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Écologie / Économie 12.8.2006

Quelle décroissance ?

Quelle crise ?

Depuis peu, un certain nombre d'économistes ou de journalistes politiques semblent trouver nécessaire de contester la notion de décroissance. Aïe, c'est mauvais signe (surtout pour eux d'ailleurs) ! Cela semble bien signifier que la question se pose de plus en plus. À force de crier à la crise, spécialement depuis celle du pétrole des années 1973, ne voilà-t-il pas que la crise serait là ? Pourtant la croissance, même un peu ralentie en Europe, n'a jamais cessé. Et la croissance mondiale, tirée par les pays émergents, ne va nullement ralentir ces prochaines années. Ouf !

Alors pourquoi s'inquiéter ? Sans doute parce que la croissance est perçue comme insuffisante. Qu'est-ce à dire ? Les politiques pensent simplement qu'il est plus facile de calmer les attentes des citoyens et la répartition des bénéfices si la croissance est plus forte. Les économistes ou les entrepreneurs eux, semblent plutôt jaloux, de manière un peu artificielle, du taux de croissance chinois. Il est pourtant facile de comprendre que la Chine part de très bas. Peut-être voudrait-on un taux de 15%, comme les fonds de pension. Ou bien, le modèle est-il moins la Chine que les nouvelles technologies. Malgré la bulle internet de 2000, les entreprises informatiques, puis de l'internet, ont bel et bien crevé le plafond. Ce qui ont raté le coche envient de pareils taux de croissance dans les secteurs traditionnels.

Mais les marchés solvables des pays développés sont quand même très saturés (ou très concurrentiels). Les restructurations et les modernisations ou les fusions et les délocalisations ne créent pas de débouchés supplémentaires en détruisant de l'emploi et de la solvabilité (voir L'anti-modèle politique d'Attali). Si elles permettent une forte croissance des marges, le profit qui en résulte finance précisément les investissements nécessaires à ces pays émergents. L'augmentation du niveau de vie dans ces pays rabotera ensuite le profit espéré, car les bas salaires augmentent déjà. Mais on n'a pas le choix, ceux qui n'y participent pas vont disparaître. C'est le jeu normal du marché qui se mondialise simplement davantage [1].

Pourquoi alors parler de décroissance ? Dans les prochaines années, on va connaître un développement massif, et sans doute exponentiel, qui va amener la planète dans son ensemble au niveau des pays développés. Le risque, selon de nombreux économistes, serait plutôt un risque de surchauffe, de croissance trop rapide. Au nom de quoi pourrait-on empêcher les pays émergents de se développer ? De toute façon, le voudrait-on qu'on n'en aurait pas les moyens. D'autant que la concurrence pour conquérir ces nouveaux marchés contribue justement à les développer.

Gagnants et perdants...

Le phénomène en cours est réductible à une homogénéisation du niveau de vie à l'échelle de la planète. La crise, si crise il y a, est plutôt liée aux incertitudes et à la compétition internationale. S'il ne faut donc pas s'inquiéter pour l'activité de ces prochaines décennies, il n'est donc pas certain que tout le monde en profitera. La tendance actuelle est plutôt à la perte des protections et une remise en cause des situations acquises, car les marchés extérieurs ne sont pas des marchés protégés par définition. Ce qui est valable autant pour les entreprises que pour les salariés.

Une première décroissance pourrait donc concerner les perdants du nouvel ordre mondial. Hors de la protection des frontières, la répartition des positions, relativement stabilisée, pourrait éclater. Ce facteur ne devrait pas provoquer une baisse du niveau de vie moyen, puisque les retombées économiques de la technologie profitent à tout le monde par la baisse des coûts de production qui en résultent. Mais les hiérarchies nationales devraient être bouleversées. La décroissance serait simplement relative. La Chine, l'Inde, vont forcément monter progressivement dans le rang des pays exportateurs. Cette vexation sera seulement statistique, mais il va s'y ajouter une redistribution interne des positions sociales. Les personnes les plus riches des pays émergents vont déclasser les moins riches des pays développés. Comme une concentration des richesses est la tendance actuelle, la conséquence pourrait être une décroissance réelle au bas de l'échelle dans les pays riches [2].

De plus, malgré certaines résistances (OGM, nanotechnologies...), la science et la technique ne vont pas ralentir, avec les applications qui en découlent. Ce processus accélère encore la restructuration des entreprises. Elles vont sans cesse produire plus et mieux avec moins d'employés. Croire le contraire est une illusion ou un mensonge. Or l'absence de régulation internationale et la concurrence pourrait provoquer, au niveau d'un pays ou d'une zone encore plus vaste ce qui se produit déjà au niveau d'une ville ou d'une région frappées par la désindustrialisation. La décroissance serait ici subie localement dans le cadre d'une croissance globale.

...et Décroissance écologiste

L'argument principal des partisans de la décroissance concerne évidemment la capacité écologique de la planète à supporter la croissance qui s'annonce. Dans l'état actuel des connaissances, il n'est pas nécessaire de le discuter. Les risques d'épuisement des ressources, de pollution, de changement climatique sont déjà inquiétants. La généralisation de l'augmentation du niveau de vie rendra ces problèmes plus urgents encore ou insurmontables. Il y a une vingtaine d'années, certains écologistes politiques se satisfaisaient explicitement de l'absence de développement de la Chine. Si les Chinois en venaient à utiliser autant d'automobiles, autant d'énergie que les Occidentaux, disaient-ils, la planète ne le supporterait pas. Cette situation est précisément en train de se produire aujourd'hui, en Chine, en Inde, au Brésil, etc.

La décroissance à l'ancienne se contentait donc un peu facilement de la pauvreté dans le monde. Une augmentation des prix des ressources rares pourrait recréer une situation semblable. La différence serait cependant une répartition de la pauvreté qui, pour en être plus équitable géographiquement, serait peut être un peu moins bien supportée dans les pays développés.

La décroissance envisagée aujourd'hui repose plutôt sur un malthusianisme écologique dont j'ai déjà montré les limites (voir Malthusianisme écologique ou démographique ?), car la réduction de certaines consommations correspondra à une possibilité de transfert sur une autre consommation. La nouvelle conjoncture internationale pourrait donc transformer une limitation volontaire en limitation forcée et inéquitable. Le retour des égoïsmes montre bien que certains ont bien compris qu'il vaut mieux être dans le camp des vainqueurs que dans celui des perdants.

Développement durable

La notion de développement durable est une solution sans doute préférable. Dans sa version minimale, elle s'apparente à une bonne gestion des ressources disponibles. J'ai déjà signalé les limitations en terme de transferts de consommation. Mais elle pourrait constituer une possibilité d'équilibrer les restrictions ou le développement, sur le plan global ou local. J'ai aussi développé la thèse de la possibilité d'un malthusianisme démographique proprement dit pour atténuer la pression écologique. Les partisans traditionnel de la croissance envisagent plutôt les solutions technologiques pour poursuivre la course au développement que les écologistes condamnent assez généralement. La synthèse semble difficile.

Il est pourtant possible d'envisager de gérer la décroissance comme on a géré la croissance. Comme je l'ai dit, la population va probablement diminuer dans les pays développés. Elle a déjà commencé à diminuer dans certains pays, et dans dix ou quinze ans, le baby-boom, puis le papy et mamy-boom vont se transformer en deadly-boom. Si La population globale diminue, on ne voit pas comment la croissance globale n'en serait pas affectée, spécialement dans les secteurs liés à la densité d'occupation des territoires.

La population française est passé de 40 millions après la guerre à plus de 65 millions au début du XXIe siècle. Ce qui relativise déjà fortement le fameux mythe de l'expansion des trente glorieuses. En fait, cette période mythifiée par les économistes a surtout constitué d'abord un rattrapage de la situation d'avant-guerre. Et le facteur démographique intervient donc aussi pour 25 à 30% jusqu'au premier choc pétrolier. La modernisation par le modèle de la société de consommation (et de gaspillage du point de vue écologique) est une conséquence de la diffusion du modèle américain fordiste de consommation populaire, contre le modèle fortement hiérarchisé et statutaire précédent. Un risque du modèle écologique est donc une idéalisation de l'époque précédente. Mais un retour en arrière est peu probable.

Une diminution de la population permettrait donc bien une croissance par habitant de la consommation des plus pauvres, dans les pays développés ou dans les pays émergents, en généralisant une amélioration du niveau de vie ou du bien être. L'impact écologique global en serait diminué sans diminuer la marge des entreprises, même si l'augmentation de la population ou les immenses marchés indiens ou chinois les font fantasmer. Car en dernière analyse, si la population diminue, celle des plus riches (et des actionnaires) diminue donc aussi et la part par actionnaire ne diminue donc pas. Tout cela ne modifie rien d'autre que l'impact global.

Qualité de la vie

La véritable gestion de la décroissance consistera à améliorer la qualité et la durabilité des produits. Une simple augmentation de la durée de vie des produits permet une diminution de l'impact écologique global tout aussi mécaniquement que la diminution de la population. La combinaison des deux facteurs sera encore plus efficace. Les entreprises ne doivent pas s'inquiéter de cette réduction du renouvellement de leurs produits qui constituait évidemment une rente. Dans un premier temps, les nouveaux marchés absorberont les productions. Cette amélioration de la qualité et de la durée de vie des produits permettra leur généralisation sans augmentation de l'impact tout en réalisant une amélioration du niveau de vie. Dans un deuxième temps, quand les niveaux de vie se seront homogénéisés au niveau mondial, la situation correspondra structurellement à celle des années 1970-1980 en terme de configuration des classes moyennes, avec la sécurité qui en découle.

Cette augmentation de la qualité est la seule alternative crédible de croissance. Outre la probable diminution de la population qui interdit une croissance automatique et la limitation des ressources qui pourrait augmenter les tensions internationales, une augmentation de la qualité des produits correspond bien à une augmentation de la qualité de la vie. On passe simplement d'une augmentation par la quantité (nécessaire dans un premier temps) à une augmentation directe de la qualité. On peut d'ailleurs espérer que l'augmentation des populations du troisième âge accentuera cette attention à la qualité du fait de leur type de consommation ou de leur niveau d'information (selon un principe au moins cumulatif).

Comme les changements souhaitables ou assurés sont toujours déjà en cours au moins de façon embryonnaires, on doit constater simplement ce qui a déjà lieu. Le souci écologique actuel dans la population globale correspond davantage à un souci de qualité de la vie qu'à la préoccupation des écologistes politiques qui semblent [3] vouloir limiter la consommation par principe ou par passéisme. Inversement, les inquiétudes professionnelles et statutaires de la majorité de la population sont traités par les politiques ou les industriels selon le seul modèle productiviste dont les écologistes montrent les limites. Mais comme les deux modèles se parasitent l'un l'autre du fait des intérêts personnels ou idéologiques du moment (même chez chaque individu), on aboutit à des incohérences qui augmentent le malaise général. Il me semble que le modèle que je présente ici constitue une synthèse (à préciser) qui prend en compte l'ensemble des contraintes conjoncturelles et des défis actuels.


Jacques Bolo


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Voir aussi :

Notes

1. La gauche et l'extrême gauche peuvent toujours essayer de nier le phénomène (sur le mode « il n'y a pas de fatalité... »). Cela relève en fait surtout du « il ne faut pas désespérer Billancourt ». Mais l'époque est révolue où il y avait deux vérités (ou deux mensonges plutôt), une pour les masses, une pour l'élite. La situation actuelle est celle où une très forte proportion de la population a reçu une éducation supérieure, contrairement aux illusions selon lesquelles le niveau baisse. De plus la communication est immédiate et globalisée. Et on ne gère pas une situation de ce genre comme on gérait des populations illettrées admiratives des professeurs si instruits qui voulaient bien se dévouer aux intérêts des plus humbles. [Retour]

2. Va-t-on devoir envisager des guerres à l'ancienne, pour conquérir des richesses ou de nouveaux territoires ? Cela semble peut probable à moins d'utiliser l'excuse de l'anti-terrorisme, comme c'est sans doute déjà un peu le cas. [Retour]

3. Ce n'est pas forcément le cas. Mais des tendances contradictoires sont présentes chez les écologistes (on ne le sait que trop). Mais sur ce point, leur position n'est pas forcément très claire, ni quant à leurs propositions, ni sur le fait de jouer sur les peurs ou le catastrophisme. [Retour]

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