En juillet dernier, j'ai commenté le livre d'Elena Ferrante, L'amie prodigieuse, en indiquant qu'il s'agissait d'un écrivain masqué. Il semblerait que le mystère n'en soit plus un. Le journaliste Claudio Gatti vient de révéler dans la presse italienne et internationale (Médiapart en France), le scoop que cet auteur est en fait Anita Raja, traductrice et ancienne directrice de collection où avait été publié le premier Elena Ferrante. La méthode du journaliste est originale, il a enquêté sur les droits versés par la maison d'édition et la croissance des revenus d'Anita Raja (on reconnaît les méthodes investigatrices de Médiapart), contrairement aux hypothèses précédentes fondées sur le style littéraire. Une de ces hypothèses avait d'ailleurs proposé le mari d'Anita Raja, l'écrivain Domenico Starnone, puis Raja elle-même par préférence pour une écriture féminine.
« Suivre l'argent » est une bonne méthode d'investigation à l'américaine, à supposer que la méthode soit vraiment concluante. Il ne faut pas oublier que l'existence de nègres littéraires et de pastiches ou de faux est bien là pour tromper sur l'identité authentique des auteurs (en lettres ou en arts). La réputation correspond simplement à l'auteur réputé. Mais une bonne partie du public, dont de très nombreux lecteurs de Médiapart, a été fortement scandalisée par ces méthodes policières ou par l'absence de respect de la volonté ou de la vie privée de l'auteure. Anita Raja aurait finalement avoué, de guerre lasse, ou pourquoi pas pour protéger le véritable auteur masqué. Quand le masque tombe, c'est parfois sur un autre masque. La mode est au complotisme. Autant en profiter.
La question de l'identité réelle n'est pas complètement inutile. Dans ma critique du livre, outre l'ignorance de l'identité de l'auteur, je disais : « Évidemment, l'effet de réalité peut être complètement fabriqué puisque [L'Amie prodigieuse] ne prétend pas être une biographie authentique. » C'est le problème général de la fiction. Ceux qui montent sur leurs grands chevaux à propos de la révélation de l'identité sont bien hypocrites : combien d'études reposent sur l'interprétation de la relation entre l'oeuvre et la biographie de l'auteur sur le mode Sainte-Beuve. D'ailleurs, dès que l'identité de cette auteure a été révélée par le journaliste, les interprétations biographiques ont commencé. Ceux qui argumentent qu'ils s'intéressent à l'oeuvre, pas à l'auteur, n'ont qu'à continuer comme avant. Ça ne change rien.
Elena Ferrante aurait dit précédemment, pour ses interviews par email : « Je ne dirais jamais la vérité. » Ce qui semble relever plutôt d'une coquetterie d'auteur qui veut prolonger la fiction dans le réel (!) ou de la thèse intellectualiste correspondante qu'il n'y a pas de vérité. C'est une erreur littéraire classique. Il est vrai qu'on n'est jamais sûr de connaître la vérité, l'identité d'un auteur, l'authenticité du contenu d'un livre de fiction ou documentaire. Mais il existe des moyens d'enquête, de critique textuelle ou un effet de réalité qui distingue les genres réalistes et fantastiques. Il existe bien tout simplement une réalité extérieure dont le texte, littéraire ou non, est une interprétation plus ou moins valide : la modernité est aussi issue de la critique biblique qui repose sur la validation de la cohérence du texte par la chronologie, l'archéologie, la sociologie ou l'histoire, et les références textuelles extérieures. Cela suppose qu'on connaisse certains renseignements. On peut suivre l'argent.
Il est faux de dire que les lecteurs se contentent du texte, rien que du texte. Il est faux de dire que les lecteurs ou les critiques ne croient pas à la vérité de certains éléments du texte. Il est faux de dire que les lecteurs ne s'intéressent pas à l'auteur, en relation ou non avec ses écrits. Les auteurs doivent aussi régulièrement répondre du contenu de leurs écrits devant la justice ou l'histoire. La réalité habituelle de la relation auteur/texte/lecteurs serait plutôt le principe du vedettariat, avec ses conséquences connues. On peut comprendre qu'un auteur particulier veuille y échapper (ou utiliser l'anonymat comme mystère).
Contrairement à une hypothèse structuraliste abstraite, les livres ne sont pas des arrangements de lettres, de mots ou de phrases suivant une simple combinatoire. Les livres ne sont pas non plus de simples performances stylistiques ou émotionnelles, qui auraient de toute façon un sens pour le lecteur, puisque ce serait le but recherché. Au fond, le véritable sens de la littérature, même la plus formelle, est sans doute la recherche de toujours plus d'informations sur le monde. La fiction n'est qu'un truc pour faire semblant de rien.
Jacques Bolo
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