J'avais assisté en 1992-1993 au long séminaire du Collège de France où Umberto Eco avait exposé le contenu de sa recherche historique sur l'idée philosophique d'une « langue parfaite ». C'est toujours très intéressant d'assister à un exposé oral qui est plus relâché qu'un texte académique et cela fait déjà partie de la question de la langue parfaite. Devant l'affluence, Eco avait imposé une sorte de devoir pour garantir un accès prioritaire. Finalement, nous n'avions été qu'une quinzaine de bons élèves à faire la fiche de lecture demandée du livre de Genette, Mimologiques, nous réservant ainsi des places au premier rang de la grande salle.
Dans mon projet de thèse répondant aux philosophes opposés à l'intelligence artificielle, dont la rédaction était en cours au moment de la conférence, j'avais noté qu'on pouvait considérer l'IA comme le résumé de l'histoire de la philosophie. Le livre d'Umberto Eco explicite cet historique comme la recherche d'une langue parfaite de la raison (pour ne pas dire de Dieu). Il s'agissait surtout alors d'échapper aux errements théoriques incarnés symboliquement par l'opposition entre la langue adamique et le mythe de Babel. Dans le contexte chrétien de l'histoire de l'Europe, cette quête est constamment entravée par l'impératif de justifier les textes bibliques correspondant aux nombreuses questions concernant les langues. L'érudition d'alors souffrait de se perdre en exégèses oiseuses pour déterminer qui d'Adam ou Ève avait parlé en premier.
D'emblée, l'intelligence artificielle est mentionnée, sur la question de la correspondance entre signe et réalité (p. 38) quand la linguistique et philosophie ignoraient encore la notion d'arbitraire du signe. En effet, la problématique de la langue parfaite peut être comprise comme une auto-analyse de la fonction symbolique qui subit la contrainte de correspondances iconiques ou analogiques. Il est possible que la spécialité sémiologique d'Eco découle historiquement de cette confusion. D'où la valeur testamentaire de ce livre.
La « pansémiotique kabbalistique » des juifs de la Renaissance découle de leur référence au texte biblique et de leur accès privilégié à la langue hébraïque considérée comme originaire. Dans ce contexte, la question se pose forcément de savoir quelle langue parlait Adam et comment les langues constatées se sont différenciées. Les partisans de la « kabbale des noms » construiront une linguistique cryptologique ou combinatoire à partir des lettres et de leur valeur numérique (notariqon, temourah et gematrie). Ils envisagent une génération automatique magique du monde lui-même, dans l'attente du messie réunifiant les langues. Ce sont ces propositions qui seront reprises par les philosophes chrétiens forcément soumis à la contrainte de cette sémantique biblique.
Dante reprendra ce programme dans une transposition chrétienne (Dieu parle pour créer le monde, et Adam pour nommer les choses), tout en commençant à explorer concrètement les questions de l'évolution historique des langues et du statut des langues vulgaires. Ainsi, il considérera la perfection comme seconde (contrairement à l'idée de décadence), retrouvant aussi les universaux des grammairiens médiévaux.
Son contemporain Lulle construira une algorithmique sémantique, ars magna par permutations avec contraintes, pour éliminer les propositions empiriquement fausses, pour découvrir les règles du réel et pour convertir les infidèles au christianisme. Il en résultera un vertige devant l'explosion combinatoire des possibilités. Et les dérives magiques de la kabbale chrétienne de Ficin, Paracelse ou Bruno imagineront également un pouvoir secret aux hiéroglyphes. Mélange de régressions initiatiques et de découvertes foisonnantes qui fonderont les thématiques des siècles suivants : langue mère, étymologie, nominalisme, grammaire et classification des langues naturelles, langue et concorde universelles.
La découverte et l'intérêt pour les hiéroglyphes et le chinois conduiront à l'idée d'une « langue parfaite des images » où le modèle de l'écriture chinoise parlée différemment par les diverses régions de Chine ou les Coréens, Japonais et Cochinchinois faisait entrevoir l'idée d'une idéographie universelle. Sur ce principe, le jésuite allemand Kircher (père de l'égyptologie) inventera une sténographie inutilisable et une interprétation des hiéroglyphes qui fera s'interroger Eco sur « l'idéologie qui l'a conduit à grossir ses erreurs » (p. 189). Dans la continuité de l'herméneutique de la Renaissance, Eco y voit un « dispositif hallucinatoire dans lequel on peut faire se réunir toutes les interprétations possibles » (idem). J'avais rappelé dans mon livre sur l'IA qu'Umberto Eco lui-même, dans Les limites de l'interprétation (1993), était revenu sur les excès de la liberté trop grande du lecteur prônée dans ses livres précédents (Lector in fabula : Le rôle du lecteur, ou, La coopération interprétative dans les textes narratifs, 1985). On constate que les fioritures de l'érudition tendent toujours à rapprocher Eco du « baroque parmi les baroques » (p. 192) qu'est Kircher, du fait de sa spécialisation académique sur la Renaissance.
Mais l'époque moderne s'annonçait et Vico conteste que les hiéroglyphes contiennent des mystères hermétiques dissimulés par les philosophes (p. 193) et ses réflexions seront sans doute la source des thèses de Rousseau sur l'origine expressive du langage. La régression secrète ou herméneutique renaîtra avec les rose-croix ou la langue magique de John Dee qui redécouvrira la générativité kabbalistique ou lullienne. Comme je l'avais rappelé, dans sa conférence orale, Eco nous dévoilera le secret (réservé aux initiés qui en ont été témoins) de ce qui permet de savoir à qui on a affaire :
« Il y a très peu de livres sérieux qui traitent des rose-croix. Comment reconnaître un livre sérieux sur ce sujet ? S'il traite des rose-croix, il n'est pas sérieux. » (Umberto Eco, La Quête de la langue parfaite dans l'histoire de la culture européenne, Séminaire du Collège de France, séance du 12.11.1992).
Il ne faut pas oublier l'état des connaissances en Europe au commencement de l'époque moderne. La langue latine était internationale, académique et sacrée, l'hébreu était perçu comme la langue originaire, les langues vernaculaires n'étaient pas normalisées. La découverte d'autres civilisations avec l'Amérique ou l'Asie, de leur ancienneté ou de leurs langues, donneront naissance à la linguistique, l'archéologie, au relativisme, dont on oublie aujourd'hui qu'il fonde la modernité contre le dogmatisme précédent !
Le recueil et le classement de ces connaissances nouvelles produiront les cabinets de curiosités, l'encyclopédie et les dictionnaires bilingues qui feront envisager déjà la traduction automatique permettant de parler toutes les langues (p. 234). La référence au mythe de Babel sert de cadre obsédant au livre d'Umberto Eco. Le dictionnaire codé de Kircher débouchera sur cinquante-quatre catégories primitives, réduites à quarante-quatre par Schott (pp. 236-237) et Descartes envisagera aussi en ces termes primitifs les idées claires et distinctes. La « panglossie » de Comenius cherchera à éliminer les ambiguïtés des langues naturelles et développera une sorte de pédagogie conceptuelle imagée. De ces différents projets de langues artificielles naîtra la langue des signes des sourds-muets.
Dalgrano et Wilkins développeront plus précisément des thésaurus pour ces primitives sémantiques mais leurs langues artificielles graphiques, sortes de classifications de Linné conceptuelles, buteront sur la morphologie et la syntaxe pour être « lisible(s) par n'importe quel peuple dans sa propre langue » (p. 273). Ce formalisme compact visait à une transparence du langage d'une nature qui s'exprime aussi à travers des signes. Eco y voit la préfiguration d'un hypertexte (p. 296) ou, plutôt avec Lodwick, l'anticipation des primitives de Schank pour l'intelligence artificielle (p. 302). Historiquement, la conséquence en sera la « caractéristique universelle » de Leibniz comme langue scientifique qui identifie la pensée au calcul (p. 316-320). L'encyclopédie sera un résultat concret de l'établissement de ces réseaux sémantiques dans une perspective de diffusion universelle qui s'oppose dorénavant à l'ancienne voie ésotérique de la Renaissance.
D'autres projets de langues universelles ou de langues philosophiques a priori verront le jour au cours de l'époque des Lumières (Faiguet, Delormel, Maimieux, Hourwitz, De Ria, Vismes, Sudre, Freudenthal, etc.). À cette époque, le modèle idéal de l'hébreu kabbalistique avait été remplacé par le modèle idéographique chinois. Mais au final, la question de l'unité du langage et de la pensée a surtout produit la conception romantique de la langue nationale comme détermination de la culture. Rivarol résoudra d'ailleurs piteusement la question en considérant le français comme la langue universelle déjà parfaite !
Les derniers chapitres du livre d'Umberto Eco ne développeront vraiment que la question des langues internationales auxiliaires comme le volapük et l'espéranto. Les débuts des sciences humaines et de la linguistique naissante commenceront à éliminer les divagations de la quête philosophique. Champollion déchiffrera les hiéroglyphes et l'interrogation sur la langue adamique prendra la forme de la longue exégèse de la généalogie linguistique avec l'indo-européen.
Eco reconnaîtra que « tous les projets d'intelligence artificielle héritent en quelque sorte de la problématique des langues artificielles a priori » (p. 353) sans vraiment approfondir la question et en considérant trop classiquement que l'IA n'apporte que des solutions limitées ou ad hoc. Il faudrait plutôt considérer, comme il l'ajoute lui-même, que « divers chapitres de la philosophie, de la logique et de la linguistique [dérivent de] l'élaboration séculaire de la recherche d'une langue parfaite » (idem).
Rigoureusement parlant, son livre devrait plutôt s'interpréter comme l'histoire des errements dans cette quête. L'étude des erreurs est une bonne méthode, qui n'a pas trop bonne presse en France, contrairement à l'étude des fallacies dans le monde anglo-saxon. Elles caractérisent pourtant tout simplement les étapes réelles de la connaissance.
La compétence philologique d'Eco lui permet de se mettre à la place des savants des siècles passés qui ne disposaient pas encore des découvertes dont leurs successeurs jouissent sans effort. Eco est capable de comprendre et de reproduire leur démarche intellectuelle avec leurs limites ou leurs contraintes, comme celle de devoir respecter les dogmes bibliques. Il en découle une identification à leurs perspectives biaisées, qui subsistent d'ailleurs dans la philosophie contemporaine. S'il développait davantage les dernières étapes, du point de vue du stade actuel de la connaissance, Eco considérerait bien, comme je le proposais, qu'elles aboutissent à l'intelligence artificielle.
L'histoire a retenu un peu trop rapidement que cette quête se résumait au programme de Leibniz. Eco nous en montre les développements précis avec leurs tâtonnements qui relèvent du fantastique. Il conclura son livre en posant assez bien l'état actuel des problèmes dans le cadre linguistique. Mais du coup, par une pirouette un peu trop littéraire, il en restera sur l'intraduisibilité d'usage, bien conforme au mythe de Babel. Eco reste un homme de la Renaissance.
Dans sa communication orale du Collège de France, Eco n'avait pas trop parlé de l'intelligence artificielle. J'avais évidemment remarqué cette filiation et je voulais lui demander s'il en était conscient, mais il était toujours très entouré après les conférences. Quelques années plus tard, quand je tenais une librairie, j'ai eu l'occasion d'en discuter avec une cliente qui m'avait dit que son ami préparait une thèse avec Umberto Eco. J'avais évoqué avec elle ce que je disais dans mon livre sur les diverses structurations des connaissances dans les bases de données qui correspondent exactement aux réflexions des philosophes dont parlait Eco dans son livre. L'intérêt de l'informatique étant précisément d'offrir un moyen de décider mécaniquement de la validité des anciennes théories philosophiques. J'ai aussi montré dans mon livre que la résistance à l'égard de l'IA consistait précisément dans la persistance régressive d'anciennes illusions charriées par la répétition rituelle des erreurs de la tradition philosophique, dont Eco dressait ici la liste.
Ceux qui s'intéressent à l'histoire de la philosophie devraient se donner la peine de lire ce livre d'Umberto Eco, La Recherche de la langue parfaite dans la culture européenne, pour se rendre compte de cette relation avec l'intelligence artificielle. Ceux qui s'intéressent à l'IA pourraient le lire aussi, s'ils ne sont pas intimidés par l'érudition foisonnante d'Eco, pour en explorer l'origine et y trouver sans doute quelques idées. En 2012, au cours d'un bref commentaire sur le blog de Jean Véronis, universitaire spécialiste des technologies du langage décédé prématurément en 2013, j'avais mentionné le livre d'Umberto Eco. Véronis m'avait répondu que c'était son livre de chevet et qu'il était la première lecture qu'il conseillait à tous ses étudiants.
Ce livre devrait être considéré lui-même comme un programme de recherche à part entière pour approfondir les points exposés et pour mieux développer ceux qui ne sont que survolés en nous mettant l'eau à la bouche. Ce programme pourrait réunir les philosophes et les informaticiens pour réaliser l'unité de la connaissance qui était perçue jadis pour ce qu'elle est, et dont les philosophes de l'époque qui intéressait tout spécialement Umberto Eco étaient bien plus conscients que les philosophes contemporains.
Jacques Bolo
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