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Carnet / Sociologie - Avril 2013

Infortunes de Raymond Boudon

Résumé

Décès du sociologue Raymond Boudon. La polarisation partisane de la sociologie française a occulté la reconnaissance de ses travaux, avec des victimes collatérales.

Le sociologue Raymond Boudon vient de mourir le 10 avril 2013, à l'âge de 79 ans. Il avait été mon prof de DEA et de thèse à la fin des années 80. Il est connu en France comme le pape de « l'individualisme méthodologique » qui consiste à rendre compte de la rationalité ou de l'action de l'individu dans l'interprétation des phénomènes sociaux. Il s'oppose en cela au courant dominant de la sociologie française, influencé par le marxisme et le structuralisme qui considère que l'individu est déterminé par les structures sociales. Le principal représentant en était Pierre Bourdieu, de la même génération, décédé en 2002, qui a connu un succès beaucoup plus important et qui tend à incarner la discipline en France.

En juillet dernier, je venais de rendre compte d'un des livres de Boudon, Déclin de la morale, déclin des valeurs (2002), où je concluais que « dans ce débat sociologique, les deux camps en présence ont effectivement raté l'articulation de l'individuel et du collectif et se sont épuisés en querelles qui ont laissé le champ libre aux imbéciles. » Ça n'a pas manqué. La fracture entre les deux camps s'est manifestée chez la plupart de ceux qui ont signalé son décès. Dans la période de mes études, j'avais l'occasion d'ironiser en disant que la sociologie, c'est ce sur quoi Boudon et Bourdieu sont d'accord. Leur ambition réciproque de scientificité aurait dû exclure les pratiques sectaires pour se concentrer sur la recherche de critères de validité qui permettent de trancher les confrontations.

L'approche de la sociologie française est en général assez théorique. C'est le propre de l'université française. Celle de Boudon a commencé par s'intéresser à ce que résume assez bien le titre d'un de ses premiers livres : L'analyse empirique de la causalité (1966), qui traite en fait de la question philosophique classique de l'origine empirique de nos connaissances. L'époque était à la mathématisation comme preuve de scientificité. Il en reste la partie technique des études sociologiques quantitatives contemporaines.

Boudon en était un peu revenu. Il a consacré la plupart de ses nombreux livres récents à l'étude de la rationalité et de l'idéologie. Faut-il y voir un effet de la polémique avec Bourdieu ou un retour à sa formation philosophique. Contrairement à son obsession de scientificité, on peut considérer que Boudon a essentiellement produit des essais depuis une trentaine d'années. Phénomène dont il critiquait pourtant l'absence de rigueur scientifique. C'est plutôt le signe de l'opposition de monologues qui règne dans ces disciplines.

Il est possible que ses travaux récents résultent de sa théorie de la vérité et du bon sens qu'il oppose à l'idéologie, dans le cadre du conflit libéralisme/marxisme. Cela suffirait à justifier le relativisme dont Boudon semble faire la source de tous les maux. Il faudrait distinguer le relativisme philosophique absolu, ou « scepticisme » (du rêve de Descartes à Matrix), d'avec le relativisme sociologique sur des bases empiriques, qui exige d'éviter l'ethnocentrisme pour atteindre l'universalité.

L'homo sociologicus prend habituellement en compte ce qu'on considère comme irrationnel. L'individualisme méthodologique de Boudon exagère sans doute la rationalité des acteurs. Il subit le risque de se limiter à l'homo oeconomicus, en le tirant un peu trop du côté du libéralisme. Boudon va au-delà des économistes libéraux qui parlent de « rationalité limitée », du fait de l'information incomplète, pour décrire les comportements. Mais comme Boudon s'oppose aussi au relativisme en valorisant beaucoup la science dans sa version académique, cela affaiblit un peu la cohérence de son argumentation. Il me semble que sa théorie consiste simplement à dire, de manière un peu formaliste, que les acteurs ne font pas complètement n'importe quoi. Cela restitue le rôle de la décision consciente fondée sur des valeurs.

Les ouvrages de Boudon ont l'intérêt de fournir une argumentation compréhensible à partir d'exemples empiriques clairs, malgré quelques réminiscences de sa première période qui ambitionnait une scientificité plus mathématique. Son souci de restituer la rationalité de l'acteur, contre la perspective qui le voit soumis au poids des structures, correspond assez à l'époque actuelle avec un public mieux formé et informé. C'est l'expression d'une démocratie de citoyens adultes contre une idéologie de professeurs (ou d'avant-garde) qui éclairent des masses incultes ou infantilisées. Un des intérêts de Raymond Boudon, sous la réputation académique un peu intimidante, était qu'il était d'un abord naturel et sans prétention. On peut constater dans ses interviews qu'il se permet même quelques vacheries désinvoltes.

Mais il me semble que Boudon n'a pas résolu l'opposition de la limitation de la rationalité des acteurs et de sa propre position sur la science, mais je n'ai pas lu ses derniers livres. Je voulais justement m'y remettre et en publier les commentaires. J'avais commencé l'an dernier par le petit livre sur les valeurs. Pour répondre à sa problématique, dans mes travaux récents, je considère qu'on ne peut pas se passer de la notion d'erreur, qui s'applique, de fait, également aux universitaires, et qui explique les étapes de la connaissance. Cela permet aussi d'intégrer le poids des structures. La différence est qu'on analyse les situations en termes de niveau de compétence et non en termes de la responsabilité morale qu'impliquerait une action délibérée.

Et comment je n'ai pas soutenu mon doctorat avec Boudon

Après mon DEA en 1986, mon projet de doctorat (« Logiques de la connaissance formelle et non formelle ») traitait de ces questions au moment où Boudon commençait à publier des livres sur le sujet. Je m'étais isolé en traînant un peu et je ne l'avais pas consulté. L'inconvénient de mon individualisme méthodologique personnel est que je considère de plus en plus que la discussion directe (sans parler des autres contraintes sociales et académiques) oriente vers toujours plus de conformisme. C'est démontré empiriquement par la forte polarisation idéologique libérale/marxiste de la réception de Boudon. Je ne travaille bien que tout seul.

Je me rends compte a posteriori que, comme je partais d'une critique de Bourdieu (holisme) et de Latour (relativisme extrémiste critiqué plus tard par Sokal), j'étais très proche de Boudon, dernière manière, sur la rationalité. Mais je le trouvais dépendant de certains aspects idéologiques trop classiques du libéralisme de droite. Il a souvent cédé à ces réductions politiciennes de ceux qui ne perçoivent pas sa dimension épistémologique beaucoup plus vaste. Dans des interviews récentes disponibles sur Internet, il me semble une victime complaisante des interactions avec ses admirateurs.

J'ai commencé mon doctorat peu après les débuts de la micro-informatique que j'ai pratiquée dès 1983. On commençait à parler beaucoup des sciences cognitives. Mon intérêt pour cette approche m'était venu par l'intermédiaire de Piaget. Quelques années auparavant, à Montpellier, mon prof d'épistémologie m'avait demandé des explications sur mon emploi du mot « cognitif », qu'on a mis plus tard à toutes les sauces. J'ai eu de nouveau une expérience de ce genre quand j'avais demandé, aux débuts de ma thèse, de faire une recherche sur le terme « axiologie/axiologique » [valeurs] dans la base de données Francis à la bibliothèque de Beaubourg. Le bibliothécaire ne connaissait pas le terme (ou l'avait oublié) qui correspondait aux intérêts de Boudon, en référence à la « neutralité axiologique » de Max Weber.

Dans mon doctorat, je voulais consacrer un chapitre à la critique des opposants à l'intelligence artificielle. La critique de l'impossibilité de l'IA par l'approche phénoménologique correspond à la critique philosophique classique de la rationalité ou de l'empirisme. J'étais en train de mettre en ordre mes notes et mes réflexions tout en participant aux réunions d'une Association pour la Recherche Cognitive, et j'avais été agacé que l'approche phénoménologique y soit un peu trop présente. J'ai décidé de rédiger d'abord ce chapitre et j'ai trouvé que la critique des positions des philosophes, linguistes et informaticiens, reprenait exactement les débats sur le holisme et le relativisme. Comme la quantité était plus que suffisante, je me suis contenté de cette partie.

Quand j'ai présenté mon travail presque complet (une étude critique de trois livres d'opposants à l'IA, à laquelle j'ai rajouté celle d'un autre livre et une conclusion), Boudon m'a critiqué assez sèchement en me disant que ce n'était pas un doctorat, et me reprochant tout spécialement l'emploi de sobriquets (Dreyfy, Weizy, Searly), dont j'avais affublé les auteurs critiqués. J'aurais pu lui dire que je m'inspirais des noms donnés aux programmes d'IA (un d'entre eux, déplaçant des blocs, s'appelait SHRDLU), mais je n'y ai pas pensé. En fait, après m'être demandé ce qu'il me reprochait en m'inquiétant de l'erreur que j'avais pu commettre, j'ai trouvé le reproche des sobriquets complètement ridicule. Ça ne justifiait évidemment pas de ne pas considérer l'ensemble comme un doctorat (même si la conclusion rédigée par la suite reliait mieux ma démarche à mon projet initial).

Mais il m'est aussi venu à l'esprit, plus récemment, qu'il est possible que Boudon ait vu dans mon travail une critique trop matérialiste de la phénoménologie. La possibilité de l'IA correspond à celle d'un programme de produire de la pensée, comme les êtres humains. Et c'est bien une remise en question de la philosophie allemande, dont Max Weber, un des auteurs préférés de Boudon, était l'aboutissement dans le domaine sociologique. À l'époque, je n'avais pas forcément les compétences pour comprendre les enjeux de cette problématique, où la question peut consister à savoir si le programme formel est matériel, ou si l'algorithmique est la solution aux apories philosophiques.

Dans la pratique politicienne, contrairement au discours de Boudon sur la rationalité et la science, l'antimarxisme libéral peut correspondre simplement à un retour à la religion des acteurs concernés, car le clivage sur la question religieuse est très présent dans la politique (et dans les deux camps). Chez les universitaires, ce « retour à la religion même » se manifeste sous la forme intellectuelle de la phénoménologie qui s'oppose à la machine et à la technique. Certaines interviews de Boudon sur Internet semblent justement confirmer cette possibilité. J'ai aussi montré plus récemment, à propos de l'affaire du pape Benoît XVI à Ratisbone, que la prétention de l'Église catholique à incarner la rationalité était très surfaite.

Plus académiquement, Boudon a pu se méfier un peu et me considérer comme incontrôlable. Il n'a pas eu tort sur ce point. En l'occurrence, c'est moi qui n'ai pas insisté. Mon problème, au fond, est que je considère que les universitaires ne sont pas très sérieux avec toutes leurs petites mesquineries habituelles. Je m'étais inscrit avec Boudon parce que je le trouvais au-dessus de ça dans ses écrits. À cette époque, j'avais surtout considéré que sa réaction avait été trop académique sur la question des sobriquets (outre quelques irrévérences possibles). Réflexion faite, c'est peut-être moi qui étais le plus académique des deux. J'aurais peut-être dû argumenter au lieu d'être vexé qu'on n'ait pas reconnu l'intérêt de mon travail, avec d'aussi piètres remarques ! Boudon n'avait peut-être pas prévu non plus que je n'insisterais pas. Après mon DEA, il avait regretté de ne pas pouvoir me proposer pour une des rares bourses, qui avait été réservée à des questions militaires (les systèmes d'aides à la recherche ont été mis en place un peu plus tard, mais avec des limitations d'âges qui m'en excluaient). J'aurais pu continuer, car j'avais été chargé de cours (encore plus mal payé à l'époque qu'aujourd'hui) à Paris III, deux années de suite (pendant un semestre chacune). Mais j'ai laissé tomber après cet épisode.

Dans un sens, mon travail a été reconnu, une quinzaine d'années plus tard, quand un doctorant de Paris VIII-Saint-Denis l'a plagié sur Internet où je l'avais mis en ligne. Mais ça a plutôt confirmé ma mauvaise opinion envers le monde universitaire. Tout ça n'est décidément pas très sérieux. Il faudrait vraiment changer les mauvaises habitudes et rétablir un peu de crédibilité. D'autant que la population plus instruite se laisse moins impressionner par les seuls titres ou la seule autorité de la tradition.

Jacques Bolo

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