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Carnet / Médias - Août 2014

Simon Leys n'est plus... de ce Monde

Résumé

Décès du sinologue Pierre Ryckmans, alias Simon Leys, et rappel de sa réception mitigée, tout au long des années 1970, dans les articles du quotidien Le Monde.

Simon Leys, de son vrai nom Pierre Ryckmans, sinologue belge, est mort le 11 août 2014 à Sydney en Australie, où il était professeur de littérature chinoise.

Il avait connu son heure de gloire à la publication du livre Les Habits neufs du président Mao : Chronique de la Révolution culturelle, en 1971, aux éditions Champ libre, sous le parrainage de l'ancien situationniste René Vienet, sinologue lui-même. Ce livre caractérisait la Révolution culturelle comme une lutte déclenchée par Mao pour reprendre le contrôle du parti communiste chinois.

S'opposant ainsi à la mode maoïste des années 60, Les Habits neufs du président Mao a reçu un accueil très mitigé, spécialement de la part du quotidien Le Monde, où sévissaient des journalistes aveuglés par cette idéologie. Dans le contexte de l'époque, tiers-mondisme aidant, le communisme chinois était valorisé comme une alternative au stalinisme soviétique, en justifiant pourtant le culte de la personnalité délirant dont bénéficiait le dirigeant chinois.

Le premier compte rendu du livre par Le Monde est un court billet d'anthologie, du 19 novembre 1971, par Alain Bouc :

« Une nouvelle interprétation de la Chine par un "China watcher" français de Hongkong, travaillant à la mode américaine. Beaucoup de faits, rapportés avec exactitude, auxquels se mêlent des erreurs et des informations incontrôlables en provenance de la colonie britannique. Les sources ne sont d'ordinaire pas citées, et l'auteur n'a manifestement pas l'expérience de ce dont il parle. La révolution culturelle est ramenée à des querelles de cliques. »

où l'on constate les moyens utilisés pour discréditer un opposant dans la tradition stalinienne grâce aux procédés classiques de délégitimation académique (erreurs factuelles, infos incontrôlables, sources non citées, origines des infos, pas d'expérience). Outre le fait que Leys est belge et que l'auteur, sous pseudonyme, n'était pas donc connu (pour oser contester ses qualifications), la récusation de la thèse de lutte au sein de l'appareil est niée d'autorité, sans aucun argument.

Toujours dans Le Monde, le 28 juillet 1973, l'écrivain Etiemble mentionnera le livre de Leys de façon positive dans un compte rendu du livre sur la Chine d'Alain Peyrefitte, Quand la Chine s'éveillera... le monde tremblera (1973).

Le 12 février 1975, à propos de « Six livres sur la Chine », un A.F. mentionnera une nouvelle parution de Leys : « Simon Leys, dans ses " Ombres chinoises", dénonce sur le mode de la causticité allègre les tares d'un régime qu'il a jadis beaucoup admiré » qui assimile indirectement Leys aux maoïstes français auxquels il s'oppose. Jacques Guillermaz, le même jour, détaillera le livre (éd. UGE, 1974) de façon positive sur le fond et surtout sur le style, en rappelant néanmoins une réserve sur l'interprétation des Habits neufs où la Révolution culturelle était ramenée « trop sommairement à notre avis - à une simple lutte pour le pouvoir. »

Retour à la critique le 25 février 1975, avec Régis Bergeron, dans « Haro sur Pékin » qui commence son article par :

« Depuis le début de cette année, et singulièrement depuis la session de l'Assemblée nationale chinoise, du 13 au 17 janvier, l'opinion française se trouve soumise quasi quotidiennement à une véritable campagne - orchestrée ou non, mais si oui, par qui ? - de distorsion systématique des faits, de diffamation et d'intoxication. »

Bergeron mentionnera au passage Leys : « Nous voici sommés de voir noir ce qui est blanc et blanc ce qui est noir : tel est le propos, entre autres, des Ombres chinoises de Simon Leys et des articles de M. Lucien Bianco » avant de critiquer Bianco sur les chiffres de la production industrielle chinoise. Bianco répondra dans la même parution en mentionnant la position de Leys contre les destructions du patrimoine historique chinois.

Le monde mentionnera, le 7 juin 1975, les prix (de l'Académie française : « Prix Jean-Walter (10 000 F) à Simon Leys pour Les Habits neufs du président Mao (Champ libre) ».

Claude Roy, le 23 juin 1976, dans un billet sur « Le maoïsme d'Etiemble », rendra hommage au fait que « Ce n'est pas par à-coup, ni par hasard qu'il (Etiemble) sera bientôt le premier à rompre la conspiration effrayée du silence qui entoure, à son apparition le livre capital de Simon Leys, Les Habits neufs du président Mao. »

À l'occasion d'un compte rendu de la presse à la mort de Mao, un article signé B.B., du 15 septembre 1976, empruntera le titre d'«  Ombres chinoises », et cite l'hebdomadaire Le Point, où Leys souhaite que la Chine reprenne « sa progression, après un trop long et anormal intermède de désordre politique et de stagnation culturelle. »

Le 3 décembre 1976, « Simon Leys iconoclaste » de Jean de la Guérivière, rendra compte du nouveau livre de Leys, Images brisées (éd. Robert Laffont, 1976), qui critique spécialement les intellectuels maoïstes, « troublés par la campagne contre la bande des quatre », où Leys considère que la raison en est leur passéisme préindustriel (ce qui est discutable, puisque les staliniens valorisaient l'industrie, mais il est vrai que le maoïsme était réputé la délocaliser aux champs), et où Leys égratigne au passage « 'les révérends pères dominicains qui célèbrent le maoïsme' pensant sans doute que 'le seul moyen de délivrer les hommes du mal c'est de les délivrer de la liberté'. »

La 'modération' du beau Monde retrouvera du coup ses restrictions insidieuses :

« Si elles soulèvent bien des objections, ces fortes pages révèlent en tout cas un caractère et un style. Pourquoi faut-il que l'auteur consacre le dernier chapitre de son trop court ouvrage à une polémique personnelle entachée de quelque cuistrerie ? »

La vengeance est un plat qui se mange froid. Le Monde sait reconnaître ses erreurs. Mais il attend que ses adversaires en commettent. La Guérivière rectifie donc le compte rendu initial d'Alain Bouc de 1971, (admettant la compétence, les voyages, China-watcher contraint - « même si on ne le lui reproche pas »), en ces termes dignes de jésuites chinois infiltrés par les dominicains :

« Simon Leys parle couramment le chinois et parvient à prendre en défaut d'érudition sur la période impériale des "spécialistes" qui écrivent sur la Chine d'aujourd'hui. Est-il fondé pour autant à prétendre porter lui-même un jugement définitif sur l'histoire en train de se faire ? Pour juger la Chine, l'auteur, qui aime ce pays où il a fait autrefois de nombreux séjours, est maintenant contraint de s'en tenir à des conversations avec des réfugiés de Hongkong, parce que les autorités de Pékin, sachant qui se cache sous son pseudonyme, lui refusent le visa. On ne saurait donc lui reprocher sa situation de simple "China watcher", mais cela lui donne-t-il le droit de feindre de croire que le correspondant du Monde à Pékin n'est d'aucune utilité. »

Et La Guérivière évoque ensuite les justifications statistiques de Régis Bergeron, en 1975, spécialement alimentaires, qu'aimait aussi invoquer Jean-Luc Godard (« le plus con des Suisses prochinois » selon les situationnistes) :

« Qu'il [Leys] explique comment 'la lutte pour le pouvoir, phénomène central et permanent du régime', a quand même eu ce résultat qu'aujourd'hui tout le peuple chinois est 'à peu près nourri et logé', car on ne saurait se satisfaire de la galéjade, qu'il risque quelque part, selon laquelle 'n'importe quel éleveur veut assurer un minimum à son bétail'. »

On sait que Le Monde travaille sur archives... et aujourd'hui, elles sont disponibles aux abonnés. Et La Guérivière de s'autoriser une coquetterie littéraire pour rire en conclusion :

« Pour la réussite du livre qu'on attend de lui, on a envie de renvoyer Simon Leys à une citation de Lu Hsün, son auteur préféré : 'Le désespoir a ceci de commun avec l'espérance qu'il est aussi une illusion', révolutionnaire. »

À moins que, à l'époque, ce ne soit une pub déguisée pour la Citroën AX

Un article suivant du même Jean de la Guérivière, « Deux regards sur la Chine », du 23 mars 1977, parle de « deux ouvrages de spécialistes de la Chine, qui, se fondant sur leur expérience, en arrivent à des conclusions opposées », où Le Monde n'en remet pas en question leurs compétences pour autant !

Ça tombe bien, l'un est celui d'Alain Bouc, « premier correspondant du Monde à Pékin », qui rend compte de la ligne de « 'lutte contre les ennemis de classe', encore nécessaire à cause de la renaissance de l''esprit bourgeois' sous ses formes les plus perfides. » Bouc note que le visiteur en Chine qui ne comprend pas ça « n'a pas le niveau voulu pour maintenir la discussion à son niveau scientifique, il la fait retomber dans l'empirisme vulgaire. » On pourrait lui répondre (selon ses propres mots prochinois) que la « lutte contre les ennemis de classe (perfides) » est effectivement un élément de « la presse officielle [qui] permet de connaître le pays à condition de savoir en faire bon usage, c'est-à-dire de lire parfois entre les lignes » de la part des China-watchers comme Leys, pour détecter des luttes de pouvoir au sein du parti, que certains contestent, sans doute à cause de leur « niveau scientifique ».

Celui de trois autres auteurs, Evelyne Tschirhart, Claudie et Jacques Broyelle, anciens sympathisants du régime chinois, fait « le récit circonstancié d'une lente, mais totale, déception » au point que « Les ouvrages de Simon Leys, longtemps voué aux gémonies par les maoïstes occidentaux, paraissent bien modérés par comparaison avec ce réquisitoire sans précédent. »

S'en suivra une demi-douzaine de références à Leys en parlant d'autres livres. Le Monde rendra aussi compte en bons termes de la réédition d'Ombres chinoises, le 10 mars 1978. Il est devenu une référence intellectuelle qu'on mentionne en passant, en rappelant les polémiques, puisqu'il est finalement, comme le dit la Guérivière, devenu « modéré ». Car, comme on sait, la mondanité confond souvent modération et convenances.

* * *

J'avais lu le livre de Simon Leys, Les Habits neufs du Président Mao, peu après sa parution, puis Ombres chinoises, entre autres ouvrages nourrissant mon scepticisme contre les engouements dogmatiques des années soixante-dix, dont le recueil d'articles Révo cul dans la Chine pop, sur les gardes rouges. Et je garde un bon souvenir du vain sentiment d'avoir eu un peu plus de lucidité que mes contemporains.


N.B. Pour la rédaction des Habits neufs du Président Mao, « Pierre Ryckmans (Simon Leys) a été influencé par le bulletin mensuel China News Analysis publié à Hong Kong par le sinologue jésuite hongrois László Ladány » (Wikipédia).

Jacques Bolo

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