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Relativisme / Démocratie - Avril 2021

Particularisme ouïghour et jacobinisme chinois

Résumé

Paradoxes du traitement des problèmes mondiaux, spécialement en ce qui concerne les droits humains en Chine.

Le quotidien Le Monde, dans son article « La folle semaine de la diplomatie chinoise contre les Occidentaux », rapporte les tensions croissantes entre la Chine et les États-Unis, à l'occasion du sommet du 18 mars à Anchorage, en Alaska. L'arrivée de Biden n'a rien changé par rapport à l'attitude de Trump.

La polémique a plus particulièrement porté sur la question ouïghoure dans la province du Xinjiang (ce qui peut aussi n'être qu'un prétexte pour justifier la défense d'intérêts économiques). Cette province autonome du nord-ouest de la Chine, 1 660 000 km/2 pour environ 25 millions d'habitants, jouxte la Mongolie, la Russie, le Kazakhstan, le Kirghizistan, le Tadjikistan, l'Afghanistan, le Pakistan et l'Inde. Les Ouïghours, généralement musulmans de langue turcique, représentent 45 % de la population et les Hans environ 40 %. On reproche entre autres à Pékin de vouloir diluer la population autochtone par une politique de peuplement ces dernières années.

Multilatéralisme

En réponse à ce qu'elle considère comme une ingérence américaine, la Chine a publié un rapport sur « les violations des droits de l'homme aux États-Unis en 2020 ». C'est une position et une stratégie intéressante. Le pli est pris de « parler des droits de l'homme ». Kadhafi avait d'ailleurs utilisé la même méthode en reprochant à la France son traitement des immigrés quand il avait été invité par Sarkozy en 2007. Mal en a pris au leader libyen, au cours de la guerre civile libyenne de 2011, on a raconté qu'il avait été assassiné par des agents français. Assad a retenu la leçon en Syrie, et je doute que la Chine se laisse faire. Malgré quelques hésitations, le multilatéralisme est en train de devenir la norme. Les reproches faits constamment à la Chine concernant les contraintes imposées aux GAFA devraient tenir compte du fait que la loi chinoise s'applique en Chine.

Il faut bien comprendre ce qui se passe actuellement et le cas de la Chine permet de s'en rendre compte. Les échecs du « nation building » un peu partout au Proche-Orient reposent sur le non-dit que ces pays sont arriérés par rapport aux démocraties occidentales. C'est la version contemporaine des « bienfaits de la colonisation », sans le dire ou en le disant (pour le statut des femmes en Afghanistan par exemple). L'idée implicite est qu'il s'agit de civiliser les sauvages. Ça marche pour les représentations des Africains, du fait que leurs diverses civilisations sont inconnues, mais ce n'est pourtant pas le cas de l'Irak, bien qu'on l'oublie. À l'époque des guerres du Golfe, j'avais parlé de la guerre du dernier empire contre le Premier Empire.

Pour la Chine, c'est un peu différent. On n'a pas oublié qu'il s'agit d'« une grande civilisation millénaire », comme disent les discours d'ambassadeurs ou ceux des voyages officiels de chefs d'État. La Chine s'était un peu endormie au XIXe siècle, puis un peu engourdie avec le communisme, mais ça y est, elle s'est réveillée. Et le monde tremble, comme pourrait dire Peyrefitte. La Chine reprend le rang qui était le sien.

Dans toutes ces affaires, un problème est d'ailleurs que le modèle démocratique proposé n'est pas vraiment déterminé, même si on semble penser le contraire. Les « valeurs », dont on a plein la bouche, sont très relatives. Par exemple, les Français ne sont pas vraiment d'accord pour qu'on leur impose le modèle américain. Il faut arrêter de croire que les peuples et les gouvernements étrangers vont être touchés immédiatement par la grâce démocratique. C'est seulement le cas de certaines élites locales (qui manipulent à l'occasion les gouvernements occidentaux, comme ce fut le cas en Irak). Mais la majorité populaire est souvent traditionaliste. C'est d'ailleurs aussi le cas des États-Unis, de la France et de tous les pays du monde, du nord au sud et de l'est à l'ouest.

État total

Paradoxalement, contrairement à l'idée souverainiste ou démocratique, la réalité de la géopolitique correspond à l'empire. L'impérialisme est la forme historique normale de l'hégémonie politique. Elle n'est contenue que par la géographie, les moyens techniques de l'époque concernée et la rencontre d'un autre empire avec les mêmes contraintes. Le but est l'« État total », anticipé par le volontarisme totalitaire ou l'État providence. Concernant la nation, il n'est pas besoin de rappeler que le livre de Renan a montré qu'elle ne correspond à aucun critère objectif, contrairement à l'idée nationaliste habituelle (le fait que son livre soit une sorte de blague, comme je l'ai montré, est un autre problème). Il en résulte que les prétendues nations sont des accidents de l'histoire.

Il ne faut pas parler de « nation building », mais de construction de l'État. La question n'est pas simple : on le voit avec la contestation de l'État fédéral par les « états » américains et le rejet de l'UE par les souverainismes européens. Le Brexit a soulevé la question de l'indépendance de l'Écosse. L'idée de nation et sécessionniste et conduit à l'épuration ethnique.

« Séparatisme » et « totalitarisme » chinois

On a tort de ne pas écouter le gouvernement chinois et de considérer les questions ouïghoure ou démocratique comme entendues. Les catégories politiques réelles s'appliquent partout. Inversement, il ne faut pas détourner le sens des mots, comme l'a fait le président Macron avec l'emploi de « séparatisme » pour désigner le « communautarisme » (lui-même contourné). La politique commence avec la désinformation.

La situation au Xinjiang correspond exactement à la situation française décrite par l'acception macronienne du terme séparatisme. Le problème de Pékin est aussi de faire face au terrorisme islamiste et au particularisme musulman au Xinjiang. La différence est que, jusqu'ici, la Chine considérait ses « provinces autonomes » selon un principe relativement multiculturaliste, contrairement à la France jacobine. Mais c'était à condition que ces provinces ne soient pas « séparatistes », dans les deux sens, sécessionniste et communautariste. La Chine est devenue plus jacobine entre-temps.

Concrètement, la différence sur le plan régalien consiste dans le fait que le gouvernement central de Pékin applique sa politique de façon inflexible. On l'a vu avec la pandémie du Covid-19. Quand une décision est prise, tous les moyens de l'État sont employés pour l'appliquer. Sur l'aspect totalitaire, j'avais proposé d'interpréter le problème dans les termes de la blague attribuée à Coluche, Woody Allen ou Jean-Louis Barrault : « la dictature, c'est ferme ta gueule. La démocratie, c'est cause toujours ! » En Chine, les mots ont un sens, on ne parle pas pour ne rien dire. En France, on discute et on ne sait plus vraiment ce qui correspond à des directives, des promesses ou des intentions. D'où une certaine insatisfaction. On a tort de considérer la Chine comme totalitaire au sens de dictature. Il s'agit plutôt d'un « État total » au sens d'une administration généralisée, ce qui peut se dire « socialisme » aussi. Les vrais problèmes correspondants à cette situation sont ceux de la bureaucratie (et de la corruption).

Assimilationnisme et droits humains

Dans le cas ouïghour, les mesures contre les deux acceptions du séparatisme ont été prises. Cet assimilationnisme forcé correspond au projet des islamophobes français les mieux intentionnés - les autres souhaitent l'expulsion (ou pire). Au Xinjiang, on parle de surveillance généralisée, d'internement dans des camps de travail que Pékin considère comme des centres de formation, et même des installations forcées de « colocs » chinois dans les familles mêmes, outre l'obligation d'apprendre le chinois et le discours du parti. C'est à proprement parler de l'assimilationnisme obligatoire. Plus généralement, pour toute la Chine, on peut considérer que la conception chinoise ressortit d'une construction de l'homme nouveau sous le contrôle de l'État.

On reproche à la Chine un génocide culturel ou ethnocide et des atteintes aux droits humains. Le fait est que cette nouvelle approche « jacobine » tranche avec le discours officiel de conservation des traditions locales pour les peuples non-hans, qui sont peu nombreux (8 %) par rapport au milliard et demi de citoyens chinois, mais qui occupent une grande partie du territoire de la Chine (60 %). Ce sont cependant des zones désertiques ou montagneuses comme le Tibet.

Concernant les mauvais traitements dans les camps de travail, les viols commis par les Hans imposés aux familles ouïghoures, etc., la question est toujours de distinguer les abus de pouvoir commis par des individus de la responsabilité de l'État central. Ces exactions correspondent à la question générale de la corruption ou des abus de pouvoir, en Chine comme partout ailleurs (d'où le rapport chinois contre les États-Unis). La responsabilité de l'État chinois proprement dit relève justement de sa capacité à appliquer correctement ses directives. Il est évident que le gouvernement chinois devrait s'en inquiéter davantage qu'il ne semble le faire et sanctionner sévèrement les graves manquements en question.

Universalisme et bonne gouvernance

Dans le cas des minorités en particulier, la sensibilité chinoise à la question de leur colonisation par les Occidentaux devrait encourager Pékin à ne pas commettre les mêmes dérives impérialistes. L'argument des bonnes intentions, comme celui des bienfaits de la colonisation, n'excuse pas les exactions commises par des individus, spécialement s'ils sont des agents de l'État. Si Pékin récuse l'idée d'universalisme portée par l'Occident, il lui faut accepter qu'elle ne signifie ici que la cohérence et la réciprocité sur ce genre de pratiques.

Le dénigrement des opposants et des militants à l'étranger est une mauvaise stratégie. L'erreur des manifestants de la place Tiananmen était de s'opposer bêtement à un gouvernement qui portait grosso modo les réformes qu'ils souhaitaient. De même, le gouvernement actuel doit comprendre que les critiques visent d'abord les fautes qui sont commises et qui discréditent les tentatives de traitement des problèmes concrets. On a constaté ce processus au début de l'épidémie de Covid. Le médecin Li Wenliang qui a lancé l'alerte, lui-même décédé du Covid-19, ne visait pas à créer le désordre. Ce sont ceux qui l'ont sanctionné, en croyant bien faire, qui ont appliqué des procédures fautives qu'il faut réformer. La difficulté est précisément d'évaluer le bien-fondé d'une réclamation, pour les autorités comme pour les protestataires.

C'est le problème concret des états modernes. Les lois ont toujours eu l'inconvénient de ne pas correspondre forcément aux réalités du terrain, outre leur aspect dictatorial éventuel au cours de l'histoire. Mais les États modernes croulent sous les réglementations et les technologies actuelles accentuent encore les possibilités et les prétentions à contrôler tous les comportements. Apparemment, la tradition chinoise millénaire avait déjà ce côté tatillon. Le socialisme peut aussi être considéré comme un biais d'intellectuels qui prétendent tout définir au préalable.

Les lois elles-mêmes sont sans doute ce qui génère en partie la possibilité de déviance. Il ne faut pas oublier que les lois et les sanctions existent parce qu'on leur désobéit ou, au moins, qu'on ne leur obéit pas spontanément. L'exemple des « dix commandements » signifie que les moeurs antiques visées (meurtre, adultère, vol, mensonge, superstition, impiété, etc.) n'étaient pas meilleures que les moeurs modernes, contrairement à ceux qui parlent de décadence (au moins depuis cette époque d'ailleurs).

La Chine moderne a tort de développer une attitude obsidionale due à l'évitement systématique des conflits au nom de l'harmonie. Son désir de contrôle interne est difficilement opérant à l'extérieur. Elle doit plutôt échanger des expériences avec les autres pays. La Chine ne doit pas oublier qu'elle a perdu l'avance qu'elle avait jadis dans beaucoup de domaines sur les autres continents parce qu'elle s'est refermée sur elle-même juste au moment de la première mondialisation par les grandes découvertes des Européens. La Chine peut aussi constater que son rebond récent correspond précisément à l'ouverture au commerce mondial. Il va lui falloir assumer son leadership sans retomber dans l'isolationnisme ou céder à l'impérialisme comme l'ont fait les Européens. Ce sera d'autant plus difficile que les Occidentaux réagissent mal à l'accroissement de la puissance chinoise. Ce n'est pas le moment de les inquiéter en donnant raison aux factions occidentales qui essaient de pousser à l'affrontement.

Jacques Bolo

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