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Religion / Culture / Relativisme - Novembre 2011

Persépolis contre Carthage

Résumé

Les manifestations islamistes tunisiennes contre le film Persépolis redéfinissent la question de la censure dans notre civilisation de l'image.

Des manifestations islamistes ont eu lieu, en Tunisie, contre la diffusion du film Persépolis (2007), de Marjane Satrapi. Juste après la Révolution de jasmin, cela a déclenché une certaine inquiétude devant la montée du péril islamiste et les tentations hégémoniques du parti Ennahda qui est arrivé largement en tête aux élections. C'est sans doute, avec la déclaration des insurgés libyens en faveur de la charia, ce qui a motivé Charlie hebdo, renommé Charia hebdo pour la circonstance, de faire une couverture représentant Mahomet disant : « 100 coups de fouet si vous n'êtes pas mort de rire ». Cela a valu au journal satirique un attentat qui a détruit ses locaux, à Paris dans la nuit du 1er au 2 novembre 2011. Malgré quelques réprobations de l'attentat, certains représentants des musulmans français se sont quand même élevés contre le fait de représenter le Prophète. Or, il se trouve que la colère des islamistes tunisiens avait précisément le même genre de motif. La réalisatrice iranienne aurait représenté Dieu (Allah pour les intimes) comme un vieillard barbu. Ce qui est interdit par la religion musulmane.

Dans le cas de Charlie, les dessinateurs n'ont évidemment pas à se plier à une injonction d'une religion à laquelle ils ne croient pas. On peut concevoir qu'un croyant soit choqué par certains traitements de sa religion. Mais il devrait comprendre qu'il s'agit d'un point de vue extérieur, éventuellement mal informé (pour expliquer les erreurs factuelles). Il n'y a pas de raisons qu'une norme culturelle soit partagée a priori, et les interdits du croyant ne peuvent pas, par définition, s'appliquer aux incroyants. Sinon, toutes les religions du monde pourraient imposer leurs rituels à toute la planète. Ce qui reviendrait à une conversion forcée et à un syncrétisme généralement contesté par les croyants eux-mêmes.

Pour le cas de Persépolis, on peut admettre qu'il s'agit bien d'un blasphème si la réalisatrice est de culture musulmane. On peut argumenter qu'il s'agit de la vision d'une petite fille, qui voit Dieu comme une sorte de grand-père. Mais il n'est pas illégitime de faire remarquer à la réalisatrice qu'elle commet une grosse bourde culturelle. Ce qui pour un intellectuel (que sont les religieux dans un contexte non laïque) équivaut bien à un blasphème. Cela peut aussi s'apparenter au constat d'une conception populaire qui indique que l'idéal musulman abstrait n'est pas réellement assimilé. Ce phénomène, frisant l'hérésie, avait été constaté par les études de sociologie religieuse quand les prêtres se sont souciés de faire des enquêtes sur l'assimilation réelle des dogmes catholiques.

Une autre explication de cette erreur est l'influence de l'imagerie chrétienne, du fait de l'hégémonie occidentale. Les médias actuels tendent aussi à imposer une représentation visuelle. Du fait de la mondialisation culturelle, une image disponible s'impose forcément à un objet qui en manque. Si on y pense, l'interdit de l'image rejoint le rejet de la télévision par certains intellectuels. Ils préfèrent eux aussi la civilisation du livre qui valorise l'abstraction. L'image correspond à une forme populaire d'expression des idées, où un puriste peut voir une altération, comme la mise en image d'un roman limite la représentation à l'interprétation du réalisateur.

L'islam est un monde qui avait réussi à maintenir l'interdit populaire de la figuration. C'est difficile à concevoir pour un Occident qui en a fait, au contraire, une forme d'idéal. Sur le plan culturel, la question se pose de savoir à quoi correspondent l'« imaginaire » populaire dans un système sans images. Est-ce le règne de l'algèbre contre la géométrie ?

Vouloir imposer une disparition des images semble être un rêve d'intellectuel qui ne comprend pas que l'abstraction n'est pas accessible à tout le monde. Sur le plan social, cela correspond à l'existence d'une masse inculte absolument contrôlée par une élite. S'ajoute le point, que j'ai déjà signalé, de l'ancienne clôture religio-culturelle des civilisations. Ces conditions ne sont structurellement plus possibles du fait de l'éducation de masse et de la mondialisation, qui portent à la connaissance de tous l'existence d'autres cultures.

Sur le plan concret, les islamistes n'ont pas compris le fonctionnement de la société médiatique actuelle. La censure, qui existait encore dans les années soixante-dix en France, n'est pas, de nos jours, le meilleur moyen d'interdire la diffusion d'une oeuvre dans le grand public. On se demande bien pourquoi d'ailleurs. Le meilleur moyen de censure est de ne pas en parler et de noyer le public sous des torrents de conneries. À supposer qu'un film soit jugé subversif, ce qui est largement une illusion d'intellectuels, il servira de moyen de légitimité culturelle à une petite élite de cinéphiles. Au mieux, s'il trouve une diffusion plus large, il sera apprécié sur le plan esthétique ou comme provocation. Cette exploration formelle sans réelles conséquences est précisément la fonction de l'art.

Jacques Bolo

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