz (1927), était joué par un acteur blanc, sans que ce soit en principe une moquerie.

Un article de Médiapart du 24 novembre 2016 expliquait déjà le phénomène avec le titre un peu trop impératif : « Le fait de se grimer en noir est raciste en France aussi », à propos des « Noirs de Dunkerque », nom de ceux qui se griment en Noirs pendant le carnaval local. À lire l'article, il était bien évident que cela faisait référence à l'image des Africains pendant la période coloniale, encore que ce ne soit pas conscient chez les participants (et que l'image en question n'était pas forcément négative à l'époque). C'est assez fréquent que ce genre de tradition ait perdu sa signification originelle. C'est une erreur méthodologique d'historien ou de philosophes (du début du XXe siècle) de croire que les sens anciens sont toujours vivants, dans les étymologies par exemple.

Au moment de l'article de Médiapart, j'avais mis en commentaire : « Cette importation de la critique américaine est risible. C'est peut-être parce qu'on se grime en Américain, qui sait ? » Pourtant, ces derniers temps, il est plutôt patent en France qu'on ne doit pas importer les interdits et tabous étrangers : interdits alimentaires, blasphème (malgré son maintien hypocrite en Alsace-Lorraine), ni évidemment importer les licences allogènes : manger du chien comme les Coréens, etc. La question des cultures est sujette à bien des hypocrisies au pays de l'universalisme.

Cette année, la « Brigade anti-négrophobie » et le CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires) ont repris l'offensive contre le blackface du carnaval dunkerquois, ce qui a déclenché une polémique dans la presse et sur les réseaux sociaux. Et chacun a accumulé les arguments de plus ou moins bonne ou mauvaise foi.

Le maire de Dunkerque, Patrice Vergriete, a défendu sa tradition locale dans Le Monde du 11 février 2018 en rappelant le rôle classique transgressif du carnaval. C'est discutable : on pourrait plutôt parler de pratiques d'inversion de rôles pour les renforcer. Mais il soulève un point pratique simple : « Se déguiser en femme ce serait insulter un genre ? S'accoutrer en magistrat reviendrait à injurier le syndicat de la magistrature, se balader en flic équivaudrait à un outrage à agent de la force publique, se grimer en Macron ou en de Gaulle serait passible d'offense. »

Personnellement, comme je l'ai dit, je ne considère pas que l'importation telle quelle de la pratique américaine soit justifiée ni surtout bénéfique. En matière de racisme, les États-Unis ne sont pas un modèle et l'antiracisme n'y semble pas très efficace. La connaissance du phénomène blackface est un point d'histoire intéressant, quoique le principe de sa critique soit également discutable en l'Amérique même. C'est dans l'ordre des choses que les idéologies s'expriment par la parodie, et ce n'est pas la parodie qui crée l'idéologie : les racistes et les antiracistes font des blagues racistes et antiracistes et il faut les analyser comme telles.

J'ai déjà parlé de ce phénomène. On sait qu'il existe des blagues juives et il semble qu'on les considère aujourd'hui comme des blagues antisémites. C'est évidemment ridicule. Concrètement, cela semble signifier que seuls les juifs peuvent raconter des blagues juives entre eux et que si un goy a le malheur de rire s'il les entend, il est donc antisémite. C'est ça qui est une blague et le débat intellectuel actuel semble être devenu une vaste blague. Le vrai principe des blagues consiste à dire une connerie en faisant semblant de la prendre au sérieux (voir le cas précédent), mais il faut évidemment comprendre que c'est une connerie. Ce n'est pas un test de racisme, c'est un test d'intelligence.

Contresens culturel

En ce qui concerne l'importation de conneries, il est bien évident que le monde est colonisé par la culture américaine en général, en particulier par les films et séries télévisées, spécialement dans le domaine de l'humour et des comédies. C'est un des aspects du problème. Comme on le sait, les jeunes Noirs actuels se sont identifiés aux acteurs américains du fait de la pénurie séculaire de diversité raciale dans le cinéma français, qui ne commence à être corrigée que récemment. Mais il ne faut pas non plus faire de contresens culturel. Déjà, on peut remarquer que les jeunes beurs français ont le même imaginaire américanisé alors que l'immigration arabe n'a évidemment pas la même histoire en Amérique que celle de l'esclavage des Noirs. Mais les Noirs français n'ont pas non plus l'histoire des Noirs américains, qui venaient en France dans les années 1950-1960 pour y trouver un peu de répit. Les Noirs français ont plutôt la même histoire coloniale que les Maghrébins, avec le cas antillais lui-même distinct. Mais tout ça est très lointain pour les jeunes actuels. Ceux qui parlent de racisation pourraient se demander aussi de temps en temps s'il est bon de réduire les individualités à la culture et les cultures à l'histoire. Ce dernier point de culte de l'histoire est plutôt un trait culturel français, voire une pathologie scolaire, dont sont donc victimes tous les communautarismes indigènes (blancs, noirs, arabes, de gauche, de droite, royalistes, etc.), avec l'excuse valable de la promotion touristique. Mais comme les obsédés des fastes de la monarchie ou des terroirs régionaux, les anciens colonisés en sont restés, de fait, à « nos ancêtres les Gaulois » des instituteurs de la Troisième République, avec l'aide intéressée de la gauche anciennement anticolonialiste. Bon, c'est rigolo, mais il y a eu la nouvelle histoire entre-temps. L'Éducation nationale et les intellos de gauche ne font vraiment pas leur travail.

Pour revenir à nos blagues, on peut comprendre cette idée de contresens culturel en étudiant des cas concrets (il faut toujours étudier les cas concrets pour ne pas parler dans le vide). Par exemple, j'avais été surpris par le personnage de nerd complexé des sketches d'Élie Semoun inspiré des college movies américains. Outre son côté encore plus gore et obsédé lourdingue que ses modèles US, l'idée du personnage est un peu trop un copié-collé des fictions américaines. C'est au mieux un hommage, au pire un plagiat. Contrairement aux nerds américains, en France, s'intéresser à l'informatique, c'est plutôt branché depuis les années 1980, et la BD est considérée comme le 8e art, contrairement aux États-Unis qui valorisent le football américain et les pom-pom girls. L'idée d'intello souffre-douleur des high schools américaines concerne plutôt, en France, le chouchou des écoles primaires. Sans doute cette différence est-elle due à la réputation des bons lycées (spécialement parisiens) ou des grandes écoles. À la rigueur, le mépris des intellos dont parle Semoun concerne la situation dans les lycées techniques ou professionnels. Mais si c'est le cas, ce serait aussi précisément du fait de l'imitation servile du modèle américain qui colonise complètement l'imaginaire et le comportement, comme le choix des prénoms comme Kevin. J'ai signalé, pour le judoka député David Douillet, ou Macron lui-même, le fait de mettre la main sur son coeur pendant l'hymne national, qui n'est pas la tradition française, mais américaine. On connaît évidemment aussi les barbarismes anglais divers comme « supporter » (le verbe tiré du nom) ou « digital », etc. On pourrait dire que la critique des intellos est un trait de la culture populaire en général, mais traditionnellement ils étaient plutôt valorisés en France par le culte républicain de l'école, et par les communistes comme directeurs de conscience de classe des couches populaires – à condition que les dits intellectuels soient favorables au parti, évidemment. La critique valide des intellos concerne précisément le cas où ils parlent dans le vide en étant exclusivement conceptuels, c'est-à-dire quand ils ne prennent pas la peine de référer les concepts qu'ils utilisent à des cas concrets.

Pratique de la dérision

Plus généralement, l'humour n'est pas forcément gentil. C'est même assez souvent le contraire, comme le montre le slogan historique de Hara-kiri/Charlie qui se revendique « bête et méchant ». Ça ne plaît pas à tout le monde. Par principe, on appuie souvent là où ça fait mal. Ce ne sont pas seulement les cancéreux qui ont le droit de faire des blagues sur le cancer, comme celles de Desproges, mort d'un cancer lui-même. Ceux qui riaient à ses spectacles n'étaient pas des anticancéreux ou n'avaient pas tous le cancer (plus tard, peut-être). C'est pareil pour les blagues considérées comme racistes. Le comique Michel Leeb, qui en a été souvent accusé s'est défendu d'avoir eu des Noirs qui appréciaient son spectacle. Pourquoi ne serait-ce pas le cas ? On connaît la blague classique où des Blancs arrivés dans un village africain, à l'époque des colonies, demandent s'il y a toujours des cannibales et on leur répond : « Non, on a mangé le dernier hier ! » On peut la considérer comme raciste si on insinue que tous les Noirs sont des cannibales et des idiots qui répondent comme ça. Mais on peut penser que c'est juste un jeu logique sur la contradiction qui peut être appréciée par des Noirs. C'est de ça qu'on parle quand on dit de quelqu'un comprend les plaisanteries de ce genre (ou ne les comprend pas). Au passage, ce dispositif logique est justement une ficelle extrêmement fréquente de l'humour américain, dans presque tous les films ou les séries télé, ou le truc consiste à faire quasi immédiatement le contraire de ce qu'on venait de dire.

Spécifiquement sur les stéréotypes nationaux ou culturels, tout le monde connaît les blagues belges, juives ou autres (on a soulevé le cas des asiatiques récemment). Elles ne signifient pas qu'on déteste les Belges (en principe, sauf peut-être les frontaliers), mais c'est vrai que ça peut vouloir dire qu'on est antisémite dans certains cas. En fait, le problème est aussi de savoir si une blague d'un antisémite est une blague antisémite. Le cas s'était posé pour une blague faite par un ancien pétainiste, le journaliste François Brigneau en 1988 dans national Hebdo, et il avait été condamné. Il avait traité Anne Sinclair de « pulpeuse charcutière casher » et on peut admettre qu'il avait eu cette idée parce qu'il est notoirement antisémite. Mais la plainte avait porté sur le blasphème concernant l'interdit alimentaire, alors qu'il était en fait courant d'entendre que l'émission d'Anne Sinclair, « 7 sur 7 », où un invité commentait les extraits d'actualité de la semaine écoulée, était un charcutage de l'information (dans le sens qu'on n'approfondissait pas assez pour un magazine). Ce qui correspond bien à une (bonne) blague fondée sur la contradiction entre ce mot et l'interdit judaïque. Concrètement, est-ce qu'on est blessé par l'antisémitisme de la blague ou par la blague d'un antisémite ? La même blague aurait pu être faite par quelqu'un qui n'est pas antisémite ou classiquement par un juif qui est censé jouer sur ce genre d'humour sur le principe rabâché de « se moquer de soi-même » ? Pour faire bref, je ne suis pas sûr qu'un musulman gagnerait son procès s'il se sentait blessé sur le hallal ! Et la norme juridique actuelle est de ne pas encourager légalement les communautarismes. Autre forme de blague, bien entendu.

Puisqu'on parle des blagues communautaristes, je dois avouer que j'ai un peu été interloqué par la récente série télévisée Doc Martin, avec Thierry Lhermite, qui semble fondée presque exclusivement sur le décalage entre le praticien rationaliste et les indigènes bretons largement au-delà de la limite de la débilité, qu'on pourrait interpréter comme un trait indigène. Le personnage du policier municipal Mario Gratsky (joué par David Strajmayster) est particulièrement gratiné, mais les autres ne sont pas mal non plus. Bref, si c'était des juifs ou des Noirs et Arabes, on pourrait se demander si le scénariste est antisémite ou raciste. Comme c'est des ploucs, ça va ! Oui, je sais, les Bretons deviennent hystériques quand ils entendent ce mot (les Américains diraient « The p... word »). J'ai déjà eu l'occasion de dire qu'on ignore souvent que le mot « clown » signifie aussi « plouc » en anglais. Plus précisément, l'« Auguste » correspond au paysan arrivé en ville alors que le « clown blanc » correspond au citadin. On sait que le plouc rusé finit toujours par embobiner le snob. Dans cette série, il s'agit bien de ploucs et non spécialement de Bretons (espérons-le), car elle concerne plutôt la vie de province d'autant plus considérée comme arriérée que le brave docteur représente l'omniscience. Dans le cas du Dr Martin, même s'il est mis dans des situations embarrassantes, les autochtones sont quand même tous bons pour l'asile, en particulier les femmes du bled. Mais c'est vrai que les séries télé sont complètement déjantées en ce moment ! C'est d'ailleurs aussi vrai des comiques qui exploitent d'ailleurs souvent le créneau ethnique et personne n'y trouve à redire.

Contre-productivité

On peut néanmoins comprendre, dans le cas d'un comique qui fait une blague sur le cancer, qu'un spectateur ne le prenne pas bien s'il est cancéreux. La susceptibilité des juifs ou des Noirs est du même ordre. Elle est agaçante et maladroite dans les trois cas. Accuser de racisme ou d'antisémitisme des gens qui ne le sont pas est d'autant plus désagréable si on l'accompagne d'une tentative de culpabilisation en prétendant que le racisme ou l'antisémitisme est inconscient. Le phénomène est possible, comme l'est celui de fanatisme chez les militants et plus généralement chez les intellectuels dont la maladie professionnelle est un certain formalisme horripilant. S'ils veulent faire des leçons d'histoire, on peut leur faire la liste des inquisiteurs, des Savonarole, des staliniens et des ligues de vertu, ou des ayatollahs.

D'ailleurs, l'inconvénient constaté de la stratégie du soupçon est qu'elle suscite l'accusation de politiquement correct, instrumentalisée par les racistes, pour décrédibiliser les militants dans ce cas précis. Il faut que les antiracistes se rendent compte que ça marche forcément auprès de ceux qu'ils accusent à tort de racisme parce qu'eux savent bien qu'ils ne le sont pas (et ceux qui le sont s'en foutent). C'est donc particulièrement contre-productif. Notons qu'une enquête judicieuse sur le sujet, si on joue à faire l'histoire sociale, a indiqué que la notion de politiquement correct était à l'origine une blague entre militants radicaux de la gauche américaine pour dire qu'ils n'étaient eux-mêmes pas dans la ligne du parti (style : un écolo avec un 4X4, un communiste riche, un cancérologue fumeur, une féministe bimbo, etc.). On remarquera au passage que cette contradiction assumée correspond justement au trait d'humour spécifiquement américain indiqué un peu plus haut.

Le vrai problème des antiracistes, de la « Brigade anti-négrophobie » et du CRAN (Conseil Représentatif des Associations Noires), et surtout de ceux qui subissent le racisme quotidiennement, en France ou aux États-Unis, est de savoir quoi faire contre. Faut-il s'attaquer au blackface et au carnaval de Dunkerque ? La réalité de cette stratégie me paraît être seulement médiatique et ma doctrine personnelle est qu'il ne faut rien faire de symbolique. De plus, l'exemple du « Procès du singe », sur l'antidarwinisme, a aussi montré que les stratagèmes (puisque le procès en est un) ne marchent pas toujours. Une bonne analyse des cas de racisme inconscient doit être beaucoup plus circonstanciée (comme je le montre dans le cas de Laurent Blanc à propos des quotas de Noirs dans le foot).

Bref, cette tactique contre le blackface, si on cherche un boulot dans la pub ou la politique, c'est bon, mais sinon les gogos qui marchent travaillent gratos pour les militants professionnels. Tant qu'à faire, il vaut mieux se lancer dans le créneau de l'humour qui exploite les stéréotypes communautaires avec complaisance. Au moins, les racistes paieront pour voir les Noirs et les Arabes « se moquer d'eux-mêmes », comme les antisémites ont payé pour aller voir les comiques juifs. Mais comme tout le monde ne peut pas nous faire rire avec la politique, la pub ou l'humour (dans le meilleur des cas), il vaut mieux ne pas perdre trop de temps en mobilisations improductives. Parce que pendant ce temps, les autres ne vous attendront pas dans la course à l'échalote des postes valorisants. En outre, le misérabilisme de l'idéologie militante est simplement un succédané de religion (normal pour ceux qui en viennent), mais qui est dévalorisant pour ceux qui ne relèvent pas d'une invalidité réelle. Ce n'est pas la race qui est un handicap, c'est le racisme qui est un délit. L'entraide réciproque est une meilleure stratégie de valorisation.

Jacques Bolo

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