En 1965, Jean Piaget (1896-1980), faisait ce retour autobiographique sur son oeuvre épistémologique et psychologique pour répondre aux contestations de la psychologie scientifique par la phénoménologie. Il critique surtout l'« illusion de la plupart des philosophes que [la réflexion philosophique] se suffit à elle-même alors qu'elle ne comporte aucune vérification » (p. V). Il affirme la valeur méthodologique de la psychologie expérimentale : « Janet a montré il y a longtemps déjà que la réflexion est plus facile et plus économique que le corps à corps avec le réel. [...] Combien de jeunes talents ne sont-ils pas effrayés à l'idée du temps à consacrer à n'importe quelle expérience alors que la lecture de textes et la réflexion personnelle demandent tellement moins d'effort » (p. VI). Piaget conteste explicitement la prétention à croire atteindre la moindre connaissance « sans expérience de ce qu'est la conquête et la vérification d'une connaissance particulière » (p. 2/3). Son explication de l'erreur philosophique est encore inspirée du philosophe-psychologue et médecin Pierre Janet (1859-1947) qui disait que « la réflexion intérieure constitue une conduite sociale intériorisée », et qui considérait qu'on peut donc se tromper soi-même comme on cherche à tromper les autres, mais sans en être conscient (p. 20). Au final, en l'absence de vérification factuelle, on reste dans la « malhonnêteté intellectuelle à affirmer quoi que ce soit dans un domaine relevant des faits sans un contrôle méthodique vérifiable par chacun, ou dans les domaines formels sans contrôle logistique » (p. 21).
La trajectoire personnelle de Piaget est particulière. Il a été initié à l'étude des mollusques à onze ans par le malacologue Paul Godet en lui servant de stagiaire. Après la mort de Godet en 1911, Piaget publia à quinze ans quelques notes dans le Catalogue des mollusques neuchâtelois. Le père du jeune Piaget « qui était historien, mais ne croyait pas à l'objectivité de la connaissance historique était enchanté qu'[il] ne suive pas ses traces (bel exemple d'abnégation). Mais [son] parrain [...] était effrayé par cette spécialisation exclusive » (p. 11). Ce dernier lui proposa de lire L'Évolution créatrice de Bergson qui convertit alors le jeune Piaget à la philosophie de l'élan vital.
C'est ce contexte historique et personnel qui conduit Piaget à commencer par faire le « récit détaillé de la déconversion qui a conduit un ancien futur philosophe à devenir un psychologue et un épistémologue » (p. 5). Il rappelle très justement que (surtout à l'époque) : « lorsqu'un adolescent aborde la philosophie, il est en général motivé de façon dominante par le besoin de coordination de valeurs : concilier la foi et la science ou la raison [...]. Tout l'enseignement [...] est fondé sur la transmission verbale et sur la réflexion, l'adolescent trouve donc tout naturel qu'il existe un mode de connaissance philosophique fondé sur cette seule réflexion, [...] voie d'accès à des vérités supérieures, bien plus centrales que les petites vérités fournies par l'enseignement quotidien » (p. 10). Piaget parle évidemment ici de la solution que la philosophie bergsonienne apportait à son propre conflit religieux, issu de l'opposition entre une mère croyante et un père incroyant : « Je fus saisi par la certitude que Dieu était la Vie » (p. 12), avant que le logicien Arnold Reymond, critique de Bergson, le fasse douter de la philosophie (pp. 12-13).
Piaget travailla aussi à Paris dans le laboratoire de Binet sur des tests d'intelligence « [permettant] une analyse des différents niveaux de la logique des classes et des relations chez l'enfant » (p. 18). Pour Piaget, « 1) toute connaissance est toujours assimilation d'un donné extérieur à des structures du sujet, 2) les facteurs normatifs de la pensée correspondent à une nécessité d'équilibre par autorégulation » (p. 16). Il s'oppose à la conception philosophique selon laquelle il existe « un mode spécifique de connaissance propre à la philosophie qui serait distinct de la connaissance scientifique » (p. 3).
Revenant sur la période d'entre-deux-guerres, Piaget manifeste une méfiance envers les idéologies en donnant l'exemple d'un protestant, psychologue empirique, se reniant à l'heure du combat contre le bolchevisme et Piaget mentionne aussi le « courant maurrassien [qui] perturbait en Suisse romande la métaphysique d'individus d'élite » (pp. 22-24) et voit dans le nazisme « une sorte de romantisme du Geist, dont un résultat [...] a été une opposition violente entre les Gestewissenschaften [sciences humaines] et les Naturwissenschaften [sciences naturelles], d'où une condamnation de la psychologie expérimentale » (p. 24).
Il faudrait prendre la précaution de souligner le risque de confusion terminologique avec la Naturphilosophie allemande de l'époque des Lumières qui correspond justement à une philosophie mystique du vivant et qui explique sans doute l'opposition violente ci-dessus. La question peut se réduire à un simple malentendu persistant, d'autant plus que la Naturphilosophie prétendait à une synthèse alors qu'on constate ici une volonté d'opposition entre sciences humaines et sciences naturelles.
Piaget note alors en Suisse un remplacement de la psychologie par la philosophie et mentionne l'anecdote que l'entrée « intelligence » était classée en médecine dans une bibliothèque (p. 25). L'opposition entre philosophie et psychologie était une affaire qui durait donc depuis longtemps quand Piaget a écrit ce petit livre dont la publication correspond au grand retour de cette « psychologie philosophique » avec la phénoménologie et l'existentialisme de Sartre et Merleau-Ponty (pp. 35-36).
Tout au long du livre, Piaget s'élèvera contre l'« abus de droit » de la philosophie envers la science au nom de la normativité philosophique et de l'absolu (pp. 29-31). Selon lui, le principal défaut de la philosophie est qu'elle se livre à des généralisations normatives issues de l'éducation formelle sans s'interroger sur le type de lois proposées (pp. 32-33). Invité en Espagne, face à un « cathedratico [prof] de psychologia superior », il raconte : « Pourquoi supérieure, demandais-je avec candeur ? - Parce qu'elle n'est pas expérimentale (il fallait d'ailleurs voir le sourire de ses collègues) » (p. 28). Dans une autre anecdote, Piaget rapporte qu'il a enseigné à la Sorbonne, du fait du succès de ses livres, en remplacement de Merleau-Ponty élu au Collège de France. Certains étudiants « n'ayant pas remarqué que le professeur avait changé [on n'assistait pas aux cours à l'époque], expliquaient que Piaget n'avait rien compris à rien, 'comme l'a prouvé Merleau-Ponty' ». Piaget note aussi que ses collègues n'étaient pas vraiment conscients qu'il n'était pas de leur camp phénoménologique (p. 37). Pas lu, pas pris, en somme ! Mais Piaget prend sans doute un peu trop au sérieux le milieu universitaire, en négligeant sa nature corporative banale avec ses aspects de sociabilité futile et d'orientation partisane. Mais comme il le rapporte, face à cette hégémonie philosophique à l'époque, au conservatisme académique, à la prétention à la connaissance suprême, au transcendantalisme étudiant, la psychologie était marginale dans l'université (pp. 38-42).
C'est l'époque où Piaget fit une demande de financement de programme de recherche à la fondation Rockefeller. Dans un entretien à cet effet, on lui opposa les éventuels problèmes de carrières de ceux qui le suivraient, tandis que Wheather (le mathématicien de la théorie de l'information) l'interrogea sur l'intérêt d'étudier les enfants plutôt que la relativité et sur ce que pensent les enfants de la théorie des ensembles, auquel Piaget put répondre grâce l'aval d'une discussion préalable avec Einstein et de remarques critiques sur la conception logique de Whitehead et Russel. Il put obtenir les fonds (pp. 44-46). C'est ainsi que fut créé le Centre d'épistémologie génétique avec comme collaborateurs Pierre Gréco, Jean-Blaise Grize, Léo Apostel, Seymour Papert, etc. (pp. 55-56).
Science et philosophie
Piaget comprend la philosophie comme la réponse d'« un sujet qui cherche nécessairement à se faire une conception d'ensemble » (p. 63). C'est bien le programme récurrent de la Naturphilosophie allemande. Piaget souligne qu'une certaine confusion entre science et philosophie vient de la référence à son origine grecque contrairement à la philosophie orientale qui se voit comme sagesse, ce qui est discutable dans les deux cas. Il ajoute qu'« on présente en général cette solidarité initiale de la philosophie et des sciences comme si la première avait englobé les secondes qui s'en seraient détachées peu à peu. Ce n'est pas faux si on considère que l'on ne se place que des descriptions statiques, quitte à en sérier ensuite les étapes. Mais le problème important est de dégager où est le moteur dans la succession des systèmes : étant admis que la coordination des valeurs constitue la fonction permanente de la philosophie » (p. 64). Il faudrait justement admettre que les connaissances scientifiques sont parcellaires sans vouloir leur trouver une unité en tentant de les relier à une tradition : la scolastique butait sur l'unité de la raison et de la foi. Piaget mentionne l'interprétation du théorème de Gödel comme une machine incomplète nécessitant une autre machine « de rang supérieur » dans son rapport à la réalité (pp. 60-61). Cela ne signifie pas qu'on possède déjà la seconde machine.
Piaget note aussi qu'Aristote avait trois cents assistants qui lui ont permis de découvrir que les cétacés sont des mammifères (p. 66). Mais l'idée de Piaget selon laquelle Aristote est philosophe quand il construit un système conceptuel, celui de la puissance/acte, ne me paraît pas relever de la philosophie comme unité, mais plutôt comme classification. De même, l'alternative de considérer une origine philosophique aux sciences ou une origine scientifique de la philosophie (pp. 67-68) me paraît aussi relever du rejet excessif de l'empirisme et du positivisme par Piaget, qu'il explique par leur négligence de l'activité du sujet (p. 27) bien qu'Auguste Comte l'ait envisagé sur le tard. Piaget assimile cette considération de l'activité subjective à un apport de Kant, ce qui est discutable, parce que le kantisme me paraît être davantage une reprise de philosophies précédentes (scolastique, Berkeley) pour s'opposer à l'empirisme.
Piaget se livre alors à une intéressante synthèse personnelle de l'histoire de la philosophie (pp-68-82) comme construisant à chaque époque une épistémologie originale, relevant des possibilités de la science du temps : 1) Le réalisme platonicien : extérieur au sujet, et dépendant des mathématiques grecques comme lois et entités séparées ; 2) Aristote et la logique : construction des formes à partir de l'organisme dans une optique finaliste (passage de la puissance à l'acte), mais sans activité du sujet ; 3) Apparition du sujet épistémique chez Descartes : issu de l'algèbre avec les opérations du sujet, géométrie analytique montrant la correspondance entre opérations et étendue, mouvement inertiel de Galilée intégrant le temps et la causalité, mais dans les limites d'une harmonie préétablie : idées innées, mais construction opératoire ; 4) Leibniz : calcul infinitésimal et principe de continuité, algèbre de l'infini, monade comme microcosme ; 5) Empirisme de Locke et Hume : contre l'innéisme antérieur, vérification factuelle, observation et expérience avec association d'idées (avec la limite des faits considérés comme illustrations de théories, de la maturation comme innéisme différé, de la sous-estimation du rôle de la logique) ; 6) Constructivisme kantien : contre l'empirisme comme simple copie de la réalité, le sujet épistémique est actif, issu de la physique newtonienne avec rencontre de la logique et de l'expérience. Solution des formes a priori pour synthétiser l'expérience, mais données au départ. Ce que Piaget résout par son constructivisme dialectique (avec une allusion au contexte marxiste, pp. 82-83). Il présente ainsi ses travaux épistémologiques personnels comme une résolution expérimentale de certaines insuffisances antérieures.
Piaget voit ces différents systèmes (éventuellement incompatibles comme l'opposition spiritualisme et matérialisme) comme des constantes philosophiques qui renvoient au problème du savoir et de son articulation avec la vie ou la pratique (p. 85). Le problème est qu'« un certain nombre de savants dépourvus de culture philosophique se sont mis à faire de la métaphysique sans le savoir [...] au lieu de méditer sur les conditions épistémologiques de leur discipline » (p. 87). Alors que « les philosophes [subissent] le manque d'habitude des travaux interdisciplinaires [...] comme si la réflexion philosophique impliquait la centration sur le moi » (pp. 88-89). Le paradigme classique de la philosophie se résume à : 1) recherche de l'absolu (métaphysique), 2) discipline normative (morale, esthétique), 3) normes formelles de la connaissance (logique), 4) psychologie et sociologie, 5) épistémologie : pas le consensus, mais méthode d'argumentation et de contrôle (pp. 89-90).
En fait, il me semble que la question correspond aussi à la recherche d'une langue scientifique parfaite. Piaget caractérise ainsi un programme possible pour clarifier les débats : 1) que chacun présente sa métaphysique sous forme d'axiomes, 2) les caractérise (démontrables, intuitives, convictions), 3) précise la nature de ses convictions (morale, sociale, religieuse...), 4) la nature de l'intuition (immédiate, transcendantale...), 5) la méthode de déduction (factuelle, norme rationnelle, procédure logique), 6) pour une discussion et classement des thèses (pp. 91-92).
Mais il ne faut pas rêver non plus puisque : « la métaphysique possède, en commun avec la psychologie et la sociologie scientifiques, le fâcheux privilège que les uns y croient et d'autres pas du tout [...] s'il existait [...] de tels contrôles susceptibles de convaincre chacun on parlerait alors de vérité tout court, et non plus de métaphysique » (p. 90). Piaget devrait donc reconnaître qu'en l'absence d'un tel système, s'il n'existe pas de moyen de convaincre chacun, on en reste à des croyances personnelles, soit antérieures (valeurs traditionnelles), soit par sélection sectaire de ceux qui adhèrent à des thèses particulières.
Le problème des idéologies morales personnelles (p. 94) est donc envisagé sous la forme de la décidabilité/recevabilité grâce à un langage commun (p. 96). La problématique du cadre interprétatif des faits explique selon Piaget la naissance tardive de la psychologie scientifique (p. 100). Mais il me semble optimiste sur la validité de la vérification puisqu'une rationalisation est toujours possible. Sa conclusion est que la philosophie a tendance à se réduire à la science (p. 108).
Transcendantalisme contre intelligence artificielle
À la question énoncée d'emblée par les philosophes : « existe-t-il un mode spécifique de connaissance propre à la philosophie qui serait distinct de la connaissance scientifique ? » (p. 3), Piaget répond par tout un chapitre qui pointe « le faux idéal d'une connaissance supra-scientifique » (pp. 109-165) remontant au combat des spiritualistes du XIXe contre l'empirisme (p. 118) et à l'irrationalisme romantique de Schelling jusqu'à Bergson et Sartre (pp. 119-120). L'idée d'un mode différent de connaissance avec une intuition philosophique de l'être ou des essences est propre à l'idéalisme allemand, à Maine de Biran, Husserl ou Bergson (pp. 123-124), sur la base de la question de l'organisation du vivant et du vitalisme (pp. 125-127), qui avait paru une réponse au jeune Piaget lui-même. Il note à ce propos la contradiction de l'introspection aboutissant au moi absolu. Le sujet épistémique croit être extérieur à la vérification, ce qui nie la division entre le sujet observateur et observé (p. 119). Piaget note ainsi que Husserl considère « le phénomène en tant qu'interaction indissociable » du sujet et de l'objet. Il lui semble que Husserl s'est consacré à l'ontologie anti-psychologique (p. 141) en croyant accéder au sujet transcendantal parce qu'on lui avait reproché son psychologisme (p. 144).
Outre le fait que la phénoménologie est toujours restée une « psychologie philosophique », introspective au lieu d’être expérimentale, on pourrait éventuellement considérer que l'erreur de Husserl vient d'une inversion : ce n'est pas le phénomène qui est une « interaction indissociable », mais l'interaction qui est le phénomène à analyser. On pourrait cependant admettre aussi que la phénoménologie est une façon d'intégrer le sujet épistémique cartésien, pour cette tradition allemande qui a du mal à sortir de la scolastique (qui se caractérisait bien par le conflit de la raison et de la foi). D'ailleurs, Piaget note lui-même que ses travaux sur « la découverte de la réversibilité opératoire [...par...] le sujet qui, d'individuel devient épistémique [...et...] substitue la nécessité logique à la constatation empirique présente une certaine analogie avec la réduction phénoménologique » (p. 149) et « c'est ainsi que l'entendent certains partisans de l'école » (p. 150). Il faut admettre une certaine tolérance terminologique. Mais ce sont justement les jargons qui séparent les chapelles.
On peut noter que la période de rédaction du livre permet à Piaget de considérer que la cybernétique (ancêtre de l'intelligence artificielle dont on parle beaucoup aujourd'hui) est à mi-chemin de la physique et du vital, avec son « modèle mécanique simulant la finalité, l'apprentissage et même le développement par paliers d'équilibre » (pp. 129-130). Piaget note aussi une opposition de la durée de Bergson au temps qui suppose la vitesse. Cela permet à Piaget de préciser contre Bergson les notions de 1) sériation, 2) emboîtement des intervalles, 3) métrique d'ajout d'intervalles (pp. 130-131), qui peuvent faire un peu penser à la machine de Turing. Piaget rappelle aussi que « les idées de Bergson sont inspirées de celles de Fabre, génial observateur, mais dont les interprétations étaient quelque peu influencées par sa théologie : immutabilité de l'instinct, par opposition à la souplesse de l'intelligence, connaissance infiniment précise, mais limitée et aveugle, par opposition aux tâtonnements, mais aussi à la conscience et à l'intelligence, etc. » (pp. 132-133). Pour Piaget, l'intelligence de Bergson oublie la dynamique des opérations (pp. 135-137) alors que « la cybernétique [...] parvient à imiter certains aspects essentiels du vivant » (pp. 137-138). Piaget confirme une homologie avec la question de l'intelligence artificielle par la référence à McCulloch et Pitts incitant à identifier physique et logique mentale. Il conçoit l'homéostat d'Ashby, le Perceptron de Rosenblatt, le Genetron de Papert (ancêtres des réseaux de neurones actuels) comme « équivalents mécaniques à la finalité » (p. 138).
Si Piaget admet une « convergence entre [sa] psychologie de l'intelligence [...] et ce que la phénoménologie de Husserl désire atteindre sous la surface de la conscience empirique ou spatio-temporelle » (p. 150) il note que « la grande lacune de la phénoménologie est sa négligence du point de vue historique et génétique » (p. 151) qu'on peut constater grâce à l'étude de la construction de la pensée chez l'enfant. Piaget insiste surtout constamment sur le fait que « tout problème peut devenir scientifique, s'il est suffisamment délimité et susceptible de solution vérifiable par chacun » (p. 151)... mais il faudrait nuancer à la réserve de la capacité de convaincre.
Inversement, Piaget souligne que le lien du sujet et de l'objet que fait la phénoménologie ne démontre pas que l'intuition unit les normes subjectives et les faits objectifs : « dire que le phénomène est intérieur à la conscience et qu'il est primitif [...] n'y change rien, car une donnée primitive peut être moins vraie et plus trompeuse qu'une donnée élaborée. [...] La croyance selon laquelle l'intuition est à la fois 'contact avec l'objet' et 'vraie' demande donc une double preuve et de fait et de justification normative ; or, dès que l'on cherche ces preuves, l'intuition se dissout en expérience et en déduction. [...] On répondra qu'en dissolvant l'intuition en vérification expérimentale et en déduction, nous dissocions l'interaction du sujet et de l'objet, reconnue indissociable. Il n'en est rien, mais nous remplaçons, comme l'analyse du phénomène lui-même l'exige, l'idée, entièrement arbitraire aujourd'hui, d'un commencement absolu, par l'idée dialectique d'un devenir constant. » (pp. 156-157). Piaget prend peut-être trop au sérieux la théologie phénoménologique alors qu'elle repose sur la négation de la réalité extérieure au nom de sa présence à la conscience. Il affirme lui-même la nécessité de séparation du sujet et de l'objet au nom de la distinction cohérence logique/objectivité physique (p. 158).
Piaget critique aussi Sartre, ou Heidegger prétendant à une mystique de l'être (p. 162) : les « deux cours de Heidegger, Qu'appelle-t-on penser ? [...], sont consacrés l'un à traduire une expression de Nietzsche, l'autre à traduire deux vers de Parménide - et à les traduire en grec. [...] Il n'y a plus de frontière entre la langue de l'Être et sa métalangue » (p. 163).
À l'idée philosophique que la science manque la signification des faits, Piaget indique que c'est pourtant bien ce à quoi répondent les théories et que la psychologie s'intéresse aussi à la signification subjective (p. 164), et « selon la formule bien connue : de tous les chemins qui mènent à l'Être, le paraître est encore le plus sûr » (p. 165). Pour Piaget l'idée d'une psychologie philosophique distincte de la psychologie scientifique remonte à Maine de Biran, qui lui-même ne s'opposait pas à la psychologie des empiristes (p. 167). Mais Maine de Biran ou Bergson, qui se placent sur le terrain des faits, considèrent qu'ils sont mieux atteints par la psychologie philosophique que par l'empirisme, tandis que « la psychologie de Sartre, etc., prétend transcender les faits au profit des essences » (p. 169). À la suite de Wolf Lepenies, dont j'ai récemment fait un compte rendu, on pourrait aussi envisager que, pour Sartre, la signification relève plutôt de la littérature, dans le cadre de la concurrence entre littérature et sociologie [ici la psychologie] pour rendre compte de l'humain. Mais selon Piaget, la question est de savoir si la psychologie philosophique : 1) s'occupe des faits ou des essences et des intuitions ? ; 2) si l'intention ou la signification en relève ? ; 3) si son objet est ou non la seule conscience ? (p. 169).
Piaget souligne le malentendu de Sartre sur la nature de la recherche psychologique en particulier. D'autant que Sartre précise, dans Esquisse d'une théorie des émotions (1939) : « il est tout aussi impossible d'atteindre l'essence en entassant des accidents que d'aboutir à l'unité en ajoutant indéfiniment des chiffres à la suite de 0,99. » (p. 170). Piaget aurait pu lui répondre que c'est pourtant exactement le cas en mathématiques. J'ai moi aussi parlé de ce tout petit livre de Sartre qui procure aux étudiants en philosophie l'intérêt de s'épargner la lecture (ou la simple connaissance) des travaux de psychologie scientifique. Il est donc d'un excellent rendement ! C'est probablement la seconde édition de 1948 que cite Piaget qui est indirectement à l'origine de son propre livre en l'incitant à s'intéresser à Husserl (que Piaget avoue ne pas avoir lu auparavant) et à revenir sur sa propre démarche intellectuelle.
Pour Piaget, il faut comprendre la portée de l'objectivité : « la raison centrale de l'opposition de cette psychologie phénoménologique aux faits est évidemment que, pour elle, le savoir se déshumanise en oubliant ses racines existentielles, parce que le fond du psychisme est irrationnel : l'émotion est une attitude magique, l'image est une absence d'objet qui veut se faire passer pour présence, etc. Cette thèse signifierait [...] que les structures rationnelles ne constituent que des superstructures très secondaires, au lieu d'être liées aux structures de l'organisme et à celles de la coordination générale des actions » (p. 175). On peut remarquer que depuis le XIXe siècle, le contexte aliéniste de la psychologie/psychiatrie a produit certains errements romantiques repris par la métaphysique. Il me paraît exister une tendance à reprendre le discours du malade comme méthode psychanalytique. Piaget précise ce point : « qu'une psychologie philosophique prétende saisir l'irrationnel en épousant ses contours, cela soulève davantage de difficultés, car il s'agit alors de conceptualiser ce vécu et toute conceptualisation est un retour à la raison » (p. 176). Reprendre le discours du fou, c'est être fou. Le comprendre, c'est être rationnel. Et la compréhension est une explication, c'est-à-dire une analyse.
Car Piaget note aussi que : « l'intention de Husserl dérive de l'intentio que son maître Brentano a retenue du thomisme » (p. 177), dont il rappelle l'origine scolastique, empruntée à saint Thomas : « la 'psychologie rationnelle', toujours enseignée par les thomistes, ignore par principe la distinction entre phénomène et noumène » (p. 169). On peut comprendre l'origine mystique de cette conception, selon laquelle on « peut atteindre les formes ou les essences lorsque, dans la connaissance, le sujet 'devient' l'objet, non pas matériellement, mais intentionnellement » (p. 177). La clé est « l'opposition bien connue [dans les pays germaniques] entre 'comprendre' et 'expliquer' : la compréhension se situe intuitivement dans l'intention d'autrui, tandis que l'explication se réfère au mécanisme causal » (idem). Dans mon livre sur l'intelligence artificielle, j'avais considéré que le problème de la compréhension/explication se réduit au fait qu'on comprend soi-même et qu'on explique à autrui. Le problème peut se réduire à un malentendu « grammatical ». Le même verbe peut prendre deux formes (comprendre/expliquer) plus ou moins explicitement dans certaines langues. On comprend autrui en se « mettant à sa place », mais ce n'est pas le cas pour le monde matériel. Certes, on pourrait inverser le reproche envers la science en l'accusant de généraliser l'objectivité à la subjectivité, si ce n'était précisément possible puisque, comme le soutien Piaget, le psychisme est aussi un phénomène objectivable. On pourrait aussi admettre qu'il s'agit simplement de façons de parler différentes qui deviennent incompatibles selon l'option choisie.
La solution piagétienne scientifique concrète se fonde sur l'idée que « l'image mentale doit sa fonction à une imitation intériorisée » et qu'intentionnalité et signification « sont des notions courantes dans la psychologie comportementale [...et] ne constituent [pas] une chasse gardée de la psychologie philosophique » (p. 181). Dans son propre jargon, Piaget parle de « schématisme sensori-moteur et schèmes d'assimilation » (p. 178) où assimiler un objet à des schèmes consiste à lui conférer des significations (p. 180). Il avait été plus clair en disant : « En présence d'un objet nouveau, l'enfant essaie successivement les derniers schèmes acquis antérieurement (saisir, frapper, secouer, frotter, etc.), ces derniers étant donc utilisés à titre de concepts sensori-moteurs, si l'on peut dire, comme si le sujet cherchait à comprendre l'objet nouveau par l'usage. » (Piaget, La Psychologie de l'intelligence, pp. 111-112). J'avais cité ce passage dans mon livre sur l'IA. Je notais ensuite que la représentation dans un programme informatique du problème du singe et de la banane suspendue consiste aussi à essayer successivement les opérateurs agripper, marcher, pousser-la-boîte, grimper, etc. (cf. par exemple Ivan Bratko, Programmation en PROLOG pour l'IA, pp. 66-71).
On peut aussi admettre que cela rejoint la conception de l'action de Merleau-Ponty, ce qui est normal puisque c'est de Piaget qu'il s'inspire. Hubert Dreyfus, que je critiquais dans mon livre, justifiait ainsi Merleau-Ponty en se servant de l'autorité de Piaget : « Comme le fait observer Piaget : 'Les constantes perceptives semblent être le produit d'actions' » (Dreyfus, pp. 318-319), mais Piaget insiste davantage sur l'acquisition progressive qu'il nomme génétique : « Manquant ainsi la perspective génétique, la 'psychologie de la pensée' analyse exclusivement les stades finaux de l'évolution intellectuelle. Parlant en termes d'états et d'équilibres achevés, il n'est pas surprenant qu'elle aboutisse à un panlogisme. » (Piaget, La Psychologie de l'intelligence, p. 33).
Limites de l'objectivité scientifique
Un des problèmes de l'époque de la rédaction du livre de Piaget était la forme extrémiste du béhaviorisme qui excluait l'étude de la conscience par un souci scientiste d'objectivité. Piaget précise que « les continuateurs de Watson [fondateur du béhaviorisme] n'ont pas exclu l'étude de la conscience » (p. 182), mais admet aussi que « la psychologie est de tout de même portée à ignorer la conscience » et il invoque les « modèles abstraits » de la théorie de l'information « (homéostat d'Ashby, machine de Turing, etc.) » (p. 184). On peut comprendre ces tâtonnements disciplinaires. On a besoin d'isoler des phénomènes élémentaires dans les débuts d'une science humaine comme la psychologie, précisément puisqu'elle doit affronter la confusion de l'observateur et de l'observé. On peut aussi comprendre la phénoménologie puisque la situation de départ est, comme le dit Piaget qu'« on n'est ainsi conscient que des résultats de sa pensée et non pas de ses mécanismes (d'où la boutade de Binet : 'la pensée est une activité inconsciente de l'esprit') » (p. 184).
Piaget rappelle donc les critiques classiques de la psychologie scientifique contre la psychologie philosophique et tout particulièrement que « quand le philosophe parle de la conscience, du corps propre [...], d''être pour autrui' ou 'face à l'objet', etc., il n'utilise jamais que sa propre introspection sans aucune recherche de contrôle, sinon en lui-même et sur lui-même » (p. 187). Piaget est même trop indulgent sur ce point : le philosophe commente plutôt simplement d'autres philosophes ou s'approprie les recherches scientifiques du moment.
Piaget mentionne aussi que « pour Sartre, la causalité psychique [...] est essentiellement irrationnelle et magique [...] et c'est vraiment le comble de l'anti-intellectualisme ontologique que d'appeler magique l'acte fondamental de la connaissance rationnelle, que de ne pas penser les objets en dehors du champ perceptif » (pp. 190-191). Toute l'oeuvre de Sartre : « témoigne d'une conviction étonnante de l'irrationalité du réel » (p. 192). Cela se manifestait à l'époque par le « théâtre de l'absurde » qui était un peu une idéologie littéraire considérée comme le summum de la philosophie. Concrètement, il s'agissait plutôt de dire très traditionnellement que la vie se terminant par la mort, elle est donc une absurdité.
Piaget considère que le moi est « la conscience des régulations de l'action entière » (p. 196) par opposition au courant qui va de Maine de Biran à Bergson, en passant par Husserl (pp. 203-204). Piaget parle aussi des faux souvenirs (celui de Piaget lui-même et de sa nourrice ayant prétendu avoir empêché son enlèvement étant bébé) qui remettent en question la mémoire de Bergson (pp. 207-208). Un problème est de « saisir la signification du 'moi profond' de Bergson, qui, tournant le dos à l'action et à la vie sociale ne se retrouverait que dans des états du rêve, sans que l'on voie en ce cas ce qui le protégerait de l'incohérence ou de la schizoïdie » (p. 209). La conscience unitaire « ne prouve en rien que la conscience comme telle agisse sur la matière » par une forme de « magie spiritualiste » (pp. 209-210). On peut aussi y reconnaître une forme de régression à l'immatérialisme de Berkeley. Pour Piaget, Husserl analysait « non pas des faits, mais des 'formes' de conscience atteignant les objets [...] avec l'hypothèse d'un monde vécu ou lebenswelt, antérieur à toute réflexion » (p. 211). Mais « on se demande pourquoi le 'vécu' ne serait pas lui-même aussi 'construit' au lieu d'être originaire » (p. 213).
Piaget critique ainsi l'inflation de la philosophie dans « la spéculation facile [...] de nature à encourager une philosophie parascientifique toujours prête à combler les lacunes de la science » (p. 234). Comme la phénoménologie n'est pas forcément une solution de facilité, il faudrait plutôt, comme Piaget l'avait envisagé précédemment, y voir une recherche de conciliation des valeurs en conflit avec les avancées scientifiques. J'avais personnellement évoqué la prétention de la philosophie à parler au nom de l'inconnu (plus que de l'absolu, puisqu'on ne le connaît évidemment pas). Ainsi, quand Piaget admet que les connaissances sont encore parcellaires en biologie (p. 240), il ne faudrait pas non plus exagérer la totalisation épistémologique en physique. La doctrine empiriste qu'il critique a l'avantage de savoir se contenter de l'aspect partiel des connaissances.
Piaget critique aussi les tentatives des synthèses philosophico-scientifiques de l'époque (pp. 248-254), comme celles de Ruyer où « on nous parle de la subjectivité des molécules et [...] on affirme que toute force est spirituelle » (p. 251). Mais on comprend aussi, quand Piaget concède : « on nous trouvera sévère » (p. 253) qu'il a la dent dure parce que Ruyer traite Bertalanffy (1901-1972) de vitaliste confus et, dans les pages suivantes, que tout est sans doute parti du débat avec Schaerer (1901-1995) qui critiquait Piaget sur les faits et les normes (pp. 256-263) ou du livre de Fernand-Lucien Mueller (1903-1978) qui dit que la position de Piaget était « imbue de logique et d'épistémologie » (p. 275). De même, « Jeanne Hersch [1910-2000] a déclaré ceci : 'Pour ceux qui s'en tiennent au niveau purement empirique, qui par exemple veulent réduire l'homme à l'objet d'étude objective d'ordre psychologique ou biologique » (p. 299), dans quoi Piaget s'est senti visé. Il a l'air placide, mais faut pas l'énerver : « tout ce petit ouvrage constitue une réponse à des propos de ce genre » (p. 275).
Conclusion
Piaget se défausse un peu en limitant la philosophie à une forme de sagesse sur le mode « science sans conscience n'est que ruine de l'âme » avec l'aide de « Jaspers [qui] enseigne que la philosophie ne progresse pas. [...] Le cheminement philosophique consiste à réajuster sans cesse un certain nombre de positions essentielles » (p. 285). C'est bien le minimum comme mise à jour à chaque époque, mais cela n'empêche pas la philosophie de résister obstinément à la science, au moins du fait des « influences historiques et sociales qui font de la philosophie une institution scolaire et universitaire » dont Piaget parlait au début de son livre (p. 3).
Piaget mentionne en postface l'accueil favorable pour son petit livre, à son grand étonnement (p. 288) par certains philosophes soucieux de lutter contre les courants « irrationalistes dans la philosophie » (pp. 290-291), en nommant spécialement l'approche heideggérienne qui considère que « la raison est l'ennemi la plus acharnée de la pensée » (idem). Cependant, il nous faut bien constater aujourd'hui que cette tendance phénoménologique a totalement supplanté les approbations qui s'étaient manifestées envers le livre de Piaget.
Le reproche fait à Piaget de critiquer des collègues suisses (Schaerer, Mueller, Hersch, p. 301) est plus dans la ligne corporative habituelle de la revendication de l'autonomie surplombante de la spécialité métaphysique (p. 302). Il faudrait même parler de prétention à un monopole, comme quand « Francis Jeanson a feint de s'étonner que des psychologues aient pu [...] rompre des lances sur des questions techniques, comme s'il s'agissait d'un débat entre philosophes » (p. VII), car pour cette conception exclusive, toute critique « semble ipso facto témoigner d'un positivisme étroit ou d'une incompréhension congénitale » (p. 4), alors même qu'il serait bon au moins d'enregistrer les rétractations. Quand le même Jeanson réplique que Sartre ne croyait plus à sa théorie des émotions, Piaget remarque qu'il faudrait qu'il le dise aux agrégés qui donnent toujours ce sujet de dissertation (p. 297). La « psychologie philosophique » est-elle un stade infantile de la connaissance comme le sous-entendait Piaget sans oser le dire, lorsqu'il rappelait que « Claparède a noté avec finesse que les enfants d'un certain âge, qui généralisent à outrance sans tenir compte des différences, ont beaucoup plus de peine lorsqu'on leur demande de comparer deux objets [...] » (p. 183).
Toujours est-il que je perçois une contradiction, au moins sémantique, dans cette polémique, du fait du tropisme kantien de Piaget qui le pousse lui-même à vouloir se démarquer répétitivement de l'empirisme classique. Sur cette question de l'empirisme, on vient juste de noter que la critique précédente de Jeanne Hersch mettait bien Piaget dans le même sac que tous les psychologues ('Pour ceux qui s'en tiennent au niveau purement empirique qui par exemple veulent réduire l'homme à l'objet d'étude objective d'ordre psychologique ou biologique », p. 299). Pourtant, l'opposition de Piaget au subjectivisme phénoménologique semble toujours rester dans le cadre antipositiviste alors que ses critiques se fondent sur la nécessité de l'observation et du contrôle expérimental, sur le fait qu'il ne faut pas s'introspecter, mais observer (pp. 152-153), à propos de Ruyer, que : « le psychisme si l'on tient à ce mot est l'ensemble des comportements et nullement leur cause » (p. 252), etc. En fait, tout le livre de Piaget critique la postérité de Kant sans percevoir que l'erreur est issue directement du kantisme dans la dérive romantique de sa version scolastique.
Les pirouettes savantes, sur le mode théoricien post-kantien traditionnel, par Gonseth : « l'étude empirique de l'expérience réfute l'empirisme » ou par Duhem : « une constatation est toujours solidaire d'une interprétation ou, comme il disait, d'une théorie » (p. 172-173) reviennent à se compliquer la vie inutilement. C'est l'exigence totalisante qui provoque justement une forme de psychologie philosophique centrée sur le sujet quand on n'accepte pas l'incomplétude empirique des connaissances nouvelles qui ne cadrent pas avec les anciennes synthèses. Piaget en envisage bien la solution théorique chez Gödel avec l'idée d'« assurer la cohérence des théories [...par...] des théories toujours plus fortes » (p. 104), contrairement à la soumission aux théories antérieures qui peut être considérée comme l'ancien cadre platonicien d'une intuition des idées toujours déjà là. Il faut reconnaître que l'empirisme ne fait pas de saut, contrairement aux généralisations anticipées de la métaphysique.
Parler de « faits construits », comme c'est devenu la mode, inverse l'idée de phénomène normal. Un fait, c'est par exemple la course du soleil. Il y a deux théories, géocentrisme et héliocentrisme, mais la course apparente reste la même, contrairement à une mystique phénoménologique implicite qui prétendrait percevoir directement l'essence de l'héliocentrisme... après sa découverte. L'objectivité consiste bien à se soumettre au contrôle extérieur : « toute connaissance valable suppose une décentration » (p. 193), qui est évidemment refusée par l'introspection comme Piaget le répète à plusieurs reprises. On conçoit cependant que le subjectivisme s'élève contre une objectivité impersonnelle. Le problème est alors celui de l'individualisme, c'est-à-dire de la liberté (chère à Sartre) et relève donc d'une psychologie différentielle.
L'apport « constructiviste » et « génétique » que Piaget veut interpréter dans le cadre kantien correspond bien à l'activité du sujet, mais plutôt dans une perspective de l'histoire scientifique générale et de son appropriation personnelle (phylogenèse et ontogenèse que Piaget rapproche régulièrement). Au lieu du kantisme, il faudrait plutôt parler d'une sorte de « phénoménologie de l'esprit » sur le mode hégélien. Dans le contexte des années 1950-1960, c'est sans doute cet aspect historique fondé sur l'action qui conduit Mueller à recommander que Piaget « déclare [sa] psychologie solidaire de la dialectique marxiste, comme Wallon l'a dit de la sienne à tort ou à raison » (p. 274).
Mais il me semble plus correct de penser que le « constructivisme génétique » de Piaget, par l'étude empirique de la pensée de l'enfant, renvoie bien à une forme de positivisme. Une épistémologie positiviste comtienne peut évoluer par rapport à sa forme initiale. Historiquement, la métaphysique spiritualiste est tout simplement née de la contestation du matérialisme de la science moderne qu'incarnait le positivisme au XIXe siècle. On peut imaginer que le blocage vis-à-vis de l'empirisme et du positivisme de la part de Piaget est une conséquence du cadre intellectuel kantien suisse alémanique, dont il ne diagnostique pas correctement les conséquences métaphysiques auxquelles il s'oppose pourtant. Piaget aurait dû admettre aussi que le positivisme propose bien des stades de la connaissance et des épistémologies spéciales par discipline, comme le rappelait Heilbron dans Naissance de la sociologie (1990). C'est bien ce que réclamait Piaget : « aucun besoin d'une intervention philosophique à un phénomène se voulant supérieur pour construire une totalité épistémologique. [...] Les sciences suffisent et assurent à elles seules leur propre réflexion » (p. 299) et nous avons vu qu'il invitait les savants à « méditer sur les conditions épistémologiques de leur discipline » au lieu de faire de la mauvaise philosophie (p. 87).
Jacques Bolo
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