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Médias / Politique - Juillet 2010

C'est la faute des médias

Inutile affaire Woerth

Au fond, je suis assez d'accord avec Nicolas Sarkozy à propos de l'affaire Woerth. Elle relève de la diversion - autant que celles de Sarkozy sur la délinquance. La politique dans son ensemble relève de la diversion, avec les politiciens qui jouent les mouches du coche et qui détournent au moins autant des fonds que l'attention des véritables problèmes. Quand les situationnistes parlaient de « société du spectacle », généralement comprise à tort comme « diversion », ils parlaient de « vie par procuration ». C'est pourtant cette compréhension fautive qui est la plus exacte. « Le vrai est un moment du faux », dirait Debord. Car la diversion règne au point qu'on ne sait plus de quoi elle est un « détournement » - ce procédé cher aux situationnistes qui dévoilent ainsi leur stratégie contournée. Et j'ai eu l'occasion de montrer que le rejet de la procuration n'est qu'un biais de professionnels du spectacle qui méprisent leur public (voir Debord). Les artistes se croyaient révolutionnaires à l'époque. Tout ceci est très divertissant.

Comme toute réalité ou toute affaire, l'affaire Woerth, vaut au moins comme support d'une étude de cas. Et le moins qu'on puisse dire est qu'elle constitue un cas d'école. C'est sans doute simplement parce qu'elle concerne Mme Liliane Bettencourt, la femme la plus riche de France. Ce qui montre l'importance de la fascination pour le fric ou simplement la fascination enfantine pour les gros chiffres. Car on ne voit vraiment pas en quoi cette affaire est une affaire d'État - autrement que par les conséquences des montants engagés. La banalité des affaires de financement des partis politiques ne vaut guère qu'on y consacre une minute.

Affaires dans l'affaire dans l'affaire

Cette affaire a été déclenchée par la publication par Médiapart d'enregistrements clandestins que le majordome avait faits de conversations entre Mme Bettencourt et Patrice de Maistre, son gestionnaire de fortune. Mais elle intervient comme suite à celle qui oppose la fille de Mme Bettencourt à sa mère, qu'elle voudrait voir déclarée irresponsable. Un procès pour « abus de faiblesse » devait s'ouvrir le 1er juillet contre le photographe François-Marie Banier. Entre 1997 et 2007, il a bénéficié, de la part de Mme Bettencourt, de dons divers qui se montent à un milliard d'euros. Dans ces enregistrements, on s'aperçoit que Mme Bettencourt ne sait plus ce qu'elle a fait de son argent, qu'elle a des comptes en Suisse et une île privée non déclarés, qu'elle avait fait du photographe son légataire et qu'elle ne s'en souvenait plus, etc. Problèmes de riches. Avoir une fortune de vingt-deux milliards d'euros crée beaucoup de soucis.

L'affaire Woerth commence quand on s'aperçoit dans ces enregistrements que l'épouse du ministre est employée de la société de Patrice de Maistre, qu'elle a été engagée plus ou moins pour faire plaisir, et que des enveloppes circulent à destination des partis politiques. On soupçonne le ministre de favoriser la première contribuable de France, d'autant qu'il est aussi le trésorier de l'UMP. Au cours de l'enquête, on s'aperçoit en outre que des micros partis locaux, de Woerth et d'autres, reçoivent des enveloppes pour contourner les limitations légales de financement des partis politiques. Patrice de Maistre, que Woerth prétendait ne pas connaître, a reçu la légion d'honneur de sa main.

Ambiance ! Des péripéties se succèdent. C'est le propre de toute étude de cas de révéler des complications infinies. Les hectares de forêts canadiennes mis à terre pour publier ce genre de scandales en valent-ils vraiment la peine ? On aurait trouvé autre chose de toute façon.

Diversion dans la diversion

Médiapart, ainsi que l'hebdomadaire Le Point, ont été assigné devant le tribunal de Paris le 24 juin par Liliane Bettencourt et Patrice de Maistre pour la publication des enregistrements clandestins. Comme je le disais (le 26 juin 2010) en commentaire d'un des articles sur le site de Médiapart :

« Outre les effets de manche des avocats et la question de l'honnêteté des hommes politiques (à laquelle je ne crois guère en ce qui me concerne), la question des écoutes est quand même posée. Une bonne manière de procéder aurait été de se servir des écoutes (comme de tout autre témoignage obtenu plus ou moins correctement) pour entamer une enquête et chercher des recoupements (ce qui est effectivement plus coûteux). Il me semble que ce genre de procédé n'est pas recevable juridiquement ni moralement. Que les journalistes s'en foutent est un problème. Qu'ils ne semblent même pas s'en rendre compte me paraît bizarre. »

On a fait justement remarquer à Edwy Plénel, le directeur de Médiapart, qu'il avait été lui-même victime d'écoutes de la part du pouvoir. Et nombre d'internautes qui se plaignent généralement de la société de surveillance ne semblent pas remarquer que ces enregistrements posent bien un problème. On connaît aussi le cas de l'affaire de l'emprunt à taux zéro de Pierre Bérégovoy, qui a conduit à son suicide, et où Plénel déjà, entre autres, était visé par la fameuse apostrophe de François Mitterrand sur le fait de la presse qui avait « livré aux chiens » l'ancien Premier ministre.

Dans le cadre des nombreux développements de cette affaire sur Médiapart, j'y ai aussi publié, le 15 juillet 2010, sur le blog offert gentiment aux abonnés, un « Appel à témoignages » qui disait ceci :

« L'affaire Woerth-Bettencourt a donné lieu, de la part de la journaliste Mathilde Mathieu, à une intéressante proposition de journalisme réellement participatif à propos du financement des micro-partis. Les lecteurs sont invités à éplucher le rapport de la Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques pour mieux identifier les réels bénéficiaires de ce contournement de la limitation des dons aux partis politiques. Ce dispositif pourrait être systématisé et encadré pour éviter les doublons. Cela éviterait surtout les commentaires qui demandent qu'on regarde aussi du côté du camp opposé pour en dédouaner le sien.
« Par contre, une idée originale pourrait être proposée sur ce modèle. Comme cette affaire repose sur les déclarations d'une comptable ou des employés, spectateurs de ce genre de magouilles plus ou moins légales, on pourrait aussi solliciter les témoignages de lecteurs sur les faits dont ils ont été les spectateurs ou les acteurs directs au cours de leur vie professionnelle.
« Cette attitude légitimerait davantage leur indignation citoyenne que la posture qui semble compléter le traditionnel 'tous pourris', d'un hypocrite 'sauf moi'. Comme la plupart des abonnés de Médiapart appartiennent aux CSP++, ils ont certainement eu à connaître de ce genre de pratiques.
« Une meilleure connaissance du système réel est toujours préférable à une indignation seulement morale. La mise en place de bonnes pratiques et d'une législation adéquate pourraient en découler. »

Tous pourris

À propos de Woerth, on a évidemment pu assister aux habituelles attaques ou défenses partisanes, qui ne valent que pour occuper momentanément l'espace en espérant convaincre, mais qui ne marchent généralement qu'auprès des convaincus. Celle d'Alliot-Marie, la ministre de la Justice, est intéressante, quand elle invoque la présomption d'innocence. On aimerait qu'elle existe pour tout le monde, et non seulement pour les membres du gouvernement. Mais, pour le conflit d'intérêts entre la fonction d'Éric Woerth, ministre du Budget et la profession de sa femme qui consiste à permettre à la plus importante contribuable de ne pas payer d'impôts, il n'y a pas de présomption d'innocence en ce qui concerne la possibilité de collusion avec son mari. Il y a même une « présomption de culpabilité ». C'est précisément en cela que consiste la notion de « conflit d'intérêts » ! C'est sans doute aussi pour cela qu'elle n'existe pas en droit français, si soucieux des libertés publiques. La présomption d'innocence existe seulement pour la « prise illégale d'intérêt », qui consiste à se rendre coupable de ce contre quoi la notion de « conflit d'intérêts » permet de se prémunir a priori.

Le procédé de détournement de la limitation des dons aux partis politiques de la part d'entreprises ou de personnes privées par la création de micro-partis locaux n'est pas non plus en question. Il a bien lieu et c'est bien un détournement de l'esprit de la loi. De même, il est vrai qu'on pourrait discuter des dons de Pierre Bergé à Désir d'avenir, l'association de Ségolène Royal ou d'autres associations ou micro-partis de gauche. En fait, cela montre simplement que les partis politiques ont besoin de plus d'argent que les députés qui leur appartiennent ont fait semblant de s'en attribuer légalement pour paraître plus moraux qu'ils le sont. Comme ils pensent sans doute qu'ils sont au-dessus des lois qu'ils votent ou qu'ils seront impunis, cela signifie aussi que la justice n'est pas indépendante, mais surtout que l'activité parlementaire est partiellement inutile.

Il serait beaucoup plus simple, moins hypocrite, et plus légitime de ne pas fixer de limites aux dons. C'est sans doute trop simple. Cela permettrait de ne pas donner de subventions aux partis politiques. Après tout, si on veut éviter une « prise illégale d'intérêt », ce n'est pas pour instaurer une « prise LÉGALE d'intérêt ». Si on veut « moraliser le financement de la vie politique », il suffirait de rendre publics les dons, et plus généralement les comptes de tous ceux qui reçoivent des fonds publics. Chacun pourrait voir qui finance qui et pourrait en tirer les conséquences. La « morale » est conçue classiquement comme le fait de ne pas faire les choses ouvertement, alors même qu'il ne devrait avoir rien d'immoral de consacrer le montant qu'on veut à quoi que ce soit. Un montant de 7 500 euros est d'ailleurs assez ridicule pour ceux qui ont de gros moyens et à plus forte raison pour la première fortune de France. C'est vraiment une loi de gauche pour embêter les riches. Et elle est évidemment facile à contourner. Du point de vue de la comptabilité publique globale, la meilleure solution serait une suppression totale des paiements en liquide pour annuler toute possibilité de fraude. Dans ce domaine financier (contrairement aux cas des caméras de surveillance), seuls les délinquants fiscaux ont quelque chose à cacher.

Niches fiscales

Avec cette affaire, outre le remboursement de 30 millions à Mme Bettencourt en 2008 grâce au bouclier fiscal, on s'est surtout aperçu que les très très riches ne payaient pas beaucoup d'impôt. En fait, on se demande même pourquoi on lui a remboursé autant puisque le montant de ses impôts est bien inférieur à 50 % de ses revenus réels. Selon L'Expansion, les procédés employés permettent théoriquement de réduire l'imposition à 1,66 % (cf. « Pourquoi Liliane Bettencourt paye si peu d'impôts », 21 juillet 2010). Il est donc faux que les riches doivent partir à l'étranger à cause de la fiscalité française. En fait, ils devraient plutôt venir tous s'installer en France. Pire ! Les campagnes sur ce thème de la part de la droite sont une véritable publicité mensongère qui nuit à l'intérêt national. S'il est vrai que de nombreux riches bénéficient à leur pays d'accueil, cela constitue un véritable manque à gagner et un crime de haute trahison. Et la gauche devrait arrêter de nous emmerder avec le bouclier fiscal qui ne sert à rien.

Ce taux minuscule de taxation est le vrai fondement de l'affaire puisque ce sont les gestionnaires de fortune qui permettent d'échapper à l'impôt. Ils transforment un revenu (des actions de l'Oréal pour Mme Bettencourt ) en chiffre d'affaires de structures plus ou moins fictives, qui peuvent même être déficitaires, comme ce fut le cas récemment dans celle où travaille Mme Woerth. Ce qui permet d'en déduire les pertes. Les principaux bénéficiaires sont les gestionnaires eux-mêmes, puisqu'ils se payent sur les impôts économisés (et les pertes qu'ils occasionnent). Les citoyens ordinaires payent le manque à gagner et les contrôles supplémentaires (qui n'ont pas eu lieu en l'occurrence, on ne va pas se plaindre !).

Ce genre de système entretient une armée de parasites. Les lois votées par les députés pour « moraliser » tout ça ont pour conséquence d'augmenter les contournements. L'absence de franchise sur les questions d'argent à un coût. En fait, tout le système politique repose sur l'utilisation de procédés de ce genre dont l'inconvénient majeur est de multiplier les niches fiscales et les intermédiaires. Ces gens seraient mieux inspirés à créer de véritables entreprises plutôt que s'épuiser à en construire de fictives. Sans doute un manque de confiance en eux-mêmes.

Au fond, tant les hommes politiques que les gestionnaires de fortunes se trouvent dans la position du photographe François-Marie Banier qui a tapé la vieille. Un milliard en dix ans ! En développant une activité artistique pas pire qu'une autre, et sans rien faire de vraiment illégal (à part l'éventuel abus de biens sociaux si Mme Bettencourt a fait financer le photographe par la société L'Oréal où elle est majoritaire). J'en connais qui devraient plutôt se mettre à la photo !

Et les journalistes se trouvent dans la position de moralistes qui s'acharnent sur un bouc émissaire pour dédouaner tous ceux qui font pareil et qui sont heureux de passer à travers les gouttes en attendant. La limite du procédé journalistique consiste à être incapable de s'abstraire du cas particulier (excepté dans le cas de la proposition de la journaliste Mathilde Mathieu ci-dessus). Il s'agit finalement d'une incompréhension du principe démocratique qui fonctionne sur le mode statistique de la sociologie au lieu d'essentialiser les problèmes comme le fait la philosophie (voir Biographisme).

Jacques Bolo

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