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Économie - Juin 2012

Pour en finir avec la crise grecque

Résumé

Crise culturelle ou crise économique ? La crise grecque et le rejet de la financiarisation montrent les limites du modèle économique actuel. Mais on ne s'en sort pas par moins de connaissances.

Crise culturelle

Le journal belge Le Soir, le 16 juin 2012, a publié une interview du philosophe grec Stellios Ramfos : « La crise grecque n'est pas économique. Elle est culturelle ». Il nous rappelle qu'on a tort de croire que ses concitoyens sont culturellement équivalents aux Européens de l'ouest. C'est vrai qu'il existe des différences culturelles. Ramfos a raison de souligner la spécificité de la sphère orthodoxe. Il faudrait étudier davantage ces phénomènes pour mieux adapter les mécanismes économiques internationaux aux données locales.

Mais Stellios Ramfos se trompe quand il croit que les autres européens sont aussi rationnels qu'il l'imagine. J'avais déjà remarqué ce mécanisme en lisant les romans de l'ancien dissident soviétique Alexandre Zinoviev qui décrivait bien l'homo-soviéticus de l'URSS. Lui aussi se trompait en imaginant que les Occidentaux n'étaient pas aussi bureaucratiques que les Russes ou que les rapports humains n'étaient pas aussi retors à l'Ouest. Les anthropologues oublient souvent qu'un terrain local donne un poste d'observation qui permet des conclusions générales. Ils en tirent un peu trop classiquement des conclusions identitaires (le romantisme philosophique est passé par là). Il faut savoir repérer l'universel sous le particulier.

Ramfos a raison de voir dans la crise économique le résultat d'un manque d'assimilation culturelle concrète des structures sociales modernes. C'est précisément ce qui fait rejeter la bureaucratie européenne par la majorité des peuples. Il devrait dire que c'est la clef de la coupure entre les masses et les élites au lieu d'y voir seulement une spécificité gréco-orthodoxe. D'ailleurs, les petits arrangements avec les institutions européennes sont généraux. À la rigueur, il pourrait dire que le sous-développement se caractérise par une sorte de candeur dans la tricherie comme on le remarque en Afrique, en Asie ou en Amérique du sud. Mais il faut être plus confiant dans la capacité d'apprentissage. D'ailleurs, l'illusion a fonctionné pendant un bon moment pour la Grèce.

Ramfos a raison de tenir compte des traditions. Mais il devrait expliciter beaucoup plus précisément l'analyse des comportements. Ses intuitions philosophiques me paraissent correctes mais trop générales. La véritable étude relève de l'anthropologie. Car la situation est la même partout. Partout, les politiques jouent sur les émotions, partout les peuples ne maîtrisent pas correctement le lien entre les valeurs privées et les valeurs collectives. Les économistes seuls sont bien incapables de modéliser les comportements concrets. Le jargon qui le prétend est creux la plupart du temps. Pour traduire leurs équations, ils finissent toujours par raconter des historiettes un peu ridicules et suivre les modes managériales du moment.

Crise économique

Mais Ramfos se trompe quand même. La crise est bien économique. La rationalité qu'il juge un peu trop généreusement ouest-européenne correspond précisément à l'analyse qui reste à produire en tenant compte du réel et des acquis théoriques. C'est la difficulté.

Ce que révèle la crise grecque est aussi l'irrationalité généralisée de l'économie mondiale. Ce sont bien les financiers internationaux qui ont aidé les Grecs à truquer leurs comptes. Les bulles financières sont structurelles précisément parce que les formules oublient l'économie réelle. D'ailleurs, si le fonctionnement du système local n'est pas intégré par les institutions économiques, ce sont ces institutions qui ont tort. Puisque Ramfos évoque Kant, il devrait se souvenir de ce philosophe disait que la phrase courante « c'est vrai en théorie, mais c'est faux en pratique » signifie tout simplement que, dans ce cas, c'est la théorie en question qui est fausse.

Les solutions envisagées actuellement sont toujours financières, et reposent sur des artifices comme prêter aux banques pour qu'elles reprêtent à l'économie (ce qu'elles ne font pas). C'est d'une rationalité... byzantine. On oublie toujours de parler des solutions productives concrètes. J'ai déjà mentionné ailleurs la concurrence du tourisme turc. L'augmentation du niveau de vie des Grecs a forcément rendu la Grèce moins compétitive. Jean-Luc Godard avait proposé de taxer l'emploi du mot « donc » qu'on serait censé devoir à la Grèce antique. J'ai rectifié, moitié sérieusement, par l'idée de relancer les études grecques avec des étudiants natifs, pour rétablir le goût du tourisme culturel de haut niveau. C'est du concret.

Certains économistes proposent la sortie de l'euro et la dévaluation pour relancer les exportations. C'est un artifice classique qui sert encore à truquer les comptes. On sait aussi que cela renchérirait les importations, comme le signale un producteur d'huile d'olive dont les coûts de production incluent évidemment le pétrole pour ses machines. On oublie aussi que la dévaluation a pour conséquence une baisse du niveau de vie. En clair, les Grecs reviennent au niveau des Turcs. Ils pourraient presser les olives à la main comme au bon vieux temps. Mais cela revient de toute façon à une baisse des salaires qui est actuellement refusée avec l'austérité.

Ramfos a aussi raison sur le fait qu'on a un peu trop vite accepté la Grèce comme « Européenne » (c'est-à-dire blanche, chrétienne...). C'était surtout pour mieux rejeter la Turquie. J'ai déjà montré que ce qu'on appelle improprement « L'Europe » est en fait simplement l'Union (économique) européenne. Une solution aurait dû être plutôt une sorte d'Union balkanique associée à l'Europe. On ne le propose qu'à la Turquie pour des raisons contraires aux valeurs prétendument européennes.

On peut admettre qu'une dévaluation pourrait effectivement favoriser les Grecs. Mais elle aurait pour conséquence de porter la concurrence sur les autres producteurs européens. Concrètement, les producteurs d'huile d'olive italiens, espagnols ou portugais feraient faillite. Et si l'Europe se protégeait de cette concurrence, il faudrait que les Grecs trouvent de nouveaux marchés.

Ce qu'on est en train de nier est simplement qu'il existe des riches et des pauvres en Europe (et dans chaque pays). En cas de fin de l'euro, si tout le monde dévaluait, on reviendrait à la case départ et il y aurait simplement des pays riches et des pays pauvres. C'est bien le projet européen d'égalisation économique qui est visé.

Les véritables solutions ne sont pas régressives. Elles nécessiteraient un audit pour évaluer les responsabilités passées dans l'effondrement du système et pour les corriger. Mais elles demandent de répondre immédiatement aux problèmes concrets, comme la perception des impôts et des taxes. Une solution simple serait d'imposer le paiement uniquement par carte bancaire en adaptant le système pour prélever les taxes à la source. Cette technique pourrait d'ailleurs être généralisée à toute l'Europe pour améliorer la productivité de l'État.

Stellios Ramfos a raison de souligner le lien entre l'économique et le culturel. Sur le plan technique et théorique, il faut le concrétiser en adaptant la notion de comptabilité nationale aux caractéristiques de chaque pays. Le propre des pays du sud est de posséder un climat et un ensoleillement qui, outre le tourisme, doit être comptabilisé comme une rente. Des charges énergétiques peuvent être évitées par comparaison à l'Europe du nord (sous réserve de baisser la clim). Le développement intervient dans la facture énergétique, mais aussi le climat (Italie/Ukraine, France/Suède, etc., d'autres sont plus économes comme le Danemark).

Consommation d'énergie par habitant (source Wikipédia) Population (millions) Consommation/hab. (tep/hab.) Élec. cons./hab. (kWh/hab.)
Grèce 11 2,88 5 628
Espagne 45 3,21 6 296
Italie 59 3,00 5 718
Portugal 11 2,36 4 861
France 64 4,15 7 573
Allemagne 82 4,03 7 185
Belgique 11 5,37 8 617
Suisse 8 3,42 8 209
Royaume-Uni 61 3,48 6 142
Danemark 5 3,60 6 671
Finlande 5 6,90 17 164
Norvège 5 5,71 24 997
Suède 9 5,51 15 238
Islande 0,3 15,74 36 920
Algérie 34 1,09 903
Maroc 31 0,47 715
Turquie 74 1,35 2 210
Ukraine 46 2,96 3 539
Pologne 38 2,55 3 662
États-Unis 302 7,75 13 616
Monde 6 609 1,82 2 752

Au final, cette prise en compte des économies structurelles augmente de façon importante le crédit de tous les pays du sud. Cela peut permettre de dégager des capacités d'investissement et augmenter leur ratio auprès des agences de notation.

On peut aussi penser que l'amélioration des performances énergétiques serait une source d'économie pour la Grèce ou les pays pauvres. Ce serait aussi un gisement d'emplois écologiques (puisque l'industrie est moins porteuse). C'est aussi une application de la décroissance écologique qui consiste à comptabiliser les dépenses évitées comme actif, au lieu d'envisager la croissance comme unique solution. Et l'art de vivre grec est validé.

Jacques Bolo

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