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Politique 29.7.2005

Démocratie, Leçon 1 :
Démocratie réelle et démocratie formelle

Le modèle de la démocratie grecque a la vie dure. Récemment, une polémique inutile a consisté à prendre sa défense en contestant le fait, pourtant avéré, qu'il s'agissait tout simplement d'une aristocratie qui s'appuyait sur l'esclavage. Bizarrement, les prétendus démocrates retrouvaient les réflexes dogmatiques staliniens ou fidéistes qui consistent à ne rien concéder à l'adversaire, y compris en niant insolemment les évidences les plus reconnues. Ce mécanisme de défense ridicule (de la démocratie ou de la civilisation occidentale fondée sur la civilisation gréco-latine) repose sur une confusion du mot et de la chose : le fait que le terme démocratie vienne du grec ne signifie pas que la Grèce était démocratique, même si certaines procédures démocratiques ont été effectivement pratiquées ou inventées.

Il en est aussi de même des États-Unis, autre référence en matière de démocratie, et qui a précisément connu le même état d'esclavage, pourtant bien longtemps après la Grèce elle-même. Le fait que la situation statutaire des noirs ne se soit améliorée que très récemment (dans les années 1960 !) semble ainsi faire reposer ce statut de modèle démocratique sur un étrange principe relativiste : si on enlève tout ce qui n'est pas démocratique, alors nous avons affaire à des démocraties. A ce compte, Hitler ayant été élu, il en découlerait que l'Allemagne nazie était une démocratie. Ces éléments peuvent d'ailleurs expliquer l'attitude des contemporains, de la relative inertie diplomatique à l'indifférence envers le sort des populations (sur le modèle de la situation coloniale à l'époque chez les alliés).

Capacité et liberté d'expression

Cette sorte d'incapacité formaliste à fonder une discussion sur la prise en compte d'éléments factuels pourrait d'ailleurs au passage justifier une analyse marxiste traditionnelle en terme d'idéologie conçue comme un discours qui masque des intérêts de classe. Ce qui fut fait assez légitimement pour les deux cas précédemment cités, car l'esprit partisan et académique confond un peu trop les références historiques avec les justifications rationnelles. Mais un mauvais avocat peut entraîner la condamnation de son client. Et c'est justement la remise en cause de la démocratie qui résulte de ces argumentations indigentes et d'autant plus obsolètes que le déclin du prestige des humanités classiques ne masque plus la réalité empirique. Le souci de validation sociologique, soutenu un temps par les marxistes (avant qu'ils ne se piquent de psychanalyse), est bel et bien passé par là.

La situation est d'autant plus paradoxale que la prétention au titre d'avocat de la démocratie, fondée sur un sentiment démocratique de s'en croire capable après de longues études classiques, se révèle finalement soumise à la réalité qu'on pourrait croire aristocratique de la hiérarchie des compétences. Mais la démocratie n'a jamais dit autre chose que nous étions seulement égaux en droits. Inversement, la contestation de la démocratie, outre la simple possibilité d'expression qui en dépend, appartient évidemment à une exigence d'approfondissement de la démocratie elle-même. L'erreur de sa contestation étant alors de s'opposer à son principe ou à sa réalité tout en les validant dans le même mouvement. Il s'agit ici d'un défaut par refus ou incapacité d'abstraction qu'on peut aussi opposer à l'idée de négation de l'État par l'anarchisme : il existe toujours un état social, et l'État moderne concret n'en est que l'état courant.

Il ne résulte donc pas du droit à la parole qu'on ne doive pas l'exercer, mais cela ne signifie pas, dans un cas comme dans l'autre, qu'on a le droit de dire n'importe quoi. Remarquons cependant que cette négation de la liberté de parole au nom de la démocratie semble appartenir au stock des argumentaires qui révèle bien une tendance à la régression pré-démocratique [1]. Un peu avant de déclencher la guerre contre l'Irak, le président des États-Unis, Georges Bush jr., a ainsi utilisé comme argument le fait « qu'il avait le droit de ne pas être d'accord avec le président Chirac », alors que c'était Jacques Chirac qui n'était pas d'accord avec lui [2]. Si le fait de ne pas être d'accord avec quelqu'un qui n'est pas d'accord avec vous relève du truisme, affirmer en retour son droit de ne pas l'être avec lui semble davantage consister à lui contester le sien. Ce qu'ont confirmé les insultes adressées à la France dans son ensemble par certains membres du congrès américain ou par la presse [3].

Il en est de même en ce qui concerne les déclarations du premier ministre anglais Tony Blair après les attentats de juillet 2005 à Londres. Il fait semblant d'assimiler à une excuse ou une justification du terrorisme le fait de considérer ces attentats comme une conséquence de la guerre en Irak. Son argumentation revient à interdire toute autre analyse que la sienne, voire ici à interdire simplement toute analyse des causes d'un phénomène, et finalement à interdire sa prévision (ce qui en fait redouter les conséquences). Or, quand on engage des forces militaires dans une guerre, il faut s'attendre à ce que cela provoque des réactions parmi les opposants à cette guerre ou les sympathisants de l'adversaire. On connaît la célèbre citation : « cet animal est très méchant, quand on l'attaque, il se défend » qui s'applique bien à la situation. Et l'on sait aussi que l'Angleterre a déjà connu cette situation avec les affaires célèbres des agents de Moscou dans ses services secrets au moment de la guerre froide. D'autant que l'unilatéralisme (autre nom du néo-colonialisme) ne peut que susciter les mêmes résistances que naguère. Les mêmes causes produisent les mêmes effets aussi dans les sciences sociales.

Vouloir interdire à ceux qui ne soutiennent pas le premier ministre de s'exprimer relève, comme dans le cas de George Bush, d'une régression pré-démocratique d'autant plus risible qu'on se drape dans les valeurs démocratiques. Notons au passage que l'analyse ci-dessus est incomplète dans la mesure où un facteur de ce terrorisme pourrait aussi être précisément une réaction à l'absence de sanction démocratique contre le premier ministre anglais. En effet, il venait d'être réélu malgré l'impopularité de l'engagement britannique en Irak, et sa propre absence de prise en compte du désaveux sur ce point une fois réélu. Sans doute confond-il le réalisme des électeurs avec le fait de se voir accorder les pleins pouvoirs. Une telle hypothèse contredirait l'idée d'absence d'intégration des musulmans pour les caractériser plutôt comme des citoyens très mécontents, plutôt que considérer seulement leur origine ethnique comme cause. Les opposants anglais aux mauvais traitements envers les animaux sont eux aussi très violents. Et il existe dans toutes les sociétés une violence latente qui ne demande qu'à éclater au moindre prétexte (la politique est une cause aussi prévisible que le foot-ball).

Perfection et perfectibilité

Quand on parle de démocratie et du Royaume-uni, on ne manque jamais de rappeler la célèbre boutade de Churchill : « La démocratie est le pire des systèmes, à l'exception de tous les autres ». Quoique franchement peu explicite, cette formulation peut servir indirectement à décoder le problème qui nous occupe concernant la relation du formel au réel. Car la démocratie, contrairement aux utopies qui la contestent, se caractérise par le fait qu'elle n'est pas parfaite, mais qu'elle est perfectible. Elle constitue même le système de fonctionnement de la société qui se met au point au cours de ses diverses étapes en se présentant institutionnellement comme réformable. Mais percevoir ces étapes comme des contributions historiques exclut précisément de les considérer simultanément comme parfaites, contrairement à l'idéal monarchique ou théocratique. On imagine ici aussi qu'il s'agit d'un biais académique qui tend à considérer comme parfait un système construit artificiellement par l'intellect, alors qu'il est évidemment composite. Le biais conservateur des contemporains, fait le reste, oubliant que les institutions sont en devenir.

La vraie difficulté est d'intégrer les acquis démocratiques sans régresser à une forme antérieure [4]. D'autant que sa nécessité réside dans le fait qu'elle constitue un ensemble de réponses que les civilisations ont trouvé pour traiter plus ou moins parfaitement les problèmes qui se posaient et qui ne manqueraient pas de se reposer si on en oubliait les solutions. La question qui découle de ces difficultés est plutôt celle de la persistance de formes archaïques pour des raisons décoratives, comme précisément la monarchie anglaise, qui peut éventuellement influencer, s'il en était besoin, la tendance de ceux qui détiennent le pouvoir de se croire au dessus du commun des mortels.

Jacques Bolo


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Notes

1. En politique aussi, il existe des sortes de stades (qui restent néanmoins à préciser), comme ceux de Piaget en psychologie de l'enfant. [Retour]

2. Le président français ne faisait d'ailleurs que dire qu'il fallait épuiser toutes les solutions avant d'entrer en guerre, ce qui n'est pas exactement une opinion pacifiste. L'embargo qui régnait alors en Irak étant d'ailleurs assimilable lui aussi à un acte de guerre. [Retour]

3. Les Américains raisonnent un peu trop en terme de « de quel côté êtes vous ? », qui les incitent à penser que tous ceux qui ne sont pas avec eux sont contre eux. Ce qui n'est pas exactement le principe de la liberté d'expression dont ils sont pourtant très partisans jusqu'au formalisme. [Retour]

4. On peut d'ailleurs considérer le non français au référendum sur la nouvelle constitution européenne comme une régression de ce genre, d'autant que, comme on l'a assez dit, c'est le traité précédent qui s'applique en cas de refus. [Retour]


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