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Référence / Culture / Société - Février 2023

Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991)

Résumé

Mon compte rendu de l'entretien de Michel Houellebecq avec Michel Onfray, dans sa revue Front populaire de décembre 2022, m'a conduit à lire le livre de Houellebecq sur Lovecraft que j'avais trouvé chez un soldeur il y a quelques années et qui traînait sur une de mes étagères. Cet essai précoce de Houellebecq donne la clé de sa position actuelle : Houellebecq a été complètement marabouté par Lovecraft.

Michel Houellebecq, H.P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, Introduction de Stephen King (2004), éd. du Rocher, Paris, 2005 (1991), 134 p.

On pouvait le prévoir en lisant l'introduction de Stephen King à l'édition de 2005, qui commence par : « l'essai assez long de Michel Houellebecq [...] est un remarquable mélange de réflexion critique, d'ardent parti pris et de biographie bienveillante - une sorte de billet doux érudit, voire la première vraie lettre d'amour cérébrale » (p. 01). C'est le problème des fans. Ils finissent toujours par se déguiser en personnages de leurs auteurs favoris. Ceux qui deviennent auteurs eux-mêmes ont du mal à ne pas singer leurs mentors.

On veut bien croire Houellebecq quand il nous dit : « je ne savais absolument rien de sa vie » (préface, p. II). Avec quand même un léger rictus quand on lit un peu plus loin : « paradoxalement, la personnalité de Lovecraft fascine parce que son système de valeurs est entièrement opposé au nôtre. Foncièrement raciste, ouvertement réactionnaire » (p. 22). Houellebecq emploie bien « au nôtre » pour parler de l'époque où il a écrit cette biographie en 1991. Mais on sait aussi que l'air du temps a changé depuis.

Je ne suis pas lecteur de littérature d'épouvante, quoique, dans ma jeunesse, j'aie lu aussi Edgar Poe, que mentionne Stephen King comme ancêtre du genre. J'imagine que l'irrationnel fantastique correspond à l'imaginaire religieux résiduel. Le procédé me paraît factice. Cela me donne l'impression d'assister à un spectacle de magie dont je comprends les trucs. Les auteurs en font trop, comme les films américains dans lesquels les voitures ont tendance à exploser beaucoup trop facilement. Houellebecq note que Lovecraft avoue que « rien ne peut [l]'intéresser à moins de comprendre deux meurtres par page » (p. 9). On reconnaît le goût morbide pour les faits divers ou le fait que les films et les séries télé abusent des tueurs en série. La fiction ne semble plus se contenter d'un seul meurtre dans les enquêtes criminelles.

Confusions ?

La question de la biographie de l'auteur pour expliquer son œuvre est toujours un problème. Que Lovecraft soit dépressif, misanthrope, amoraliste, peut toujours être une pose ou des rationalisations plus ou moins contradictoires et évolutives. D'ailleurs, comment interpréter : «[Lovecraft] écrit en 1918, 'tout rationalisme tend à minimiser la valeur et l'importance de la vie et à diminuer la quantité totale du bonheur humain » (p. 13). Peut-on en déduire que Lovecraft est « contre la vie », comme le prétend le sous-titre de Houellebecq ? La mode correspondante de l'irrationalisme romantique correspondait plutôt à une sorte de vitalisme.

On peut aussi s'étonner de lire « comme l'a bien vu Jacques Bergier, en introduisant le matérialisme au cœur de l'épouvante et de la féerie, [Lovecraft] a créé un nouveau genre » (p. 33). Lovecraft semble plutôt abuser des mythes et des angoisses religieuses dont parlait Houellebecq quelques pages avant en disant que « les anciens dieux se tiennent tapis, prêts à reprendre leur place » (p. 31). Cette question d'alliance de la science avec des traditions anciennes (p. 75) du fantastique relève souvent des escroqueries intellectuelles de sectes new age. Les créatures mystérieuses de Lovecraft qui « restent fondamentalement indicibles » (p. 84) correspondent à une sorte de théologie négative qui prétend pourtant parler de l'inconnu. Si « les sciences, avec leur effort gigantesque de description objective du réel, lui fournirent cet outil de démultiplication visionnaire dont il a besoin » (p. 76), on peut aussi considérer que le genre, avec ses « entités bien au-delà de notre galaxie, parfois même bien au-delà de notre espace-temps » (p. 78), se paye de mots ronflants pour épater la galerie ou plus banalement expliquer les mythes passés par des fantasmes scientifiques (comme certains expliquent les pyramides égyptiennes par des extraterrestres). Vers sa conclusion, Houellebecq ajoutera que « la mythologie de Lovecraft [...] se présente parfois comme une effroyable inversion de la thématique chrétienne » (p. 121). Ce n'est d'ailleurs pas étonnant que la prégnance de la religion existe dans les cultures locales. Le retour à la religion de Houellebecq aujourd'hui est là pour le démontrer.

Cette idée inverse de « matérialisme » est sans doute due à l'« utilisation du vocabulaire scientifique » (p. 71). Mais les « cadavres gonflés, ballonnés et noirs sur le point d'éclater dans un vomissement pestilentiel » (p. 63) me semblent relever d'un biologisme plus moral que médical. Ces descriptions étaient-elles moins fréquentes à l'époque ? Dans les années 1970, l'usage était de dire qu'on ne montrait pas la mort. Les fictions actuelles abusent plutôt des médecins légistes (ça a sans doute commencé avec la série américaine Quincy, 1976-1983, avec Jack Klugman, 1922-2012).

Stylistique raciste

L'explication de Houellebecq par la biographie est plus convaincante pour le racisme banal de petit-blanc frustré, le raté orgueilleux et intransigeant qu'était Lovecraft (pp. 92-96). Comme Céline, cet antisémite aura même un temps une épouse juive dont il admirera l'abnégation (p. 108). Houellebecq note qu'il manquera de peu une occasion d'être heureux (p. 103-104). Dans ses déboires professionnels, Lovecraft « constatera avec horreur que son maintien aristo et son éducation raffinée, teintée d'un 'conservatisme équilibré', ne lui apportent aucun avantage » (p. 111). Le problème général des racistes est de revendiquer des privilèges. Puisqu'il est question de littérature de gare, on imagine que son créneau aurait pu être le poste de majordome de millionnaire.

Après une admiration architecturale de New York, les déboires professionnels de Lovecraft semblent le dégoûter de la modernité. Son racisme est constitué de l'imagerie organique des antisémites et racistes poussée à sa limite fantastique : « les choses organiques qui hantent cet affreux cloaque ne sauraient, même en se torturant l'imagination, être qualifiées d'humaines » (p. 112). Houellebecq commente : « indiscutablement, c'est du grand Lovecraft » (p. 113), Houellebecq est bien conscient qu'il s'agit de racisme : « Quelle race a bien pu provoquer de tels débordements ? [...] À un endroit, il parle d'italo-sémitico-mongoloïdes » (p. 113). Le procédé est assez banal. Les descriptions de monstres concernent la description de nationalités ou races différentes, comme il est notoire que les extraterrestres de la SF concernaient le péril rouge pendant la guerre froide.

Houellebecq est bien conscient des limites du style de Lovecraft : « de tels morceaux de boursouflure emphatique constituent évidemment une pierre d'achoppement. [Mais] ces passages extrémistes sont sans doute ceux que préfèrent les véritables amateurs » (pp. 88-89). Notons qu'Olivier Mannoni, dans Traduire Hitler (2022) souligne le même genre de boursouflures dans Mein Kampf. C'était aussi un genre de l'époque. Ce dont parle Houellebecq concerne bien le fantastique raciste : « c'est cette haine raciale qui provoque chez Lovecraft cet état de transe poétique » (p. 114). J'imagine que c'est un principe célinien de trouver poétique une transe raciste. De même, quand Houellebecq parle d'« usage poétique des sciences », on trouve aussi à la même page la citation de Lovecraft selon laquelle : « un homme aux yeux d'Oriental a déclaré que l'espace et le temps étaient relatifs » (p. 74). Est-ce que le terme poésie est un code, dans certains milieux bibliophilies, pour désigner l'antisémitisme ?

Comme pour Céline, la poésie de Lovecraft va au bout de ses délires en anticipant même le procédé des chambres à gaz dans un contexte explicitement pré-nazi : « 'j'espère que la fin sera la guerre - mais pas avant que nos esprits aient été complètement libérés des entraves humanitaires de la superstition syrienne imposée par Constantin. Alors, montrons notre puissance physique comme homme et comme Aryens, accomplissons la déportation scientifique de masse.' [...] Dans une autre lettre, faisant office de précurseur, [Lovecraft] préconisera l'utilisation de gaz cyanogène » (p. 114). On peut remarquer que Mannoni dit que « la Shoah n'est annoncée nulle part dans Mein Kampf, sans doute parce qu'en 1924, elle n'était simplement pas encore un projet. » (p. 4). Ce qui fait bien de Lovecraft un triste devancier. On avait noté en passant la cuistrerie historique habituelle qui remplace ici « christianisme » par « superstition syrienne imposée par Constantin » pour prétendre le dénigrer.

Aujourd'hui, Houellebecq conserve plutôt le christianisme comme moyen de mobilisation identitaire. Dans son entretien avec Michel Onfray de décembre 2022, Houellebecq reprendra exactement la même idée de Lovecraft avec : : « Reconquista [...] des gens s'arment » (p. 28) et si ce n'était pas assez clair : « notre seule chance de survie serait que le suprémacisme blanc devienne trendy » (p. 30). Une sorte de « nazi cool », comme je le notais de Gaspard Proust.

De fait, la lecture précédente de son texte pouvait créditer Houellebecq d'une neutralité documentaire. Le goût pour les boursouflures correspondrait à une sorte d'auto-parodie de la part des lecteurs sur le mode des amateurs de dialogues de Michel Audiard. Pour les personnes de l'âge de Houellebecq, quand ils étaient lycéens et que le nombre de bacheliers n'était que de 15 %, un type d'activité littéraire prenait la forme parodique d'en faire trop, pour se moquer des pédants (ou le devenir à l'usage). Une illustration BD en était le personnage Achille Talon, pour ceux qui s'en souviennent.

Aujourd'hui, cette biographie (« amoureuse ») de Lovecraft pourrait être réinterprétée comme une adhésion aux thèses explicitement nazies, voire comme la valorisation de leur aspect prophétique incantatoire : « cette magnifique invocation appelle plusieurs remarques. D'abord que Lovecraft était un poète» (p. 120). On connaît aussi « la célébration antisociologique de la poésie par les auteurs allemands » mentionnée par Wolf Lepenies à propos du cercle de Stefan George. La prétention sociologique attribuée à Houellebecq devrait plutôt lui faire considérer la littérature comme un moyen de surcoder ses fantasmes (racistes dans ce cas). Ils correspondent plutôt à une non-compréhension de son époque ou de sa condition sociale personnelle médiatisée par le fait de se réfugier dans des mythes. C'est le contraire de la recherche de la connaissance dont Houellebecq crédite Lovecraft (p. 119).

La religion de Houellebecq ?

Alors que Lovecraft affichait une forme d'agnosticisme nietzschéen, Houellebecq nous la joue born again chrétien. Mais cette biographie nous informe sur l'origine quand même lovecraftienne sublimée du christianisme de Houellebecq : « les héros de Lovecraft se dépouillent de toute vie, renonçant à toute joie humaine, deviennent purs intellects, purs esprits tendus vers un seul but : la recherche de la connaissance. Au bout de leur quête, une effroyable révélation les attend, [...] tout proclame la présence universelle du mal » (p. 119).

Houellebecq identifie bien le procédé doloriste de Lovecraft : « il ne se place pas dans le rôle du vainqueur, mais de la victime. [...] Comme dit Antonin Arthaud [...] la cruauté envers soi-même est autrement intéressante » (pp. 116-118). Lovecraft lui-même est conscient de sa pathologie. Houellebecq rapporte qu'il répond à un de ses admirateurs : « Vous avez parfaitement raison de dire que ce sont les faibles qui adorent les forts. C'est exactement mon cas » (p. 117). Ce mode de lucidité est justement le mécanisme de tout le discours de Houellebecq, qui assume parfaitement cette profession de foi christique : « nous pouvons apprendre d'H.L. Lovecraft à constituer notre esprit en vivant sacrifice » (p. 119).

Régression infantile

On est tenté de prendre au mot ce que nie Stephen King, dans l'introduction : « je ne dis pas que Lovecraft [...] est un écrivain immature, apprécié avant tout par des esprits immatures qui n'auront aucun mal à le larguer une fois calmées les tempêtes de l'adolescence » (p. 016). Le texte de Houellebecq confirme cette impression avec la citation de Lovecraft se terminant par : « l'âge adulte, c'est l'enfer » (p. 12) et s'achève logiquement par « ce que nous détestons le plus, c'est simplement le changement en tant que tel » (p. 125). Ce qui peut être considéré comme un classique de l'infantilisme narratif américain.

Cette infantilisation permet de mieux comprendre la limitation créative de Lovecraft au principe que « les seuls sentiments dont il veut entendre parler sont l'émerveillement et la peur » (p. 50). Quoique soit discutable l'idée qu'« il ramène le racisme à sa source essentielle : la peur » (Préface de Houellebecq, p. II). Le contexte était plutôt celui de l'après-guerre de 1914-1918 qui avait traumatisé la jeunesse intellectuelle. En Europe, l'absurde du mouvement dada s'y réfère, et Spengler publiait Le Déclin de l'Occident (1923). En Amérique, le contexte était celui de la régression religieuse du Procès du singe : « la période postérieure à la Première Guerre mondiale avait confirmé cette impression que 'la science s'est montrée capable de destruction et de mort' » (Gordon Golding, Le Procès du singe : La Bible contre Darwin, p. 18).

Cela peut aussi expliquer cette « haine absolue du monde en général, aggravée d'un dégoût particulier pour le monde moderne » (p. 46). Le refus du sexe et du réalisme (p. 50) par opposition à la libération sexuelle des années 1920-1930 post-victoriennes (pp. 46-48) peut plutôt se lire comme lié au contexte puritain américain. La régression consiste à ne pas voir le monde tel qu'il est. Houellebecq note bien qu'« avant son séjour à New York, il n'avait même pas soupçonné que dans les rues de [Providence] puissent se glisser des créatures étrangères. En quelque sorte, il les croisait sans les voir » (pp. 114-115). La grande ville remettait en question les hiérarchies sociales traditionnelles. C'était l'époque de la renaissance du Ku Klux Klan.

À l'époque de la rédaction de cette biographie, Houellebecq concluait : « on peut le déplorer, mais il faut le reconnaître : Lovecraft est plutôt du côté de la haine ; de la haine et de la peur » (p. 130). Au diable la distanciation critique : l'échec de Houellebecq est d'être devenu Lovecraft !

Jacques Bolo

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