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Politique 17.4.2006

Démocratie, Leçon 8 : Gestion du risque

Indifférence ?

Les médias ne semblent pas le considérer vraiment comme essentiel, puisqu'ils ne s'intéressent souvent qu'au côté people de la politique, mais la baisse des accidents de la circulation est sans doute le phénomène politique le plus important de ces vingt dernières années. On semble presque considérer que, finalement, le succès de la réduction du nombre de morts était un peu trop facile ou dans l'ordre des choses. Il reste alors à expliquer pourquoi les gouvernements précédents n'ont pas plus insisté sur ce sujet. Et comme il est difficile de parler d'un phénomène qui n'a pas lieu, le mieux serait donc d'aller expliquer ce désintérêt aux blessés et aux familles des morts des années précédentes.

Je sais, c'est un peu facile. Mais je ne suis pas de ceux qui reculent devant la facilité. C'est une question de méthode : il suffit de prendre les chiffres (règle 4 de la méthode de Descartes). Depuis plus de 40 ans, en France, les accidents de la circulation tuaient environ 10.000 et jusqu'à 15.000 personnes par an, et faisait 30.000 à 100.000 blessés graves et 150.000 à 250.000 blessés légers. Alors que les chiffres de la délinquance et de la violence, dont on connaît la surmédiatisation, n'affichent qu'environ 1.000 homicides (et autant de tentatives), et environ 75.000 coups et blessures volontaires [1] (toutes gravités confondues). Or en 2005, le chiffre des tués sur la route a été ramené progressivement à la moitié, un peu plus de 5.000, et le chiffre des blessés hospitalisés (nouvelle définition statistique) à 40.000, et 68.000 blessés légers. Comme on peut le voir, c'est facile.

Apparemment, réduire le chiffre des accidents ne semblait pas vraiment un objectif prioritaire pour les gouvernements précédents. La tolérance envers les chauffards reposait sur des lobbies puissants et un sens de la liberté individuelle qui honore les Français. Ils semblaient prêts à en payer le prix [2]. Or le gouvernement de Jacques Chirac a pris le risque d'affronter le mécontentement populaire, sans pour autant s'attirer la reconnaissance des médias ou des électeurs. Malgré quelques hésitations au moment des élections, le cap a été plus ou moins maintenu.

Nouvelle voie

Cette nouvelle situation constitue surtout une nouvelle voie vers une démocratie plus concrète. Un reste de gaullisme ou les mythologies de gauche valorisant toujours une certaine grandiloquence et les grands thèmes mondiaux sont pour beaucoup dans le fait de passer le morts et les blessés en profits et pertes. Le nouveau bilan quasi inespéré devrait plutôt servir d'indice pour une réorientation de l'action politique vers des sujets plus concrets. Certes, cela ne marchera peut-être pas à tous les coups et pour tous les domaines. Mais la méthode concerne au moins autant la mesure de l'efficacité elle-même que le domaine d'action ou les résultats eux-mêmes.

L'intérêt de la méthode est bien de mesurer précisément, dans le temps, les conséquences des politiques futures. Si l'attention venait à se relâcher, une nouvelle augmentation ne serait plus considérée avec la passivité qui faisait tolérer les anciens chiffres. Les familles des nouvelles victimes ne se considéreraient plus comme des pertes collatérales de la modernité.

On va certainement dire qu'il s'agit ici de victimolâtrie. Mais cela signifie surtout qu'on est passé d'une situation où le citoyen est au service de l'État, à une situation où l'État est au service du citoyen. Le déni victimaire de la responsabilité personnelle peut atteindre certains excès. Précisément, c'est aussi un tel déni qui diluait la responsabilité de l'État (ou des grandes organisations) dans une abstraction qui arrangeait bien tout le monde. En somme, ce n'était pas « de la faute de la société » seulement pour la petite délinquance.

Sociologisme et liberté

Tout le problème est fondamentalement l'identification de la responsabilité ou plutôt de la causalité dans les phénomènes collectifs. On sait que Durkheim, spécialement dans son livre, Le Suicide, peut être considéré comme le père du sociologisme, qui fait de la société une entité active. Son spiritualisme académique lui faisait admettre une sorte de fatalité sociale (ici au suicide) à laquelle seul un réarmement moral semblait offrir une solution.

La question de l'action du gouvernement sur le phénomène des accidents relève à l'évidence de ce problème plus général, puisque la notion d'accident renvoie immanquablement à celle de hasard ou de fatalité. Son action pourrait cependant être considérée comme celle de la mouche du coche. La baisse régulière depuis quelques années pourrait relever du progrès technique des automobiles, de celui de l'équipement routier, ou de celui du sens de la responsabilité des conducteurs. Le mérite du gouvernement serait au moins (ou simplement) d'avoir insisté sur ce point, en agissant éventuellement sur la seule prise de conscience du phénomène (ce qui ne serait pas si mal).

L'observation exige de noter le peu d'intérêt que cette amélioration du bilan présente pour les médias et la persistante de la résistance des lobbies automobiles (les budgets publicitaires seraient-ils en cause ?). Et il faut donc bien admettre le courage du gouvernement à s'y opposer. Ces résistances se sont toujours manifestées (limitation de vitesse, port du casque, ceinture de sécurité, délit d'alcoolémie, retrait du permis de conduire, radars). On connaît aussi l'action du lobby automobile américain contre Ralph Nader lui-même (tentant de le discréditer grâce à un détective privé) du fait de sa campagne pour l'obligation du port de la ceinture de sécurité. La ceinture est encore parfois contestée, mais la question de la sécurité est aujourd'hui admise comme argument de vente.

Liberté et servitudes

La question de la liberté et des prérogatives de l'État se pose effectivement. Elle doit être rapportée aux conséquences dont les chiffres ci-dessus caractérisent l'importance, relativement à d'autres questions. D'autant que certains qui défendent la liberté en la matière ne sont pas vraiment réputés pour la défendre dans d'autres. Mais comme ce n'est pas une raison pour accepter n'importe quoi, il est bon de préciser les principes mis en oeuvre. C'est seulement dans ce cas que l'action d'un gouvernement peut être lisible et légitime.

Dans le cas des transports, il me semble que le principe est celui du mode d'emploi. Les moyens de transport (automobile, motos, camions...) sont des machines puissantes et dangereuses (comme le constatent les statistiques). Leur grand nombre exigent aussi une coordination : personne ne conteste l'obligation de rouler à droite (ou à gauche), bien que ce choix soit parfaitement arbitraire, et qu'on pourrait toujours prétendre vouloir rouler du côté que l'on veut à tout moment, surtout quand il n'y a personne en face. C'est ce principe du mode d'emploi qui fait qu'un pilote (et les passagers) accepte volontiers de nombreuses contraintes pour les avions, qui sont des machines ne permettant pas trop de fantaisies en usage normal (hors compétition de voltige). C'est bien ce principe qui s'applique pour tous les objets techniques.

Le principe du mode d'emploi pourrait être également généralisable aux autres facteurs de risques. Le risque est statistique dans le cas des accidents de la route. Il est également statistique, mais aussi cumulatif dans l'usage de certains produits facteurs de risques comme les drogues légales ou non légales (alcool, tabac, marijuana, cocaïne, autres stupéfiants...). On apprend assez vite que le feu brûle et on l'évite. Quand un produit n'a pas un effet immédiat, voire quand l'effet immédiat est gratifiant, on ne perçoit pas le facteur de danger. De plus, l'effet n'est pas le même sur chacun. Ces facteurs font que la causalité ne se mesure que statistiquement ou par l'observation des effets sur autrui. Or même la liberté ne remet pas en cause la causalité. La négation de ces causalités relève de la propagande des lobbies ou d'une conception infantile qui n'admet aucun aspect négatif (pour « ne pas désespérer Billancourt » – c'est le cas de le dire pour l'automobile).

Dans ce genre de question, un bon exemple de réponse possible est celle apportée par un vigneron de la région de Lyon au cours d'une émission de Valérie Expert sur LCI à propos des effets de l'alcool sur les femmes enceintes. A un avocat lobbyiste qui s'opposait au projet d'étiquetage d'un logo signalant cet aspect, le vigneron déclarait que lui-même l'avait déjà adopté pour ses productions. Comme l'autre insistait sur le thème de la liberté et de l'image du produit, il lui rétorqua quelque chose comme : « si mes collègues en sont réduit à prospecter le marché des femmes enceintes pour résister à la baisse des ventes, c'est que le profession est tombée bien bas ». Qu'il soit permis d'admirer autant sa lucidité que de renvoyer les lobbyistes imbéciles à leurs rationalisations pitoyables.

Ce qui n'est déjà pas recevable pour la défense d'intérêts privés est inadmissible quand il est question des missions d'intérêt général. Les politiques semblent parfois l'oublier, mais leur fonction principale consiste à assurer d'abord le bon fonctionnement et l'entretien de l'existant. Ce n'est pas très glorieux. Mais précisément, en démocratie, la gloire des puissants n'est pas l'objectif. On y reconnaîtrait une régression monarchiste ou fasciste (qui en est la version républicaine). Le mandat démocratique correspond plutôt à celui d'un syndic de copropriété [3].

Le meilleur contre-exemple récent en est l'absence d'entretien des digues de la Nouvelle Orléans (ou de Camargue). La priorité des élus ne peut pas être l'organisation de loisirs, ou de mesures destinées à assurer leur réélection, au détriment de l'entretien des équipements qui conditionnent tout simplement la survie même de la collectivité. Le thème des risques écologiques globaux n'est d'ailleurs que l'illustration de ce principe. Si la question de la liberté peut se poser pour les citoyens, celle des élus se doit d'être encadrée rigoureusement. On a un peu trop vu, ces dernières décennies, s'instaurer une pratique monarchique du bon plaisir, qui pourrait conduire à devoir rétablir aussi la saine tradition du régicide [4].

Jacques Bolo

Bibliographie

Emile DURKHEIM, Le Suicide


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Notes

1. Cette notion ne précise pas la gravité des blessures, qui ne nécessitent pas toutes des hospitalisations. Elle comprennent aussi des conséquences de bagarres qui ne sont pas forcément des agressions. [Retour]

2. Car évidemment, outre les drames humains, cette réalité a un coût. Quand on critique la seule maîtrise comptable des dépenses de santé, voilà une source d'économie intelligente. D'autant que les morts sont une chose un peu trop mise en avant. On oublie le nombre de blessés, les séquelles et les traitements qui persistent et qui se cumulent pendant de longues années, avec les dépenses qui en découlent. [Retour]

3. La république n'a pas une origine bourgeoise pour rien. Le romantisme révolutionnaire ne fait que rejouer la crise qui a présidé à sa fondation (ou qui ne s'avère nécessaire à nouveau que du fait de la tentation de régression fréquente, sinon permanente, de la part des élites). [Retour]

4. On connaît la plaisanterie anti-stalinienne classique, concernant une remarque attribuée à la mère de Staline visitant les fastes du Kremlin : « Tu n'as pas peur que les communistes reviennent ? ». [Retour]

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