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Médias 6.8.2005

C'est la faute des médias (suite) !

vol. 3 : Les marronniers fleurissent tardivement à Hiroshima

Durant les moments creux, mais pas seulement, les journaux écrits, radios, ou télévisés se livrent à la sylviculture des marronniers, qui tend à devenir une monoculture. Ces articles périodiques servant de bouche trous, sur le modèle de la presse locale qui annonce la floraison des marronniers, envahissent l'espace de médias. Les commémorations s'universalisant, les médias se provincialisent. On peut y trouver l'excuse de la concurrence qui résulte de l'augmentation des temps consacrés à l'information, spécialement avec les chaînes thématiques. Mais est-il si difficile de trouver des bons sujets, sans parler de sujets nouveaux ? Peut-être n'est-ce qu'une question d'enfermement dans la routine, ou du manque de renouvellement des équipes journalistiques ?

Le roi des marronniers qui fleurit tardivement tous les huit août est sans doute l'anniversaire d'Hiroshima. Une semaine avant, voire davantage, les journalistes commencent le compte à rebours. Dans l'alliance du marronnier et du sensationnalisme, on ne peut guère faire mieux ! Jusqu'à une date récente, Hiroshima était même en tête devant Auschwitz au palmarès de l'horreur, sans doute à cause de la disponibilité des images. Les intellectuels considèrent aussi ces phénomènes comme un thème obligé. Eux qui se veulent si critiques du sensationnalisme des médias révèlent ici leur vrai nature d'histrions. Mais ils ont eux aussi une excuse : comme ils n'ont que trop tendance à arriver après la bataille, il ne leur reste plus qu'à enterrer les morts. Autant les rentabiliser au passage en essayant de masquer leur responsabilité puisque les discussions pacifiques qui auraient pu empêcher les conflits ont échoué.

Car après tout, les bombes d'Hiroshima, puis de Nagasaki, ne se différencient des autres bombardements de populations civiles que par leur nouveauté technologique. Si cette stratégie peut être caractérisée de crime de guerre, il en est de même des autres bombardements conventionnels massifs, qui constituaient d'ailleurs aussi des innovations depuis Guernica ou Dresde. Les bombardements conventionnels au Japon, à Tokyo et ailleurs, ont eux aussi fait des centaines de milliers de victimes par l'utilisation de bombes incendiaires.

La vulgate anti-technologique des intellectuels, après Spengler ou Heidegger, semble d'ailleurs justifier l'avant-dernière technologie pour condamner la dernière, sans en comprendre l'identité formelle. La dissuasion nucléaire est-elle autre chose qu'une nouvelle politique de la canonnière ? Depuis 1945, elle n'a en aucun cas empêché les guerres, par états satellites interposés, entre les deux superpuissances, qui avançaient méthodiquement leurs pions jusqu'à l'effondrement de l'URSS. Cet objectif atteint, les attentats suicides ont démontré l'inefficacité de tout édifice politique reposant sur la puissance militaire.

Victimolatrie et absolution

Dans cette commémoration d'Hiroshima, un problème est d'ailleurs cette compassion toute chrétienne pour les vaincus (qui conduisit certains prêtres à aider les anciens nazis à s'enfuir, après avoir aidé les résistants ou les juifs [1]), sans distinction de la cause de leur situation. Les populations civiles d'Hiroshima ne sont pas plus individuellement responsables que toute autre victime civile d'un bombardement conventionnel.

Mais Hiroshima constituait aussi un objectif militaire. Outre des usines d'armement, et la stratégie de démoralisation (constitutive de crime de guerre), l'argument de vouloir briser la résistance jusqu'au-boutisme des japonais est parfaitement recevable. Les américains l'avait constaté au cours de leur reconquête des îles du Pacifique, et ils en ont tiré la leçon. D'ailleurs, si une résistance de cet ordre avait eu lieu au cours de la conquête des îles principales du Japon, il y aurait sans doute eu dans les bombardements plus de victimes japonaises qu'à Hiroshima et Nagasaki. Une conséquence aurait aussi été un quasi anéantissement de la population mâle du Japon. Ce qui aurait sans doute provoqué la disparition de la culture japonaise [2].

De plus, la stratégie américaine a toujours consisté à essayer de minimiser les pertes dans ses rangs. Le fonctionnement plus démocratique de l'organisation militaire américaine l'oblige à rendre des comptes, alors que les autres peuples, y compris en Europe, ont davantage tendance à considérer les soldats comme de la chair à canon. La critique de l'option américaine appartient précisément à cette idéologie de négation de l'individu qui est difficilement conciliable avec la revendication de cette individualité pour les victimes. Et pour expliquer l'indifférence pour l'adversaire, sa critique ressortit d'une sorte de représentation archaïque de la guerre comme combat au corps à corps, voire même de jugement de Dieu, alors qu'il ne s'agit que de recherche de la supériorité (par le nombre, la surprise, la puissance de feu...). La guerre n'est pas un match de boxe dans la même catégorie (à supposer même qu'il n'y ait pas de différence, ce qui est absurde), mais elle vise à profiter d'un avantage, comme dans le cas d'une agression à deux ou trois contre un (et si ça ne suffit pas, à quatre ou cinq...). Malgré toutes les légendes et le culte imbécile de l'héroïsme, Ménélas a été vaincu aux Thermopyles. Le résultat est connu, c'est l'analyse qui est incorrecte.

On a pu dire à ce propos que la bombe d'Hiroshima illustrait aussi le racisme des Américains, envers les seuls Japonais, puisqu'elle n'avait pas été utilisée contre les Allemands. Outre que les Américains n'ont pas besoin de bombe atomique pour être coupable de racisme, cette critique s'applique plutôt à la façon dont ils ont traité leurs concitoyens d'origine japonaise en comparaison avec celle dont ils ont traité ceux d'origine allemande. Notons qu'un traitement égal aurait plutôt dû normalement conduire à traiter plus sévèrement ceux d'origine allemande, du fait des activités d'espionnage avérées de certains d'entre eux (et qu'ils passaient plus facilement inaperçus), et non moins sévèrement les Japonais. Mais les Japonais n'ont pas de leçon à donner concernant le racisme. Leur justification de la conquête de l'Asie pour la libérer de la colonisation occidentale (outre que cela n'a rien d'anti-raciste) s'effondre du fait de leur attitude vis-à-vis de ces populations.

On aimerait que le goût des commémorations soit davantage équilibré par la prise en considération des massacres de Nankin (décembre 1937 – janvier 1938, 100.000 à 300.000 victimes) par l'armée japonaise. On pourrait aussi exiger du Japon la reconnaissance de ces massacres, ou un dédommagement des filles de réconfort coréennes et autres, avant de le laisser entrer dans les instances internationales, comme pour la Turquie à propos du génocide des Arméniens. Mais il faudrait aussi peut-être reconnaître dans la foulée les crimes de la colonisation européenne en Afrique, Amérique et Asie. D'une façon générale, plutôt que donner des leçons, il vaudrait mieux donner l'exemple.


Jacques Bolo


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Notes

1. Est-ce vraiment les mêmes qui ont aidé les deux, comme le voudrait précisément l'idéologie catholique ? Ne serait-ce pas plutôt les chrétiens antinazis qui ont aidé les résistants et les juifs, tandis que les chrétiens pronazis ont simplement poursuivi leur complicité avec les nazis en s'abritant derrière cette idéologie compassionnelle, qu'on peut soupçonner comme étant à sens unique. [Retour]

2. L'URSS ayant déclaré la guerre au Japon le 8 août (deux jours après Hiroshima). Si une guerre classique avait continué, la progression aurait eu lieu sur deux fronts, la Corée aurait sans doute été conquise entièrement par les soviétiques, et le Japon aurait peut-être été divisé en deux à la place de la Corée. [Retour]


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