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Économie / Politique - Décembre 2011

Protectionnisme ?

Résumé

Le protectionnisme est présenté comme la solution à la crise. Ce qu'on envisage est en fait le modèle antillais d'un côté et la monégasquisation de l'autre. On sous-estime la difficulté d'une réindustrialisation, le rôle des matières premières, des échanges marchands. Et ce qu'on propose est un retour à des féodalités sur le modèle fasciste.

La crise grecque a fait monter d'un cran l'ardeur des euro-sceptiques et des souverainistes. Il est assez probable qu'ils commencent à être majoritaires dans la population française, comme au moment du rejet de Traité constitutionnel européen en 2005. Ils voient déjà la fin de l'euro et de l'Union européenne et le retour aux frontières nationales, au franc et au protectionnisme. La démondialisation est pour demain.

J'ai déjà mentionné qu'on semblait regretter la période de l'Après-guerre, voire de la guerre froide et de la bonne vieille opposition droite/gauche, où la gauche était une vraie gauche et la droite une vraie droite. Et pourquoi pas souhaiter le retour du rideau de fer et de l'URSS tant qu'on y est ? J'ai aussi souligné que cela correspondait aussi à la période coloniale où l'on trouvait facilement des emplois d'expat dans l'administration, avec prime d'éloignement, logement de fonction et les nombreux boys indigènes qui donnaient toute la mesure de l'ascenseur social d'alors. « Le temps béni des colonies » (refrain). Une recolonisation est peu probable et les Trente glorieuses reposaient sur trois facteurs essentiels qui n'existent plus : la reconstruction, le baby-boom et la modernisation vers la société de consommation (voir mon commentaire du livre de Fourastié pour plus de détails). Le marché actuel est largement une économie de renouvellement.

Le premier accroc à la solution protectionniste concerne les conséquences de l'abandon d'un marché mondial. La chose est facile à comprendre. Chaque état ne dispose pas forcément de toutes les ressources nécessaires à sa survie. On a une idée de ce que donne l'autarcie avec la Corée du nord ou l'ancienne Albanie. La crise grecque montre que les ressources du tourisme et de quelques armateurs ne sont pas suffisantes. L'élévation du niveau de vie grec y a favorisé la Turquie comme destination du tourisme de masse. On pourrait essayer d'attirer les riches chinois et russes. Mais il faudra alors faire face à la concurrence de l'Italie, de l'Espagne et de la France. Les Grecs n'ont pas trouvé de relais de croissance après l'euphorie de construction des Jeux olympiques de 2004 et les mauvaises habitudes de pots de vin qui vont avec ce genre de projet. S'ils reviennent à la drachme, cela signifie qu'ils essaieront d'attirer de nouveau les touristes avec des prix plus bas. La conséquence sera donc un retour à la situation antérieure avec le niveau de vie correspondant, mais toujours la concurrence turque. Pour l'éviter, il faudrait obliger les Européens à prendre leurs vacances en Grèce.

L'Europe avait pour fonction de tenter d'équilibrer les développements régionaux, d'où la situation des Grecs, et d'autres, qui ont abusé des fonds communautaires. Le protectionnisme aurait précisément pour conséquence d'exacerber la concurrence entre les pays de l'Union. Chacun peut toujours tenter le coup. Mais il y aurait des gagnants et des perdants. Et de toute façon, une dévaluation compétitive revient bien à baisser les salaires. C'est la situation actuelle que les Grecs refusent pourtant. J'ai déjà parlé de ce genre d'astuce à propos de l'heure d'été : si on avait obligé les gens à se lever une heure plus tôt, ils auraient refusé. En avançant la pendule d'une heure, ils l'acceptent. On peut toujours trouver cela plus respectueux de la volonté populaire, mais cela revient au même.

On parle aussi de reconstituer une industrie partiellement délocalisée, ce qui ne se fait pas en une ou deux années. L'absence d'investissement industriel signifie aussi que les qualifications ouvrières supérieures ont migré vers le Japon, la Corée, Singapour, la Chine, etc. Elles ne sont pas remplaçables immédiatement. En outre, un certain nombre de matières premières qui ont fait la gloire de l'industrie française (ou européenne) sont épuisées. Aujourd'hui, on néglige le rôle de ces matières premières en prétendant que la richesse dépend de produits à forte valeur ajoutée. Mais quelle serait la situation du Royaume-Uni, de la Norvège, sans le pétrole de la mer du Nord ? L'Écosse voudrait-elle son indépendance si elle ne lorgnait pas sur ces ressources ?

Vouloir restaurer l'industrie de la grande époque est une belle idée, mais comme je l'ai dit aussi à propos des indignés espagnols, l'ambition des jeunes qui ne trouvent pas d'emploi n'est pas de travailler comme ouvrier agricole, ou en usine comme OS. De toute façon, la productivité industrielle a beaucoup augmenté. La production d'automobiles par salarié de 10 véhicules par an dans les années 1970 à 70-100 dans les années 2000 (mais il faut sans doute tenir compte du recours massif à la sous-traitance). Un texte de la CGT nous dit que : « Il y a quarante ans, 110 000 personnes travaillaient à la Régie Renault. Aujourd’hui, elles ne sont plus que 45 000 pour réaliser cinq à six fois plus de véhicules par salarié. » On voit que la productivité est la véritable raison de la baisse d'effectifs industriels.

Jean Fourastié notait cette conséquence de la croissance de la productivité agricole : une chute de 11 millions d'agriculteurs en 1700 à 2 millions en 1975 (700 000 aujourd'hui). On constate une division par plus de cinq, puis quinze récemment, pour une population française qui a presque quadruplé en trois cents ans, soit soixante fois moins d'agriculteurs au final ! La conséquence fut la transformation de la structure des qualifications, d'abord vers l'industrie, puis dans les services. La solution n'est pas non plus la consommation intérieure (« Acheter français ! »), mais la vente de produits français à l'étranger pour se procurer ce dont un pays manque. Une économie complexe ne peut pas tout produire sur place (spécialement les petits pays), il faut bien échanger. Et pour l'exportation, la concurrence des produits chinois et autres, dont nos concurrents européens, persiste sur le marché mondial. On n'est plus en régime de marché captif. C'était à cela que servaient les colonies !

Le principe de l'Europe reposait sur une homogénéisation progressive des pays et des régions européennes. Contrairement à la Grèce et au Portugal qui n'ont pas trouvé de relais de croissance, l'Irlande a fait du dumping fiscal pour attirer les entreprises. Ça a marché un temps, et l'Irlande a servi de modèle (parce que les analystes privilégient le court terme), mais les délocalisations en Europe de l'Est ont stoppé plus rapidement une croissance qui devait s'arrêter naturellement avec l'augmentation du niveau de vie. Le but était le rattrapage. Mais dès qu'on est plus riche, on tente de faire cavalier seul. C'est tout le sens du retour aux économies nationales. Chacun espère tirer seul son épingle du jeu. On sait que les riches ne veulent pas payer pour les pauvres, car ils oublient toujours que les pauvres sont leurs clients, comme on l'a vu entre l'Allemagne et la Grèce. La solution envisagée revient au final à une séparation des riches et des pauvres dans ce qu'on appelle le « stade Dubaï du capitalisme » et que j'ai appelé la « monégasquisation ».

On croit légitime la critique des institutions européennes en se fondant sur les identités nationales et les différences linguistiques. C'est la banalisation d'une forme de maurrassisme. Le paradoxe est qu'on se revendique de la nation pour abandonner ce qui fait la nation, une forme de solidarité. Mais les souverainistes de gauche et de droite se trompent. Ils se retrouvent bel et bien dans la problématique américaine de la critique de l'État fédéral par les Républicains ou le mouvement des Tea parties, avec la même inconséquence. Ce qui demanderait de redéfinir les divisions politiciennes habituelles.

En refusant la constitution d'une supranationalité européenne, on penche pour la stratégie qui existe explicitement en Italie du nord, en Flandre, en Catalogne, à Neuilly, etc. Ce qu'on refuse est simplement la solidarité envers les pauvres : Wallonie, sud de l'Italie, pays de l'Est, Grèce, Portugal (en plus des immigrés, évidemment). C'est effectivement un retour de la lutte des classes. Et les pauvres ont perdu, car ils sont « dénationalisés » : transformés en immigrés de l'intérieur comme au bon vieux temps. La nouveauté est la complicité de la gauche de la gauche qui a arrêté de penser dans les années 70 et se retrouve transportée dans les années 30 avec sa solution nationale. La gauche a toujours eu un problème avec cette question, comme le reconnaissait Madeleine Reberrioux, qui ne voulait sans doute pas admettre que le populisme était essentiellement fasciste.

La situation européenne est plus extrême que la situation américaine puisqu'on exige le retour des souverainetés contre l'État fédéral, et qu'on envisage même la sécession de régions. Certaines on déjà eu lieu, comme en Tchécoslovaquie et en Yougoslavie. Car bien que cela soit mentionné de temps en temps pour comparer les PIB, de la Californie en particulier, on n'envisage pas vraiment l'éclatement des États-Unis. Il faut en déduire que les riches américains sont plus conscients qu'on le croit généralement qu'ils ont besoin de pauvres. En Europe, on semble préférer qu'il y ait des pays riches et des pays pauvres, des régions riches ou des régions pauvres.

On parle de protectionnisme, qui signifie une préférence nationale en ce qui concerne les hommes et des droits de douane pour les marchandises. Mais il faut en conclure que la sécession des régions serait effectivement possible pour instaurer une préférence régionale et des droits de douane régionaux, et pourquoi pas locaux (monégasquisation), comme les barrières d'octroi avec « droit de cité » de l'ancien régime. C'est ici qu'on s'aperçoit de l'erreur. Les grands pays (les États-Unis sont même un continent) peuvent prétendre à une sorte d'autarcie, s'ils sont suffisamment diversifiés, et s'ils possèdent justement des régions riches comme donneur d'ordre et des régions pauvres comme réservoir de main-d'oeuvre. Les petits pays sont condamnés au commerce international, et sont devant l'évidence locale qu'il existe des riches et des pauvres. Il faut comprendre la géopolitique urbaine. Monaco ou la Suisse, Dubaï, La Défense, le centre des grandes capitales (Paris, Londres), vivent du travail des immigrés ou des banlieusards riches. Les quartiers pauvres, les autres régions vivent du travail des immigrés pauvres. C'est simplement un peu masqué en Europe où les habitats sont plus concentrés. En Europe, on préfère la mixité sociale !

J'ai déjà parlé de ce phénomène à propos de ce que j'ai appelé « le modèle antillais », dont je disais :

Quand on évoque la situation de ces îles, on les caractérise généralement par la dépendance de la métropole et le règne de l'assistanat. Ce n'est pas une vision correcte. Le problème de la situation des Antilles est plutôt lié à des conditions très spéciales. La caractéristique coloniale initiale a été artificiellement maintenue par des primes d'éloignement pour les fonctionnaires et les retraités. L'insularité a conservé des monopoles, anciennement détenus par les seuls békés (descendant des anciens colons esclavagistes), et l'entrée des marchandises est surtaxée en Guadeloupe et Martinique (« octroi de mer » jusqu'à 28 %, voire 40 %), [ce qui provoque] « l'enrichissement sans cause des compagnies pétrolières », comme dit le Secrétaire d'État à l'outre-mer, Yves Jégo. Dans une telle situation, n'importe quel département de France métropolitaine subirait une hausse du coût de la vie qu'il serait nécessaire de compenser par des mesures clientélistes qu'on pourrait toujours appeler de l'assistanat. On observe d'ailleurs plus ou moins la même situation en Corse. Les Antillais et les Corses ont le tort de considérer qu'il s'agit une conséquence de la situation coloniale. Il s'agit plutôt d'une démonstration des conséquences de l'isolationnisme que certains préconisent comme solution aux crises.

Ce qu'on propose avec le protectionnisme est simplement un retour aux féodalités de l'ancien régime, où le travailleur est attaché à sa glèbe. Ce qui est quand même assez peu réaliste du fait de l'existence de moyens de transport. Mais c'est justement cette incapacité à penser le monde moderne tel qu'il est (avec toujours des riches et des pauvres) qui provoque le rejet contradictoire de l'immigration et des délocalisations, dont on utilise pourtant la force de travail pour le confort de la classe moyenne.

Jacques Bolo

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