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Références / Médias 30.6.2005

C'est la faute des médias (suite) !

vol. 2 : Bourdieu sociologue de la communication ?

Le livre de Pierre Bourdieu, Sur la télévision, paru en 1996, est une occasion ratée de traitement de la question des médias. Son analyse se fondait davantage sur ses préjugés que sur l'observation, contrairement aux exigences sociologiques minimales. On se demande d'ailleurs ce que Bourdieu allait faire dans cette galère, puisque c'est loin d'être sa spécialité. Et de fait, il n'apporte évidemment rien de neuf. Sur ce point, il a raison de dire lui-même à propos de son objet d'étude (de bavardage plutôt) que des faux spécialistes ou des spécialistes d'autres disciplines conviés à s'exprimer sur un sujet qu'ils ne maîtrisent pas ne peuvent dire que des banalités – et ceci en est une effectivement – pour faire plaisir à leur clientèle attitrée. Apparemment, cela ne fonctionne pas seulement avec la télévision puisque son éditeur peut le remercier pour son audience (385e classement parmi les ventes Amazon.fr au 30 juin 2005, dix ans après sa sortie).

Son point le plus pertinent consiste à remarquer comment les journalistes traitent avec déférence les invités célèbres, puissants, ou légitimes (pour employer son vocabulaire), tandis qu'ils traitent souvent avec condescendance, voire agressivité, les faibles ou les inconnus. Il prend le temps de développer l'analyse de la manipulation qu'ils subissent de la part de l'interviewer qui leur distille parcimonieusement les temps de parole. Il a parfaitement raison de suggérer que le journaliste devrait les aider au contraire à exprimer leur position pour compenser le déséquilibre.

Mais son propos est limité par le fait qu'il commente simplement une émission particulière, présentée par Jean-Marie Cavada, où des syndicalistes étaient sur la sellette, sommés qu'ils étaient de justifier une grève. D'une façon générale, il n'est pas de bonne méthode sociologique de généraliser à partir d'un seul exemple. Il est fort possible que son observation caractérise plutôt le ton particulier de ce journaliste-ci, et le fait que ces invités particuliers étaient intimidés. Ce n'est pas toujours le cas, ni de la part du journaliste, ni de la part des invités, qui pouvaient être des débutants cette fois-ci. Des délégués syndicaux aguerris tiennent habituellement mieux le choc.

Évidemment, pour qui connaît un peu ce média, cette situation existe, mais elle est contrebalancée par une résistance efficace de la part des invités. Les deux exemples canoniques sont ceux de Georges Marchais et de Jean-Marie Le Pen. Ce sont habituellement plutôt les journalistes qui sont en difficulté face à eux, ne serait-ce que par les limites de leur fonction. On connaît le célèbre « Taisez-vous Elkabbach » de Georges Marchais en 1978, qui ne sert d'habitude qu'à ironiser sur le secrétaire général du PCF alors qu'il caractérise plutôt sa réaction à la façon condescendante dont les journalistes le traitait (et qui correspond exactement à la situation décrite par Bourdieu au paragraphe précédent). De même, les prétentions des journalistes à se montrer plus fort que Le Pen, ou à combattre son idéologie en l'invitant ont toujours bénéficié à son parti, le Front national.

La docte ignorance

Il est vrai que Bourdieu n'aimait pas la télévision, et la regardait sans doute le moins possible. Son expertise en médiologie est superficielle, aussi sommaire cependant que celle du fondateur de la discipline en France, Régis Debray, qui regarde lui aussi assez peu la télévision selon ses dires. D'ailleurs, on a pu observer le même cas à propos d'internet avec Dominique Wolton, sociologue des médias qui avait laissé passer l'arrivée de l'informatique et d'internet (comme la plupart des universitaires). Débordé par la généralisation du phénomène qui le ringardisait, il a pu ainsi se raccrocher au train en commençant par en dénoncer les dangers – ça marche toujours. Il résume lui-même le propos de son livre Internet, et après ? par ces mots : « Relativiser le thème de la "révolution de la communication" et rassurer ceux qui se croient, à tort, dépassés ». Il faut bien rassurer sa clientèle, ou se rassurer soi-même !

La critique de la télévision sur le mode choisi par Bourdieu est simplement souvent le résultat de cette ignorance volontaire du phénomène qui perdure chez les intellectuels. Même quand ils y viennent finalement, ils s'en cachent le plus possible, ou adoptent des stratégies de minimisation ou des excuses pitoyables. Ce qui n'en empêche pas certains, comme nous le voyons, de s'intituler médiologues. Bourdieu mentionne évidemment les critiques habituelles de la télévision visant sa superficialité, son sensationnalisme, sa dramatisation, son uniformité, sa course à l'audimat, sa banalisation, sa recherche du scoop, sa démagogie, son influence, et surtout le règne de la vulgarisation (ce qui peut constituer en outre des incompatibilités). La superficialité tout aussi grande de son livre, qu'on a eu parfois tort de lui reprocher en tant que tel, est en fait incarnée par le jugement exclusivement à charge qui relève de la rationalisation de ses propres préjugés. Il faudrait quand même prendre en compte la place de la télévision dans le monde, le temps qui y est consacré, plusieurs heures par jour, qui mérite une attention plus soutenue de la part de qui s'intitule sociologue. Ne pas la regarder devrait disqualifier de ce titre. S'en vanter devient risible.

Tout ceci peut d'ailleurs expliquer que le tout petit livre de Bourdieu (lui si disert) ait été commenté avec condescendance par les membres des médias, vexés sans doute d'avoir été traités d'imbéciles (cf. « Les journalistes [...] n'étant pas toujours très cultivés », p. 49). Inversement, les partisans de Bourdieu y sont allés de leurs gloses et de leurs paraphrases serviles sans les confronter à l'objet télévision – pourtant généralement disponible. Ils obéissent en cela à ce qu'on peut appeler le principe Lazarsfeld, du sociologue américain qui avait observé chez le consommateur de média une tendance à sélectionner ceux qui renforcent ses opinions.

Les champs sociologiques et journalistiques

La supercherie de toute la sociologie de Pierre Bourdieu réside au fond dans cette absence presque totale de l'objectivité de l'analyse qui découle habituellement de la méthodologie sociologique fondée sur l'observation. Il s'agit non seulement de la confrontation de théories ou de présupposés à l'observation, mais bien de partir des observations elles-mêmes, ce qui a tout à voir avec le journalisme. L'oeuvre de Bourdieu est simplement une continuation du marxisme par d'autres moyens, profondément influencée sur le plan rhétorique par la vulgate kantienne pour son analyse de présupposés (et hégélienne pour les jeux de mots qu'il affectionne, comme "Leçon sur la leçon", etc.). Elle n'est sociologique que par ses objets, qui ne sont en général pas jugés digne de philosophie, d'où les perpétuelles auto-justifications de cet auteur en quête de légitimité académique. Son petit livre, Sur la télévision, lui permet ainsi plus de ressasser ses rancoeurs obsessionnelles que de parler de son objet d'étude.

Il résulte de cette philosophie pseudo-sociologique un jargon insupportable qui résume toute l'oeuvre de Bourdieu à un surcodage inutile. Ce point est assez général dans les sciences humaines, où le jargon sert à se démarquer et à former des sortes de sectes qui conditionnent l'existence professionnelle même. L'utilisation lancinante du terme "champ journalistique" reprend une de ses notions préférées qui ne signifierait rien d'autre que simplement "journalisme" s'il ne s'y ajoutait une sorte de structuralisme marxiste : le champ bourdieusien correspond à une dénonciation d'un déterminisme sociologique, économique ou culturel de la [prétendue] structure sociale capitaliste dans le secteur concerné. Cela résume le plus souvent son propos à prétendre expliquer un phénomène quelconque, ici le journalisme, par sa nature dans la tradition philosophique, et par ses déterminants économiques. Ce qui ne serait pas un trop grand problème si le procès ne se faisait donc pas seulement à charge. Nous avons l'illustration de ce jargon à propos de la télévision et des vulgarisateurs :

«Ainsi, le renforcement de l'emprise d'un champ journalistique lui-même de plus en plus soumis à la domination directe ou indirecte de la logique commerciale tend à menacer l'autonomie des différents champs de production culturelle, en renforçant, au sein de chacun d'eux, les agents ou les entreprises qui sont les plus enclins à céder à la séduction des profits "externes" parce qu'ils sont moins riches en capital spécifique (scientifique, littéraire, etc.) et moins assurés des profits spécifiques que le champ leur garantit dans l'immédiat ou à terme plus ou moins éloigné. (p. 89)»

Cela peut se traduire simplement par : "on devient plus vite célèbre en passant à la télévision que par ses mérites académiques". Ce qui serait assez trivial, si cela ne pouvait être remis en question par une analyse des deux termes de la comparaison. Outre que cela semble vouloir dire que l'objectif est la célébrité, ce qui est normal quand on parle en permanence de "profits symboliques" (autre thème bourdieusien), c'est négliger de façon inexcusable la fameuse "lutte pour la vie dans la cité scientifique" selon l'article fameux de Gérard Lemaine et Benjamin Mathalon (Revue française de sociologie, Avril-juin 1969, pp. 139-165). Et plus généralement, les profits symboliques semblent ne concerner ici que le passage à la télévision, sans considération des avantages bien plus durables du statut social du professeur, du scientifique, sans parler du statut de professeur au Collège de France. On sait que la célébrité télévisuelle est très fugace, et comporte des contraintes sévères qui ont un coût dans la vie quotidienne. Et on pourrait aussi rappeler que Marx était lui-même au moins autant, sinon davantage, un publiciste qu'un chercheur. Sans parler de tout chercheur qui peut fonder toute sa carrière sur une seule découverte. Ici encore, selon la tradition marxiste, l'analyse des déterminations, ou des présupposés, est utilisée très idéologiquement comme moyen de stigmatisation unilatérale. Bourdieu avouera lui-même qu'il a ses têtes de Turcs (pp. 62-63).

Neutralité sociologique

Un élément de méthode sociologique consisterait donc à instruire un procès des médias plus équitable. Notons que cette précaution constitue un fondement élémentaire du champ juridique qui ne semble pas s'être diffusé dans le champ sociologique ! Une analyse du journalisme de télévision peut évidemment considérer ses contraintes spécifiques vis-à-vis de la sociologie universitaire et de la presse papier. Cela permet par exemple de réfuter l'analyse en terme de concurrence, économique ou entre les journalistes, comme spécifique à la télévision. La presse écrite est évidemment aussi dépendante de ses actionnaires que la télévision. Quant aux professeurs ou chercheurs, ils ne travaillent pas gratuitement (même s'ils entretiennent le mythe de l'éducation gratuite). Sauf si l'on considère non leur production écrite qui leur est payée, mais leur absence de souci des débouchés de leurs étudiants, spécialement dans les sciences de l'homme ou l'université en général.

Le journalisme, surtout télévisuel, est généralement perçu comme superficiel. Mais il s'agit ici aussi d'une erreur d'analyse qui ne prend pas en compte sa nature en temps réel. Les historiens déplorent ainsi de ne pas avoir de recul pour juger des phénomènes (ce qui ne les empêche pas de déplorer tout autant le blocage trentenaire, cinquantenaire... des archives !). Cette erreur consiste à juger quelque chose qui correspond à des carnets, ou un feuilleton, avec les critères de l'essai ou du roman. Il ne faut donc pas considérer un article ou une séquence du journal télévisé, mais toute la série de reportages, d'interviews, d'enquêtes, de démentis concernant un fait précis, voire un ensemble de faits équivalents. Le tout constitue une image contrastée qui permet de faire le tour du sujet en donnant les différents points de vue. On peut considérer que l'audimat est aussi une contrainte qui oblige à faire entendre les opinions minoritaires ou originales pour susciter l'intérêt. Cette dramatisation qui consiste à exagérer les antagonismes est d'ailleurs également une contrainte de la vie politique démocratique.

Égalité devant la loi sociologique

L'autre point important de l'ouvrage de Bourdieu correspond directement à sa citation ci-dessus (p. 89) concernant les intellectuels-journalistes, les "fast-thinkers" (p. 38), les "ratés ou en voie de le devenir" (p. 73). Car son opposition à la télévision peut se caractériser assez globalement comme un simple refus de la vulgarisation. Le journalisme concernant à l'évidence le domaine du sociologue, la question se pose de savoir comment se réserver un monopole sur la connaissance du monde. Bourdieu va jusqu'à avouer benoîtement que "son rêve est que la sociologie devienne comme [...] les mathématiques [...] un champ dans lequel les producteurs n'ont pour clients que leurs concurrents. [...] Malheureusement, tout le monde s'en mêle." (p. 71).

Nous avons vu précisément quelles sont les connaissances si sophistiqués de la sociologie de Bourdieu sur la télévision qui se réduisent à quelques banalités critiques sur les médias traduites dans son jargon et expliquées par ses présupposés habituels. Cela se manifeste par exemple dans sa mise au jour de secrets de Polichinelle, comme celui où des hommes politiques révèlent leur familiarité, sinon leur connivence, dans un moment de relâchement où ils se tutoient à l'antenne. Chose que quelqu'un qui regarde normalement la télévision tous les jours a déjà vu cent fois. Car les spectateurs sont capables de se rendre compte des mêmes choses qu'un sociologue ! Et plus généralement, que Bourdieu dit-il de plus ici que ce qu'un de ces fast-thinkers qui parle très souvent de sujets semblables à la télévision (et peut critiquer sa superficialité, son sensationnalisme, sa dramatisation, son uniformité, sa course à l'audimat, sa banalisation, sa recherche du scoop, sa démagogie, son influence !).

Car c'est cela le vrai drame de la sociologie. Tout le monde peut en faire. Mais seul Bourdieu regrette sa banalisation. Au fond, il fournit lui-même la clé de sa réaction en rappelant à deux reprises l'hypothèse de Raymond Williams selon laquelle "toute la révolution romantique en poésie a été suscitée par l'horreur inspirée aux écrivains anglais par l'apparition de la presse de masse" (p. 50 et 81). Le rejet de la télévision par les intellectuels ou les universitaires peut être considérée comme un souci de démarcation du même ordre. Bourdieu ne tombe cependant pas dans l'idéalisation du passé de la télévision française, le temps de l'ORTF "pédagogico-paternaliste" (p. 55). Mais quel est alors cet « usage réellement démocratique des moyens de diffusion à grande échelle » (idem, p. 55). Serait-ce une télévision militante sur un mode tout aussi périmé ?

L'arrière fond élitiste omniprésent dans le texte de Bourdieu sur la télévision lui fait manquer la nature, et la contrainte grand public de la télévision (considérée de façon critique sous la forme de l'audimat). Encore qu'une re-différenciation se produise avec les chaînes thématiques qui permettent aujourd'hui des développements bien plus riches qu'un cours universitaire (ce dont Bourdieu déplorait l'absence existe depuis l'arrivée du cable et du satellite). Toute la question est là : l'éducation de masse, scolaire et universitaire, fournit de plus en plus de diplômés, beaucoup plus que de postes universitaires. Leur niveau intellectuel permet de comprendre ce que disent les sociologues. Ils produisent eux-mêmes des réflexions qui entrent en concurrence avec le savoir académique au point de sembler en contester la légitimité. Quelle ingratitude ! On constate alors que le résultat est un regret aristocratique, de la part des intellectuels académiques, des effets de ce qui était jadis un objectif de diffusion des connaissances. On se demande, en effet, ce qui est le plus décevant !

Jacques Bolo

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