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Politique / Économie - Mars 2022

Le révélateur ukrainien 3 : Sanctions et Démondialisation

Résumé

La crise ukrainienne fait semblant d'oublier l'économie. Décidément, le marxisme se porte mal malgré les radotages fétichistes. Mais l'économie n'oublie pas de rappeler que les sanctions n'annulent pas la réalité de la mondialisation. Le mythe protectionniste est l'unique argument de la régression souverainiste qui se résume forcément au nationalisme.

Économie mafieuse

La fin de l'URSS, en Russie comme en Ukraine, a désintégré l'étatisme soviétique en le livrant à une concurrence de mafias. Quand Silberzahn (déjà cité au chapitre précédent) rappelle l'adage « Économie, stupide ! » (qui concernait la campagne présidentielle américaine de Bill Clinton), il devrait donc l'appliquer aussi au cas russo-ukrainien. Le lien est que depuis la fin de l'URSS, l'économie a été captée par des oligarques qui se sont partagé le gâteau. On a pu lire aussi qu'on parlait d'oligarques pour les Russes et de milliardaires pour les Occidentaux. L'universalisme est encore très relatif.

La Révolution Orange ukrainienne de 2004-2005 a consisté surtout à remplacer les oligarques pro-russes par des oligarques pro-occidentaux. Il est possible que les premiers aient laissé seulement des miettes aux seconds qui l'ont mal pris. On sait aussi que l'antagonisme est une tradition locale qu'avait illustrée le film Taras Boulba, opposant les cosaques de l'est aux partisans des Polonais (Yul Brinner contre son fils Tony Curtis). Les épisodes plus récents des combats initiaux au moment de la Révolution russe (dont les anarchistes de Nestor Makhno), de la famine stalinienne et du nazisme n'ont rien arrangé. La situation est compliquée en Ukraine et on peut se souvenir de l'épisode Sakaschvili (ou pas, parce que tout change très vite) :

Il ne sert à rien de dénigrer Poutine en considérant que ses exigences sont irrationnelles (méthode Coué). Il est quand même exact que la Russie et l'Ukraine étaient fortement intégrées, même si on vient de connaître en 2018 une scission des Églises orthodoxes ukrainienne et russe. On invoque donc les liens historiques, parce que les commentateurs travaillent avec les archives, mais la réalité est plus simplement le mélange des populations. Si on cherche un précédent, plutôt que faire référence à la Deuxième Guerre mondiale, on pourrait évoquer une forme de Guerre de Sécession (voire la Guerre d'Algérie). D'où le déchirement de certains. Mais la guerre est aussi un résultat de la manipulation des gouvernements, russes, ukrainiens et internationaux, par les intérêts des acteurs du terrain, comme dans le cas de la guerre du Golfe où les Américains se faisaient des illusions sur l'opposition interne à Saddam Hussein.

Le nationalisme des uns et des autres est aussi l'excuse idéologique à ces antagonismes d'oligarques. La conception marxiste de l'idéologie comme masque des intérêts économiques s'applique. Les anciennes républiques soviétiques maîtrisaient parfaitement ces analyses. On fait semblant de l'avoir oublié, au temps du souverainisme, mais tout le monde n'a pas la mémoire qui flanche. J'ai déjà mentionné les épisodes de conflits gaziers russo-ukrainiens.

Plus généralement, l'ordre économique issu de la Deuxième Guerre mondiale correspondait au remplacement de la prépondérance des empires européens (français et anglais) par les deux blocs de la guerre froide. Aujourd'hui, ces derniers incarnent le passé comme les précédents. Après la domination de l'Amérique à la suite des deux guerres mondiales qui ont laminé l'Europe, c'est sans doute la Chine qui peut tirer les marrons du feu de la crise ukrainienne. Mais ce n'est pas sûr. Outre la guerre nucléaire, le modèle de la crise actuelle est plutôt une tentative de retour à la polarisation Est-Ouest précédente. Il existe déjà des tensions entre l'Amérique et la Chine. L'économie est la continuation de la guerre de tous contre tous par d'autres moyens.

Démondialisation

La mondialisation récente était une redistribution des cartes après la chute du Mur. Depuis la fin de l'URSS donc, une globalisation s'était mise en place, surtout par l'entrée de la Chine dans le jeu du commerce mondial dont elle s'était exclue par son isolationnisme traditionnel et sa participation au bloc communiste (qui visait lui aussi la domination mondiale). La démondialisation souverainiste est simplement une variante du protectionnisme, que la répartition inégale des ressources naturelles rend impossible économiquement. Gaston Lévy avait montré en 1925 que l'économie était déjà mondialisée (avant de se faire assassiner par les nazis vingt ans plus tard). La solution ancienne à ce problème était l'expansionnisme colonial.

La fin du communisme a été ressentie comme la victoire du libéralisme dominé par les Américains. La prétention actuelle des États-Unis à régenter tout le commerce qui utilise le dollar est démesurée et la tolérance de cette situation équivaut à accepter une certaine vassalité. D'autant que les Américains ne se soumettent pas à des institutions comme la Cour de justice internationale. Les dominants ont toujours tendance à se croire au-dessus de leurs propres lois.

Ce qu'on appelle la démocratie libérale est simplement l'acceptation de la concurrence dans un cadre pacifié (sur le mode impérial mentionné au chapitre précédent). Accepter la concurrence signifie concrètement qu'on accepte de perdre, en économie ou en politique. Si on n'accepte pas de perdre, on a recours à la violence. On a vu ce risque au moment de l'élection présidentielle américaine Biden contre Trump. Dans les périodes de crise, la lutte pour la domination peut reprendre.

Pour comprendre cette géopolitique, on doit aussi considérer les formes mafieuses qui ont cours. Ce qui caractérise les pratiques des gangsters est qu'ils n'acceptent pas la hiérarchie sociale instituée. Ils sont friands de signes de richesse que les hiérarchies traditionnelles considèrent comme leur propriété. La « violence légitime de l'État » peut se lire un peu partout comme le maintien de cet ordre, au besoin en utilisant des hommes de main, d'où une certaine collusion entre les services officiels de police et la pègre.

Sanctions

L'embargo est traditionnellement une stratégie de guerre. On prône le retrait des entreprises occidentales de Russie, alors que le boycott est considéré comme de la discrimination et de l'antisémitisme quand il s'agit d'Israël (dont le boycott vise aussi son usage démesuré de la force). Il se confirme que la crédibilité des politiciens est nulle. Les sanctions contre la Russie visent aussi à isoler de nouveau ce pays pour tenter de le faire rentrer dans le rang. Pourtant, on sait bien que les sanctions ne marchent pas avec la Corée du Nord, l'Iran, le Venezuela. Un front des sanctionnés se constitue, avec ses non-alignés. Les sanctions poussent à l'isolationnisme en reconstituant des filières économiques intérieures ou en trouvant de nouveaux partenaires. Le business peut continuer.

Contrairement aux dénégations actuelles contre Poutine, on peut admettre que la Russie a été humiliée par la perte de son empire. Comme on peut le constater avec l'achat de chasseurs F35 par l'Allemagne ce mois-ci, l'OTAN est aussi un marché captif pour les ventes d'armes américaines alors que la Russie a perdu son marché captif des anciens pays du Pacte de Varsovie. La Russie a du mal à accepter la fin de l'URSS et le jeu économique international, car elle sait qu'elle peut perdre et préfère s'isoler. Le communisme étatique ne prépare pas à la concurrence. La Russie tente donc de rétablir sa domination antérieure. Un des fondements du pouvoir et de la légitimité de Poutine est le rétablissement de l'ordre sur le modèle soviétique qu'il connaît.

Un aspect du souverainisme qui domine l'idéologie actuelle, en Russie comme ailleurs, est précisément qu'on n'accepte pas que ce soient des étrangers qui gagnent. Les autres grandes puissances ne font pas non plus de cadeaux et essaient de profiter de toutes les faiblesses. D'où la tentation de s'abriter dans un espace économique contrôlé politiquement. Mais la nécessité des échanges, importations ou exportation, persiste. L'idée de relocalisation ne devrait concerner que les abus de concentration. De toute façon, la plupart des pays n'ont pas la taille critique pour être autonomes. Ce pourrait au contraire être le cas de la Russie. Mais dans la mondialisation, l'idée de sanctions est absurde, car elle correspondrait dans un pays donné à isoler une région, en punissant les populations pour les conflits avec ses dirigeants. La mondialisation doit plutôt garantir une sorte de continuité de l'État mondial. Au premier problème, on ne peut pas tout remettre en question, outre que cela peut correspondre à une stratégie détournée de la part de pays concurrents qui ne sont pas engagés sur le marché en question.

On a soulevé le problème de l'erreur de sanctionner les artistes. Ce n'est pas plus rationnel de sanctionner les pompiers, les boulangers ou les éboueurs, ni d'ailleurs les riches (oligarques) plutôt que les pauvres. Surtout quand on considère qu'ils subissent un régime autoritaire. Concrètement, cela revient aussi à des mesures punitives d'un régime autoritaire global qui n'existe pas et dont la légitimité est très contestable. On a vu aussi que les interventions sont sélectives en ce qui concerne les crises internationales récentes (Chine, Birmanie, Yémen, Éthiopie...), outre celles qui ont foiré (Afghanistan, Irak, Syrie, Libye).

Rapports de forces

La conséquence immédiate des sanctions est simplement la hausse des cours de toutes les matières premières. Des famines s'annoncent puisqu'on joue à la guerre dans le grenier à blé de l'Europe et du monde ! La finance croit déstabiliser la Russie en l'excluant des échanges bancaires et on parle de cessation de paiement. C'est vraiment étrange : la balance des paiements russe est positive et ses réserves sont au plus haut (du fait des précautions dues aux sanctions précédentes) ; le cours des matières premières a doublé, ce qui signifie qu'il suffit d'en vendre la moitié pour engranger la même somme ; on apprend que l'argent bloqué par les sanctions peut servir (au moins jusqu'au 25 juin) à payer la dette russe pour éviter le défaut, qui impacterait d'ailleurs surtout les créanciers. Beaucoup de pays aimeraient être dans cette situation.

Le bilan de la Russie actuelle n'était pas si mauvais avant la guerre d'Ukraine. Le croire à l'étranger ou sur place est sans doute une mauvaise appréciation due à la période d'effondrement de l'URSS qui a totalement désorganisé le pays. La remontée était spectaculaire depuis les années 1990. La Russie n'a pas besoin d'utiliser d'autres moyens que la puissance de son économie pour retrouver son rôle de superpuissance (relative du fait de l'importance actuelle de la Chine). La mondialisation a eu lieu. Pour le moment, la réalité est que la dépendance envers le gaz, le pétrole ou le blé russes est totale puisque certains pays ne peuvent pas s'en passer. Il n'existe pas d'alternatives à court ou même à moyen terme contrairement à ce que les partisans des lobbies nucléaires et écolos tentent de prétendre pour vendre leurs services. Les solutions industrielles sont lentes à mettre en place et la concurrence sur les marchés existera quand même.

La vraie difficulté de la Russie est sa capacité à trouver son propre modèle. Après la fin de l'URSS, la sorte de capitalisme sauvage qui s'est installé a semblé justifier l'ancien modèle communiste. On peut aussi considérer que la Russie a dû faire face avant les autres pays à la montée du terrorisme, au moment même où son économie était désorganisée (en fait, on pourrait aussi dire que l'islamisme a commencé en Afghanistan, soutenu par l'Ouest contre l'URSS). Il a fallu gérer ces crises avec les moyens disponibles et les mauvaises habitudes antérieures. C'est vrai que l'Occident est resté suspicieux pour la part de ses élites qui justifie cette suspicion par les dérives postérieures. Les adversaires du monde occidental en Russie font de même. On observe à peu près la même situation en Chine actuellement.

Le souverainisme isolationniste généralisé n'est pas la solution. Le nationalisme aboutit forcément aux guerres. On voit avec le Covid ou le changement climatique que la planète ne connaît pas les frontières. Aujourd'hui, les nationalistes jubilent de pouvoir doucher les illusions des mondialistes qui croyaient que le commerce suffirait à amener la paix. En fait, les nationalistes ne retiennent que ce qui les arrange. Le choix n'est pas entre le commerce et l'autarcie. Le problème actuel est celui de la fin de l'impérialisme et de sa politique de la canonnière au profit du commerce équitable et du multilatéralisme. C'est cela qu'un vrai souverainisme pourrait signifier. Mais l'imaginaire jacobin et césariste des politiciens a du mal à concevoir le fédéralisme. Il faut changer les mauvaises habitudes et c'est ça qui est difficile.

Jacques Bolo

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