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Références / IA - Juin 2017

Julien Offray de La Mettrie : L'Homme-machine (1747)

Résumé

L'Homme-machine, petit exposé en forme de monologue ou de conversation, à la façon démodée du XVIIIe siècle, s'est attiré les foudres non seulement des religieux, mais aussi des philosophes de l'Encyclopédie, qui n'ont pas voulu y être associés. Son matérialisme radical scellera sa réputation. Flaubert utilisera ses arguments dans un débat entre Bouvard et Pécuchet, avant que ne renaisse la question plus concrète de l'intelligence artificielle (IA).

Julien Offray de La Mettrie : L'Homme-machine, coll. « Mille et une nuits », éd. Fayard, Paris, 2000 (1747), 104 p.

Ce livre de La Mettrie (1709-1751), comme son titre l'indique, fait référence à la conception des « animaux-machines » de Descartes, en la généralisant à l'homme. Peut-on y voir une anticipation de l'intelligence artificielle ? Le propos concerne plus simplement le fait de considérer le corps humain comme une machine très complexe, du point de vue du médecin qu'était La Mettrie. Mais on comprend vite que le problème est quand même celui de « L'Esprit dans la machine ».

Le contexte du milieu du XVIIIe siècle correspondait à une conception spiritualiste et religieuse dogmatique. Au siècle précédent, le dualisme de Descartes (1596-1650) avait maintenu une distinction entre l'âme et le corps pour légitimer l'étude scientifique des phénomènes matériels, en laissant les questions spirituelles à la religion. C'était plus prudent. Lucilio Vanini (1585-1619) avait été condamné au bûcher à Toulouse pour avoir soutenu l'éternité de la matière (note 55, p. 88). La postface sur la « Vie de La Mettrie » rappelle qu'il avait lui-même publié à La Haye L'Histoire naturelle de l'âme, en 1745, prétendument traduite d'un ouvrage anglais. Ce livre avait été condamné par le Parlement à être lacéré et brûlé en 1746, puis Politique du médecin de Machiavel, publié sous pseudonyme à Amsterdam en 1746, avait subi le même sort. L'Homme-machine est publié en 1747 à Leyde. Et en « 1748, interdit à Leyde, l'ouvrage est brûlé à La Haye. La Mettrie [...] se réfugie en Prusse [...] à la cour de Postdam » (p. 100).

La conception qui fait de l'esprit une propriété du corps, et donc virtuellement celle d'une machine, n'était pas du tout admise à la discussion. Pourtant, la question se posait bien déjà en ces termes. Jérôme Vérain titre sa postface « Le corps horloge » pour rappeler la fascination devant l'automate de Vaucanson, supposé simuler la vie même (p. 91). Nous sommes bien plus exigeants aujourd'hui. Mais il faut se mettre dans la peau des contemporains du XVIIIe siècle. Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, qui critique les arguments des philosophes qui y sont opposés, j'avais cité René Moreau, à propos de la machine à calculer qu'avait inventée Blaise Pascal (1623-1662) :

« Que l'on puisse donner une telle compétence à une machine, au sens où nous l'entendons, semblait alors un peu surnaturel. C'est ainsi que la soeur de Pascal […] écrivait que "l'esprit avait été en quelque sorte capturé par la machine" car "il était possible d'exécuter sans erreur toutes sortes de calculs, chose extraordinaire sans crayons, mais, bien plus, sans même connaître l'arithmétique". Cette réflexion de la soeur de Pascal est vraisemblablement l'une des premières faites sur le problème connu aujourd'hui sous le nom d'intelligence artificielle. […]. » (René Moreau, Ainsi naquit l'informatique, p. 13).

L'Homme-machine, commence par un avertissement de l'imprimeur qui justifie sa publication par le souci de protection de la religion grâce à la connaissance des arguments matérialistes adverses (p. 7). La préface est une dédicace à Monsieur Haller, professeur en médecine à Goettingue (p. 9). Elle insiste sur la jouissance « jusqu'à l'extase » qu'apporte la recherche de la vérité ou les choses de l'esprit (p. 10) et sur l'exaltation du rôle du médecin (p. 15). La Mettrie répond ensuite aux philosophes de son temps et à la question de savoir si la matière peut penser, qu'il considère comme une mauvaise expression du problème (p. 17). Tandis que « les leibniziens [...] ont plutôt spiritualisé la matière que matérialisé l'âme. Descartes et les cartésiens [...] ont admis deux substances distinctes dans l'homme [l'âme et le corps], comme s'ils les avaient vues et comptées » (p. 18). Pour exposer le débat, il reformule ainsi la contrainte du spiritualisme rationnel :

« S'il y a un Dieu, il est l'auteur de la nature comme de la révélation ; il nous a donné l'une pour expliquer l'autre ; et la raison pour les accorder ensemble [...]  se défier des connaissances qu'on peut puiser dans les corps animés, c'est regarder la nature et la révélation comme deux contraires qui se détruisent [...] c'est oser soutenir que Dieu se contredit dans ses divers ouvrages et nous trompe. S'il y a une révélation, elle ne peut donc démentir la nature. » (p. 18).

Le véritable problème de son temps est donc l'interprétation de la foi quand elle est contraire à la nature : « De deux choses l'une : ou tout est illusion, tant la nature que la révélation, ou l'expérience seule peut rendre raison de la foi. [...] Je m'imagine entendre un péripatéticien qui dirait : 'il ne faut pas croire l'expérience de Torricelli [sur le vide...]. L'expérience et l'observation doivent seules nous guider » (p. 20). Il était encore trop optimiste si on pense au créationnisme. Mais le credo de La Mettrie est bien l'observation contre « les théologiens [...] qui décident sans pudeur sur un sujet qu'ils n'ont point été à portée de connaître » (p. 21).

Et le terrain d'étude est immense à son époque, qui commence juste à entrevoir ce qui sera seulement connu sérieusement au siècle suivant. La Mettrie parle des mystères soulevés par les troubles mentaux : « Tantôt l'âme s'éclipse [...] tant on dirait qu'elle est double [...] tantôt l'imbécillité se dissipe [...]. Ici, c'est un paralytique qui demande si sa jambe est dans son lit » (p. 22). Il voit un lien réciproque très strict entre l'esprit et le corps : « la circulation se fait-elle avec trop de vitesse ? L'âme ne peut dormir. L'âme est-elle trop agitée, le sang ne peut se calmer » (p. 24). Il souligne l'action des psychotropes : opium, vin, café (p. 25), en champion des causes organiques. Il veut tout expliquer de façon mécanique : la viande crue rend les animaux féroces, et explique donc pourquoi les Anglais le sont aussi (p. 25). Il reprend pourtant des anciennes catégories médicales sur la femme, par opposition à « l'homme [...] dont le cerveau et les nerfs participent de la fermeté de tous les solides, a l'esprit ainsi que les traits du visage plus nerveux » (p. 27) ; ou des nouveautés du moment sur l'interprétation des signes de la nature, comme les Lettres sur les physionomies (1748) de Pernetti, selon lequel on peut « deviner les qualités de l'esprit par la figure [...]. Vous distinguerez toujours le beau du grand génie, et même souvent l'homme honnête du fripon » (p. 28) ; ou sur l'influence du temps sur l'humeur, les plantes, et du climat sur les cultures nationales selon l'interprétation de Montesquieu (1689-1755). Mais La Mettrie admet que certaines généralisations sont hasardeuses à partir de ces observations (pp. 29-30). Traiter beaucoup de données élémentaires (big data) n'est pas si aisé.

Soulignant la continuité de l'anatomie du cerveau des animaux à l'homme, La Mettrie envisage même d'enseigner à parler aux singes avec le langage des sourds-muets du Suisse J.C. Amman (1699-1730, antérieur à celui de l'abbé de L'Épée, 1712-1789), puisque ces animaux semblent ne pas avoir les organes phonatoires nécessaires (pp. 32-33). Cette idée de continuité est permanente : « Des animaux à l'homme, la transition n'est pas violente [...] qu'était l'homme avant l'invention des mots [...], réduit à la seule connaissance intuitive des leibniziens, il ne voyait que des figures et des couleurs, sans pouvoir rien distinguer entre elles » (p. 35). On pourrait dire que la vraie question de la transition de l'animal à l'homme est de savoir si les animaux, qui perçoivent correctement leur environnement eux aussi, peuvent créer des concepts. On imagine le même problème pour la reconnaissance des formes en IA.

La Mettrie s'interroge sur le rôle du langage dans la conscience : « Les mots, les langues, les lois, les sciences et les beaux-arts sont venus [...]. Tout s'est fait par des signes. [...] Mais qui a parlé le premier ? » (pp. 35-36), « est-ce comme ce sourd qui entend pour la première fois ? » (p. 36). Il conçoit la simplicité de l'esprit comme imagination (faire des images) contre les faux mots de spiritualité ou immatérialité (p. 39), mais il admet qu'on en ignore le fonctionnement (p. 40). Il pense que l'esprit dépend de l'organisation du cerveau et de l'éducation (pp. 41-42) et voit l'imagination comme succession d'idées à apprendre à fixer (p. 44) contrairement aux animaux qui sont plus habiles sans éducation (pp. 45-46).

La question qui se posait aussi à l'époque de La Mettrie était celle d'une « Loi naturelle » morale, dans le cadre de l'opposition inné/éducation (malgré les exemples de crimes monstrueux), vérifiée par l'existence de remords (que semblent partager les animaux) au point de rendre inutile la responsabilité pénale (pp. 47-52). Loi naturelle en nous qui « suppose évidemment ni éducation, ni révélation, ni législateur, à moins qu'on veuille la confondre avec les lois civiles, à la manière ridicule des théologiens » (p. 53).

À de nombreuses reprises, La Mettrie marque une suspension du jugement dans la mesure où « il nous est absolument impossible de remonter à l'origine des choses » (p. 54). Plutôt que faire des raisonnements philosophiques, il vaut mieux observer la nature (idem), contrairement à  : « Diderot dans ses Pensées philosophiques, sublime ouvrage qui ne convaincra pas un athée. [...] Que répondre à un homme qui dit : 'nous ne connaissons point la nature : des causes cachées en son sein pourraient avoir tout produit. [...] Que le soleil [...] n'a pas plus été fait pour échauffer la terre et tous ses habitants [...] que la pluie pour faire pousser les grains  » (pp. 56-57). La Mettrie nous dit : « je ne prends aucun parti » (p. 58). Il envisage en fait la possibilité d'une nature sans créateur et sans finalité : « Qui sait d'ailleurs si la raison de l'existence de l'homme ne serait pas dans son existence même ? Peut-être a-t-il été jeté au hasard sur la surface de la Terre [...] semblable à ces champignons qui paraissent d'un jour à l'autre, ou à ces fleurs qui bordent les fossés et couvrent les murailles » (pp. 53-54). Mais il semble conserver partiellement l'idée d'une génération spontanée en retard sur Locke qui parle bien de germes comme condition de la vie (même si La Mettrie les mentionne plus loin).

L'idée générale est l'unité mécaniste de la nature : « car enfin, quand l'homme seul aurait reçu en partage la Loi naturelle, en serait-il moins une machine » (p. 59). Pour La Mettrie, la question dualiste de l'âme qui anime le corps (comme de l'extérieur) doit être confrontée aux « automatismes » (pupilles, pores, mouvement dans le sommeil, érection) ou aux réflexes des organes des animaux morts (pp. 60-63) qui nous disent que « le corps n'est qu'une horloge » (p. 68). La Mettrie croit avoir « clairement démontré [...] que la matière se meut par elle-même » (p. 71), même si « la nature du mouvement nous est aussi inconnue que celle de la matière » (p. 72).

Son véritable argument est celui de la complexité : « qu'on m'accorde seulement que la matière organisée est douée d'un principe moteur, qui seul la différencie de ce qui ne l'est pas [...]. C'en est assez pour deviner l'énigme des substances et celle de l'homme. On voit qu'il en a qu'une dans l'Univers et que l'homme est la plus parfaite. Il est au singe, aux animaux les plus spirituels, ce que le pendule de Huyghens est à une montre de Julien Le Roi » (p. 72). Sur ce principe de complexification, il envisage aussi un automate humain doué de parole : « S'il a fallu plus d'instruments, plus de rouages, plus de ressorts pour marquer le mouvement des planètes que pour marquer les heures [...] Vaucanson [...] eut dû en employer davantage pour faire un parleur : machine qui ne peut plus être regardée comme impossible » (pp. 72-73). La Mettrie considère que Descartes n'est pas assez expérimental, mais qu'il reste une étape nécessaire avec sa théorie des animaux-machines, rendant possible une généralisation à l'homme et il envisage que le dualisme soit une ruse de Descartes pour dissimuler ses véritables intentions, contre les théologiens (pp. 74-75).

Le fond de la thèse de La Mettrie repose sur une base empirique, comme l'observation des foetus humains, issus du sperme qui s'implante « dans l'oeuf que fournit la femme » semblable aux oeufs des animaux « si ce n'est que la peau ne durcit jamais » (pp. 76-77). Il veut ainsi parler de « l'uniformité de la nature [...] et l'analogie du règne animal et végétal, de l'homme à la plante. Peut-être y a-t-il des plantes animales [...] » (p. 78). Comme Jérôme Vérain l'indique dans la postface, Jean-Antoine Peyronnel, en 1723, venait de parler de la nature animale du corail (p. 96). Autant d'observations qui permettent de généraliser l'intelligence au vivant : « Suivons le singe, le castor, l'éléphant, etc., dans leurs opérations. S'il est évident qu'elles ne peuvent se faire sans intelligence, pourquoi la refuser à ces animaux » (p. 79).

La Mettrie refuse en fait l'idée que « nous imaginons ou plutôt nous supposons une cause supérieure », car c'est la nature qui a fait toute la complexité du monde visible (p. 79), d'où naît l'intelligence : « tout dépendant de la diversité de l'organisation, un animal bien construit, à qui on a appris l'astronomie, peut prédire une éclipse » (p. 80). Dans la limitation de la connaissance à l'observation, La Mettrie voit aussi un gage de moralité, retrouvant d'ailleurs curieusement la morale chrétienne, mais comme fondée en nature, contrairement à la nécessité d'une transcendance pour la garantir. Cette morale naturelle est une sorte de propriété émergente ou empirique (pp. 81-82). Il serait intéressant de discuter ces points à propos du big data actuel, spécialement pour ceux qu'inquiète l'intelligence artificielle.

Mais sur la question initiale, la religion de La Mettrie était faite : « Concluons donc hardiment que l'Homme est une machine, et qu'il n'y a dans tout l'Univers qu'une seule substance. Ce n'est point ici une hypothèse [...], l'ouvrage de préjugé ou de ma raison seule. [...] Mais [...] le raisonnement le plus vigoureux [...] à la suite d'une multitude d'observations physiques qu'aucun savant ne contestera » (p. 82). Même si ces observations aux sources hétéroclites laissent à désirer aujourd'hui, le principe de la démonstration par des preuves expérimentales est bien celui qui a été adopté, contrairement à l'approche dogmatique de l'époque de La Mettrie. Et il faut bien constater que l'IA actuelle remet la question de l'intelligence des machines sur le tapis, avec parfois le même genre d'extrapolations aventureuses.

Jacques Bolo

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