On rigole bien à la télévision, comme dirait Bourdieu.
Les médiasphères, traditionnelle et Internet réunies, nous ont fait un caca nerveux à propos de l'émission de Ruquier « On n'est pas couché » (ONPC), du 25 février 2017, où était invité le candidat du NPA à la présidentielle 2017, Philippe Poutou. Tout est simplement parti d'un fou rire de la journaliste Vanessa Burggraf, partenaire de Yann Moix comme interviewers, qui s'est embrouillée dans sa question à propos de la possibilité d'interdire les licenciements. Elle a commencé par demander à Poutou « Comment on oblige un patron à interdire les licenciements ? » Corrigée par Ruquier, elle a repris : « Ah oui d'accord. Comment est-ce qu'on impose à un patron de euh… les licenciements ? » Etc. Rires... (voir à 4'50").
Tous les médias se sont excités, du Figaro au Monde en passant par Twitter et Facebook, pour reprendre peu ou prou l'argument de Bourdieu sur l'arrogance des journalistes quand ils reçoivent des ouvriers ou leurs représentants. J'avais eu l'occasion de rappeler que c'était assez mal observé puisque cela concernait alors Georges Marchais pour le Parti communiste, ou Georges Séguy et Henri Krasucki successivement pour la CGT, qui étaient au contraire connus pour ne pas se laisser faire. Concrètement, on pourrait d'ailleurs considérer qu'il s'agit plutôt d'un jeu de rôle. La bonne sociologie des médias pourrait remarquer aussi que c'est Marine Le Pen qui a repris la posture de « faire peuple ». Les gogos se laissent prendre à ce populisme agressif, tout en exigeant contradictoirement de la tenue (parce que tout le monde a fait des études aujourd'hui, comme les petit-bourgeois des années 1960-1970).
Outre l'allusion à Bourdieu, cette absence totale de compétence en décodage de l'information oublie (comme lui) la spécificité de la télévision et de ce genre d'émission pour préférer de pauvres généralisations prolétariennes convenues. La réalité est plus simple : le fou-rire-télé est un classique qui faisait la joie des bêtisiers-de-fin-d'année avant les chaînes du câble et Internet (pour ceux qui n'ont pas connu cette époque). Depuis, c'est bêtisier tous les jours.
Autre analyse historique de la profession médiatique, ce comportement a bien un rapport avec les licenciements. À l'époque réputée bénie des journalistes de l'ORTF avec un balai dans le cul style ancienne RDA (Allemagne de l'Est communiste pour ceux qui ne l'ont pas connu non plus), si on bafouillait trop, à la télé, on se faisait remplacer vite fait. Y avait pas de sécurité de l'emploi à la télé. Il fallait donc désamorcer rapidement la gaffe par un fou rire (plus ou moins forcé) pour détourner l'attention et montrer qu'on est cool. La speakerine (comme on disait à l'époque) Denise Fabre avait lancé la mode. Le truc est resté.
Même Virginie Martin, pourtant considérée par ses adversaires comme la représentante médiatique de la boboïtude, a retwitté Le Figaro. Un comble ! Mais puisque le journal de la droite reprend Bourdieu, pourquoi se gêner. Le défaut de l'éthos (ou de l'« habitus ») académique consiste à vérifier qu'on sait bien réciter sa leçon. Élisabeth Badinter avait bien canonisé Marine Le Pen parce qu'elle parlait de laïcité !
Notons que Philippe Poutou a été moins dogmatique dans l'échange. Il a simplement attendu que ça passe, ce qui est bien normal pour un fou rire. Poutou a d'ailleurs concédé qu'il fallait bien supporter les blagues dans ce genre d'émissions pour pouvoir vendre sa salade à la télé. Une analyse correcte de médias pourrait envisager ici qu'il s'agit plutôt d'une question de « légitimité » des émissions populaires. Les intellectuels n'ont pas abandonné la référence compassée et didactique de l'ORTF, chère à Bourdieu lui-même (même les prolos s'y mettent). « Analysons les analyseurs », comme dirait le maître d'école.
Notons aussi que j'avais déjà montré dans « Pierre Bourdieu n'existe pas » qu'il avait anticipé (en 1972 !) le populisme actuel en excusant les syndiqués d'être réactionnaires sur les moeurs au nom de leur récitation docile du credo révolutionnaire. Aujourd'hui, c'est seulement Poutou et Arthaud (l'autre candidate gauchiste à l'élection présidentielle) qui osent maintenir cette tradition communiste dans le texte. Ceux qui ont fait des études parlent de keynésianisme tout en rejetant la social-démocratie, parce que les contradictions ne les étouffent décidément pas (ce qui se dit : « ils n'ont pas fait leur Bad-Godesberg », comme on parlerait d'outing d'homosexuels).
Bref, entre beaufs ou bobos, quand on fait dans le mélange des genres, il faut maîtriser les références. Sinon c'est un peu la cacophonie, comme avec l'émission de Ruquier.