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Références / IA - Avril 2019

Catherine Malabou, Métamorphose de l'intelligence : Que faire de leur cerveau bleu ? (2017)

Résumé

Ce livre est une enquête sur l'histoire de la notion d'intelligence que Catherine Malabou avait conçue d'abord dans un cadre exclusivement neuronal et qui lui fait admettre aujourd'hui la possibilité de l'intelligence artificielle par la capacité de l'informatique de simuler le fonctionnement du cerveau. Son approche complémentaire qui intègre les théories de Piaget me paraît plus convaincante que sa référence à Bourdieu sur la question épigénétique.

Catherine Malabou, Métamorphose de l'intelligence : Que faire de leur cerveau bleu ?, éd. PUF, Paris, 2017, 182 p.

Le principal intérêt du livre de Catherine Malabou est de constituer une forme de mea culpa à propos de son ancienne opinion sur l'impossibilité philosophique de l'intelligence artificielle. Elle est très explicite sur ce point en considérant son précédent livre comme « devant être révisé, voire entièrement réécrit » (pp. 107-108). C'est le cas de beaucoup de publications, puisque c'est ça la science, mais les erreurs sont rarement corrigées, ce qui entretient de nombreuses confusions, surtout dans les disciplines des sciences humaines. Cette autocritique est donc d'autant plus méritoire de la part de Malabou, même si elle n'abandonne pas son hypothèse initiale : elle l'adapte simplement à la nouvelle réalité technique disponible. C'est effectivement la moindre de la conscience professionnelle de la part d'une universitaire.

La position initiale de Catherine Malabou est donc fondée sur son « exploration [...] de l'espace [...] entre vie biologique et vie symbolique. [...] Le terme générique de vie symbolique désigne précisément toutes les dimensions de la vie qui ne se laissent pas réduire... à la vie » (p. 9). Elle considère que « le symbolique et le biologique sont originairement et intimement mêlés [...et que] le cerveau représente à l'évidence le lieu de leur croisement » (p. 10). Cela nous dit simplement qu'elle traite du lien entre les idées et le cerveau. Mais comme Malabou le dit elle-même, la « question [est] de savoir si l'intelligence est réductible à un ensemble de dispositions cérébrales » (p. 10).

La question des idées est le grand problème de la métaphysique. On peut remarquer que Clément Rosset dont je parlais le mois dernier traitait la question des idées par la fiction alors que Malabou utilise l'approche d'un réductionnisme biologique et plus spécifiquement neuronal. D'où la position initiale sur l'intelligence artificielle que Malabou est forcée de réviser après avoir « longuement pensé que la plasticité neuronale interdisait toute comparaison entre le cerveau 'naturel' et la machine [...]. Or les dernières avancées de l'IA [...] ont rendu cette position plus que fragile » (p. 11) et plus particulièrement du fait que « le projet Blue Brain [2005], basé à Genève, a pour objet de créer un cerveau synthétique, réplique de l'architecture et des principes fonctionnels du cerveau vivant » (idem). Elle en vient même à envisager la possibilité d'une « hybridation entre le vivant et la machine » (p. 12) qui correspond au transhumanisme.

L'alternative sur la question de l'intelligence artificielle symbolique considère que les aspects fonctionnels (sur le principe de la marche remplacée par la roue) ne sont donc pas cérébraux, mais conceptuels. La faiblesse de la position philosophique de Malabou et de la phénoménologie opposée à l'IA par l'idée d'« inscription corporelle de l'esprit » consiste dans l'aspect paradoxalement purement verbal du réductionnisme : il consiste simplement à dire que quelque chose doit bien exister dans le cerveau pour matérialiser n'importe quel concept. Mais n'importe quel concept existe aussi dans les circuits ou la mémoire d'un ordinateur sans avoir besoin de simuler l'organisation neuronale.

Histoire de l'intelligence

Pour expliquer son revirement partiel, Catherine Malabou nous propose un rappel de l'histoire de la notion d'intelligence. Quand on parle de construction de la réalité, ou de déconstruction, c'est de ce genre d'opération philologique qu'il s'agit. Elle porte évidemment davantage sur le mot d'intelligence que sur la chose, qui existait bien avant. Malabou caractérise l'intelligence comme une redéfinition de l'esprit (p. 13) et évoque judicieusement l'épisode du « procès de l'intelligence » (p. 14), qui correspondait globalement à la position romantique opposée aux Lumières (j'ai déjà commenté le livre de Wolf Lepenies qui évoque aussi cette polémique). Plus précisément, le débat a eu lieu à la fin du XIXe siècle avec l'opposition de Bergson (1859-1941) à la psychologie expérimentale de Ribot (1839-1916). Si on veut être aussi matérialiste que le réductionnisme neuronal, on pourrait aussi considérer que le procès du concept d'intelligence est aussi un produit de l'intelligence, qui se réduit simplement à une concurrence pour les chaires universitaires de l'époque.

Catherine Malabou rappelle également que « la 'theoria' implique d'assister à l'idée comme on assiste à un spectacle. [...] Le transcendantal kantien est une sorte de ready-made, une structure préalable, qui sans être innée, interdit toute question des origines » (p. 16). Effectivement, l'intelligence comme processus s'oppose à l'idée comme réminiscence, sur le modèle platonicien récurrent en philosophie. Cela revient quand même à dire que ces idées sont innées, surtout quand on parle de structure du cerveau. La transcendance indiquant éventuellement une origine divine. Ce « procès de l'intelligence » consiste en fait à refuser la possibilité qu'elle soit analysable, d'où le refus de la psychologie expérimentale. Pour le Bergson de L'Évolution créatrice, contre Taine et Ravaison, l'intelligence n'est pas individuelle, mais une capacité d'adaptation « provenant de la vie » (pp. 16-17). Ça va très loin : pour Bergson, « l'intelligence tourne le dos à la vie. [...] Elle est caractérisée par une incompréhension naturelle de la vie [...qui] ne saurait penser la continuité vraie [...] et pour tout dire, cette évolution créatrice qui est la vie » (p. 18). Il faudrait peut-être envisager que c'est simplement une référence à la religion catholique et Jésus disant : « je suis la résurrection et la vie » (Jean, 11:25). Le propre de la philosophie est de conserver les anciennes erreurs (éventuellement du fait des fausses étymologies) et d'être la servante de la théologie dans la tradition scolastique (les philosophes modernes, qui oublient leurs bases, prétendent aujourd'hui que c'est la science qui est au service de la philosophie).

Catherine Malabou mentionne aussi Marcel Proust : « chaque jour, j'attache moins de prix à l'intelligence » (p. 20), ainsi que le thème de la bêtise dans la pensée française (Flaubert, Proust, Valéry, Deleuze, Derrida), qu'il faut comprendre comme automatisme (p. 21). Rappelons que Bergson disait que « le rire est le mécanique plaqué sur le vivant ». On comprend donc mieux l'origine de l'opposition à l'intelligence artificielle. Mais il aurait aussi fallu mentionner le fait que la psychologie expérimentale de la fin du XIXe siècle était représentée d'abord par l'étude des réflexes conditionnels (1890) par Pavlov (1849-1936). L'opposition philosophique classique de l'homme à l'animal pouvait considérer que l'esprit humain consistait en autre chose qu'un dressage pour faire saliver un chien quand il entend une sonnette associée antérieurement à de la nourriture. Auparavant, les études « psychologiques » consistaient surtout dans celles des « caractères » des personnages littéraires, qui tournaient souvent aux stéréotypes.

Malabou précise donc que « la résistance au déterminisme biologique et mécanique a conduit les philosophes de la seconde moitié du XXe siècle à opposer une résistance intraitable aux prétentions de la psychologie et de la biologie, une résistance qui s'accompagne souvent d'une profonde technophobie » (p. 22). Il faudrait plutôt parler des deux premiers tiers du XXe siècle (j'ai parlé de Spengler, Ortega y Gasset, Berdiaeff et de Heidegger à ce propos), spécialement pour la tendance chrétienne, le dernier tiers du siècle s'est livré simplement à un mauvais pastiche répétitif de Heidegger.

La réalité de cette histoire de l'intelligence est que Malabou s'oppose surtout à la conception originelle de la notion chez Galton (1822-1911) « défenseur du caractère héréditaire du 'génie' et fondateur de l'eugénisme » (p. 31), ou de la dérive de la psychologie expérimentale avec l'usage des tests de QI en termes de jugement de valeur, alors qu'à l'origine les tests Binet-Simon avaient pour « but d'aider les élèves en difficulté » (pp. 32-33). L'affaire a tourné rapidement au thème de l'hérédité des dons et de la « supériorité écrasante de l'inné sur l'acquis » (pp. 38-39). Il faudrait mentionner cependant que la critique de la génétique est allée jusqu'à sa négation grotesque par le lyssenkisme stalinien (mais on a tendance à l'effacer de la photo, selon les habitudes prises à cette époque).

En France, la réalité de la critique philosophique de l'intelligence se situait quand même surtout dans le cadre de la philosophie de Bergson qui lui préférait l'intuition (pp. 59-60). La problématique épistémologie classique consiste à savoir d'où viennent les idées, en particulier les théories scientifiques. Mais le cadre bergsonien consiste à prétendre préférer la qualité à la quantité : « les qualités intellectuelles ne se mesurent pas comme des longueurs » et va jusqu'à prétendre qu'on ne mesure pas une intensité (pp. 61-62). Ce qui est vraiment n'importe quoi. Contre la réplique classique de Binet selon laquelle l'intelligence c'est ce que mesure son test, Malabou oppose la référence à d'autres types d'intelligence par Morin : « L'intelligence, ce n'est pas seulement ce que mesurent les tests, c'est aussi ce qui leur échappe » (p. 59). Mais il s'agit ici d'un simple jeu de mots, contre ce qui se voulait une « définition opératoire » chez Binet (outre le sens de la repartie). Le problème est que Morin fait référence à l'inconnu pour définir quelque chose, contrairement à Binet, au lieu d'améliorer le test. Les boutades appartiennent au mécanisme du discours mondain, du genre de celles qu'on oppose à Darwin sur sa famille simiesque. La métaphysique verbale de Bergson en est un peu la version académique, d'où son succès.

Il faut bien être sensible au contexte réel. Malabou rappelle opportunément certaines exagérations, comme chez Canguilhem, où l'enquête psychologique est une affaire de police (p. 63) et son principe « c'est la définition de l'homme lui-même comme outil. [...] Il s'agit de développer obéissance et soumission politique » (pp. 64-66) [1]. À l'époque de Canguilhem, on était toujours dans le cadre pavlovien, avec des expériences douteuses de psychologie sociales (surtout américaines). Mais la critique évoquée, paradoxalement spiritualiste bergsonienne, tourne souvent à la paranoïa gauchiste (héritée du contexte de la guerre froide), outre le fait que les communistes prétendaient défendre la liberté à l'époque même du stalinisme. Foucault et Agamben parlent ainsi d'« intelligence et biopolitique » (p. 67) et de « mécanisme régulateur du pouvoir » (p. 68), avec les questionnaires comme moyens de « faire parler » : « qu'est-ce qu'un test d'intelligence sinon un élément clé des 'procédures d'aveu' ? » (pp. 69-70). La problématique scientifique de l'enquête est discréditée insidieusement, sans doute par référence à l'introspection comme seul critère, bizarrement idéaliste, quand le cadre proposé est  « la philosophie à gauche, la psychologie à droite » (p. 67). On a même droit à l'étymologisme risible d'Agamben : « en anglais d'ailleurs, le terme 'intelligence' évoque en priorité [...] l'ensemble des réseaux informatiques de surveillance » (p. 69). Les philosophes ne sont pas sérieux.

On se demande d'ailleurs ce que Malabou pense vraiment de ceux qu'elle cite sur le sujet. C'est un biais universitaire fréquent de ne pas exprimer de distance critique minimale dont le monde académique se fait pourtant une gloire, ostensiblement usurpée donc. En parlant d'intelligence et technoscience (p. 70), elle mentionne évidemment Heidegger à Athènes en 1967 : « le monde scientifique est régi par la 'calculabilité' » en rappelant que « dans L'Introduction à la métaphysique, Heidegger voit dans l'intelligenz une falsification de l'esprit (geist). » (p. 71). Elle pourrait ajouter qu'en allemand, Geist veut dire aussi fantôme, si on joue à ces jeux. Le point important qu'elle note est bien l'influence inavouée de Bergson sur Heidegger (p. 71-72). Du coup, l'influence de Heidegger en France pourrait aussi se lire comme un retour (crypté) au bergsonisme académique si prégnant.

Dans sa référence suivante à « Intelligence et bêtise » (p. 73), où la défense de l'intelligence par elle-même serait une forme de bêtise, tant pour la psychologie que pour la philosophie (pp. 73-74), Malabou pourrait rappeler la bêtise du nazisme de Heidegger, selon le propre aveu de ce dernier. Ce thème de la bêtise est développé par la lecture de Monsieur Teste par Derrida : « [M. Teste] a entrepris de tuer en lui la marionnette [...], l'intelligence au sens même où la définissent les psychologues, l'automate des stéréotypes, des réponses toutes faites, des clichés » (p. 74). On voit que le Monsieur Teste (1896) de Paul Valéry (1871-1945) correspond à l'époque pavlovienne de la psychologie qui a persuadé les philosophes qu'ils étaient plus intelligents, c'est-à-dire ici prétendument plus intuitifs. Bizarrement, Derrida critique que ce soit au nom du « moi conscient lucide » (pp. 74-75), alors que sa déconstruction devrait plutôt viser la contextualisation. Celle que je propose voit ici une critique marxiste de l'individu libéral réputé rationnel. Le marxisme devrait rester un rationalisme plutôt qu'un irrationalisme romantique heideggérien. Le poids de l'institution fait régresser la philosophie à la scolastique dans sa version « servante de la théologie » plutôt que de la science. Derrida s'en sort par des jeux de mots circulaires : « l'essence de la bêtise [...], je crois qu'elle n'en a pas [...]. Je chercherais du côté de l'essence [...] comme entêtement têtu à être » (p. 75), ce que Malabou interprète : « l'intelligence et la bêtise ne font qu'un » (p. 76).

Mea Culpa

Catherine Malabou nous avait donc annoncé que « c'est en lisant Dewey et Piaget que j'ai découvert une autre manière d'aborder l'intelligence » (p. 22). Elle précise que « pour Piaget, l'intelligence est un point d'arrivée. [...] L'intelligence est la construction progressive de ce qui apparemment ne se construit pas, à savoir la structure logique du jugement, pourtant antérieure à toute expérience. [...] La psychologie génétique est en réalité une épigénétique [...]. L'intelligence se situe très exactement entre le transcendantal et l'empirique » (pp. 24-25). Tandis que « Pour Dewey, l'intelligence se situe très exactement entre moyens et fins », elle est collective ou impersonnelle (pp. 26-27). L'épigénétique étant le moyen qui permet à Malabou de conserver le réductionnisme biologique en intégrant le rôle de l'environnement.

Malabou signale donc « trois métamorphoses de l'intelligence : destin génétique, épigenèse et simulation synaptique, pouvoir des automatismes » (pp. 27-28), mais fondamentalement, elle reste toujours dans le cadre initial du réductionnisme neuronal par opposition à un cognitivisme logique. Elle admet maintenant une possibilité de mécanisation par les « machines synaptiques » (p. 29) parce que douées de plasticité. Malabou semble cependant reculer en parlant d'une possibilité de « dé-spritualisation ou d'une dé-symbolisation » par le « capitalisme cognitif », et fait référence au physicien Stephen Hawkins alertant sur les risques de l'IA en 2014 (p. 30).

Il faudrait dire plutôt que la plasticité du hardware équivaut toujours à celle du software : un microprocesseur est un câblage logique. D'autant que la plasticité est depuis toujours la définition de l'IA de fait de la possibilité d'autoprogrammation, par opposition à la programmation impérative classique. Le vrai problème de la philosophie est ici plutôt la tendance à vouloir forcer une synthèse des connaissances disponibles en les raccordant aux traditions (sur le modèle de la scolastique). Il faudrait admettre que les connaissances sont partielles et ne progressent pas toutes de concert. Ce sont plutôt les tentatives de boucher les trous qui provoquent précisément des réorganisations des fausses synthèses antérieures qui étaient souvent fondées sur des analogies verbales ou symboliques.

La problématique réelle de Catherine Malabou était de s'opposer à la conception génétique, héréditaire, de l'intelligence. Comme justification, dans son cadre conceptuel neuronal personnel, Malabou signale que l'Human Genome Project (HGP) achevé en 2003 a échoué à trouver le gène de l'intelligence (p. 54). Mais le projet Blue Brain lui semble plus prometteur puisqu'il correspond à ses critères de simulation synaptique. Ainsi, elle peut accepter l'idée d'intelligence et « cesser d'opposer l'intelligence à elle-même - à l'intellect ou à la machine » (p. 77).

Étrangement, Bourdieu est appelé à la rescousse pour contrer la critique des sciences humaines (psychosociologie) par la philosophie, comme les cas de « Barrès, Péguy, Maurras, Bergson, Agathon (pseudo de Massis et Tarde) contre le scientisme de Taine et Renan » (pp. 78-79). Malabou fait bien de l'imputer à la négation du corps, quoique pour ces auteurs, le problème soit plutôt le rejet du matérialisme et de l'empirisme ou, justement, de la « déspiritualisation » dont elle parlait (voir Berdiaeff en particulier).

Malabou oppose à ces philosophies que « l'idée d'ancrage biologique de l'intelligence ne mène pas nécessairement au biologisme. En témoigne la définition bourdieusienne de l'intelligence comme 'conditionnabilité', c'est-à-dire comme 'capacité naturelle d'acquérir des capacités non naturelles, arbitraires' » (p. 80). Pour Bourdieu, le principe est simplement que « tout apprentissage est une 'transformation sélective et durable du corps qui s'opère par renforcement ou affaiblissement des connexions synaptiques' » (idem). Cependant, alors que le terme arbitraire chez Bourdieu est censé représenter le social, la connaissance n'est pas arbitraire par définition. Elle aussi est déterminée, mais moins par le cerveau que par le monde objectif (d'où la « conditionnabilité » de Bourdieu). Il faudrait souligner que l'intelligence concerne plutôt la prise de conscience et la formalisation explicite, par opposition à l'adaptation en général, qui concerne effectivement le cerveau, mais pas spécifiquement humain.

Outre une formulation bizarre qui semble en attribuer l'anticipation à Bourdieu, Malabou considère que l'épigénétique provoque un changement de paradigme : « la découverte du rôle central de la plasticité neuronale a provoqué une redéfinition de l'intelligence, en rupture avec l'innéisme et le déterminisme génétique strict » (p. 81). Notons que l'épigénétique de Waddington, qui a été développée à la fin du XXe siècle peut correspondre à un autre nom du lamarckisme traditionnel (celui de Piaget en particulier), et que dire que « les plantes par exemple gardent la mémoire cellulaire de changements climatiques » (p. 84) pourrait faire penser à Matière et Mémoire de Bergson.

Dire que « la théorie de l'épigenèse par stabilisation synaptique est donc le contraire d'un innéisme » (p. 87) me paraît rester un réductionnisme biologique. Malabou semble ainsi penser que la biologie apporte une caution scientifique à Bourdieu quand Changeux parle des « bases mentales de l'habitus » (p. 87). Le réductionnisme consistant à dire que « l'habitus prend précisément sa source dans les sites neuraux de traitement de l'information » (pp. 88-89) peut finir en simple pédantisme (classique mise en mots savants de truismes). Concrètement, ce discours dit que si quelque chose existe, c'est que quelque chose de matériel le permet. Le seul intérêt est de contredire la philosophie qui résout ses causes finales par une intervention divine.

L'habitus comme adaptation du corps à l'environnement : « si bien que 'les structures cognitives [...] sont le produit de l'incorporation des structures du monde » (p. 89), me paraît un mélange de pavlovisme et de structuralisme. Outre la connotation fortement théologique consistant à dire que « l'habitus est donc un moyen à la fois biologique et social qui scelle l'union du cerveau et du corps » (p. 89), la problématique caractérise surtout la difficulté de la gauche pour accepter la notion d'intelligence. On a même droit à une justification de l'émotion, via « un jeu de mots heideggérien [...] que la disposition est exposition » (p. 90) selon Bourdieu lui-même, pour dire en fait qu'on apprend par essai et erreurs ! Tout cela peut éventuellement se limiter à la question du vocabulaire employé.

En fait, le rôle de précurseur de l'épigénétique devrait plutôt être attribué à Piaget (avec la réserve que l'on considérait plutôt cela comme lamarckien précédemment). Ce qu'admet évidemment Malabou : « Piaget avait déjà instauré un dialogue entre biologie et psychologie. [...] Il a su d'emblée [...] caractériser [l'intelligence] comme plasticité et mobilité, non comme prédestination » (p. 91) dans Biologie et connaissance (1967). Plutôt que d'une anticipation, on devrait dire qu'il s'agit d'une analyse correcte dès le départ. Du coup, il aurait aussi fallu lire Piaget (1896-1980) beaucoup plus tôt. Il partait d'ailleurs d'une révision de son propre bergsonisme dès avant 1920, et il critiquera la position philosophique anti-psychologie expérimentale dans Sagesse et illusion de la philosophie (1965), dont j'ai déjà fait le compte-rendu. J'avais aussi utilisé la référence piagétienne de Malabou, La Psychologie de l'intelligence (1967), dans mon propre livre sur l'intelligence artificielle en 1996.

Malabou mentionne aussi Piaget pour critiquer le QI, qui ne mesure que le niveau atteint selon lui (p. 94) par opposition à ses stades intellectuels comme « étapes universelles du développement » (p. 93) sachant que « le processus comme tel présente un plus fort pouvoir explicatif que le stade » (idem). Ce qui revient un peu à valider la critique du test sans en retenir la validation (Piaget a travaillé avec Binet et Simon). Le fait est que les étapes cognitives sont simplement le niveau atteint par le sujet à un moment donné, mais il y a des différences entre les sujets que mesure le test. Si « le but de la psychologie n'est pas de [...] hiérarchiser les individus, mais de comprendre ce que veut dire faire des erreurs de logique alors que la logique ne fait pas d'erreur » (p. 101), ce sont quand même les individus réels qui font des erreurs et précisément pas la logique.

Considérer que « Piaget parle à plusieurs reprises de 'mécanisme réel de l'intelligence' » qui consiste à « savoir comment la logique interfère avec la vie » (p. 95) me paraît être aussi une récurrence bergsonienne (par cette référence un peu mystique à la vie) alors qu'il s'agit d'ouvrir la boîte noire. Le point important est bien, comme le note Malabou, que la psychologie montre « comment l'intelligence se constitue en s'adaptant à la logique » au lieu de correspondre à une logique déjà constituée et innée (p. 96). La conception de Piaget est bien que : « la logique est une axiomatique de la raison dont la psychologie de l'intelligence est la science expérimentale » (p. 101), avec la restriction que la logique n'est pas achevée non plus. Ce sont certains individus particuliers qui la construisent.

L'inconvénient du biais réductionniste pour s'opposer à l'idée innéiste de l'intelligence est de limiter l'intelligence aux structures du cerveau tout en disant pourtant le contraire à travers les apprentissages. Pour ce réductionnisme, l'épigénétique devient alors un « inné-acquis ». On reconnaît ici l'habitus de Bourdieu, dont j'ai déjà souligné le biais de justifier ainsi l'inégalité sociale qu'il prétend combattre. Ce que Malabou appelle « l'hérédité plurielle » (p. 102) consiste effectivement dans le développement individuel, l'ontogenèse chère à Piaget, sous le déguisement de l'habitus de Bourdieu.

Malabou semble contradictoirement nier les différences dans une généralité évolutive en parlant de « capacité naturelle, déjà mentionnée par Bourdieu, d'acquérir des capacités non naturelles, arbitraires » (p. 104). L'épigénétique devient une sorte d'hérédité de gauche. Mais concernant l'intelligence, on n'a pas besoin de prouver que l'humain est capable d'apprendre. Le problème est plutôt la question d'une didactique individualisée pour passer d'un stade à un autre, sinon cela revient bien à dire que l'intelligence est génétique et demande simplement une activation ou une stimulation. C'est en partie exact, mais cela n'explique pas réellement l'apprentissage, surtout celui des connaissances ou des pratiques nouvelles (outre le rôle du hasard dans l'hérédité).

Intelligence artificielle

Nous avons vu que l'aspect méritoire du livre de Catherine Malabou est de considérer que ses conclusions précédentes devraient être révisées et réécrites (pp. 107-108), bien qu'elle conserve son approche réductionniste neuronale (avec le soutien inattendu de Bourdieu). Ses travaux sur la plasticité cérébrale comme liberté (p. 107) lui font admettre aujourd'hui la possibilité d'une intelligence artificielle, tout spécialement à partir des nouvelles puces neuro-synaptique d'IBM (p. 108) qui simule le cerveau (humain) qu'elle considère comme le critère ultime de l'intelligence.

Mais tout cela repose sur un malentendu. Contrairement à ce qu'elle affirme, la question n'est pas pour un système informatique d'avoir une structure différente de celle de Von Neumann qui sépare « la mémoire, les instructions et le calcul » (p. 109). La programmation sous forme de réseaux de neurones a d'ailleurs d'abord été simulée sur les ordinateurs classiques. L'ordinateur est de toute façon déjà une « machine universelle » (comme le cerveau) par opposition aux machines « dédiées » (programme de machine à laver, d'ascenseur). On peut effectivement considérer que leur principe correspond au cadre pavlovien de la psychologie déterministe, mais c'est aussi le cas de l'obéissance humaine. Les études classiques de psychologie expérimentale correspondent plutôt à des analyses d'opérations élémentaires que la philosophie a eu le tort de généraliser abusivement pour les opposer à l'intelligence, l'esprit, ou la liberté humaine qui sont précisément les réalités à analyser.

En fait, il faudrait plutôt dire que l'informatique classique (dans la programmation impérative, qui dit à la machine ce qu'elle doit faire) sépare données et traitements. Mais l'intelligence artificielle ne fait pas cette différence par principe. L'IA (dans la programmation déclarative) considère les données comme des programmes et inversement. Par exemple : la déclaration de la fonction grand-parent est (évidemment) celle d'un parent de parent (ce qui permet de rechercher les ancêtres et les descendants). Mais cela signifie aussi qu'il y a un « moteur d'inférences » dans le système expert, qui correspond au cerveau et qui manipule l'ensemble. L'autre différence de l'IA est que ce système expert peut se modifier lui-même (programmation dite « non monotone ») et pas seulement apprendre en ajoutant simplement des nouvelles données.

Malabou se trompe donc en considérant que les puces neuro-synaptiques sont une révolution épigénétique, où : « les ordinateurs de demain seront dotés de processeurs capables de s'adapter, de s'auto-transformer et d'intégrer leur propre modification » (p. 111). C'est depuis toujours la définition même d'un programme d'IA, pas spécialement celle d'un réseau de neurones. Une puce synaptique est en fait un processeur dédié à l'IA. Mais tout programme (soft) peut être câblé (hard). Ce genre d'erreur vient du fait que certains informaticiens utilisent des images inexactes pour expliquer leurs travaux au grand public et aux philosophes (et pour obtenir des budgets).

Le problème général n'est pas le cerveau, mais les algorithmes. Par définition, il n'y a pas de différence fonctionnelle entre l'humain et l'IA sur ce point : pour calculer, les humains utilisent aussi des algorithmes. Ce terme étant lui-même utilisé récemment d'une façon complotiste, il est perçu comme une manipulation par les géants de l'informatique ou les pouvoirs politiques, il faut toujours signaler (comme je le fais chaque fois) qu'une recette de cuisine est le modèle le plus courant d'un algorithme. L'autre modèle très connu, et d'un formalisme plus minimal étant la chanson : « la meilleure façon de marcher, c'est encore la nôtre, c'est de mettre un pied devant l'autre et de recommencer ». La recette n'est pas seulement une suite d'instructions. Son exécution correcte produit le gâteau, par exemple. L'algorithme de la marche permet aussi de la reproduire pour les robots. Les algorithmes ne sont pas seulement des définitions, ils sont opératoires. De l'analyse de suites d'opérations découle l'existence de l'industrie et de la technique auxquelles s'opposent les philosophes parce qu'ils répugnent à l'ouverture de la boîte noire de l'intelligence. Les marxistes conviendront que Marx aurait dû dire que la preuve du pudding n'est pas le fait qu'on le mange, mais qu'on le fabrique.

L'autocritique de Catherine Malabou sur le fait qu'elle refusait la métaphore de l'ordinateur pour décrire le cerveau humain dans son précédent livre (p. 117) est donc incomplète. Sa conception de la plasticité cérébrale qui serait « programmée pour ne pas être programmée » (p. 118) repose sur des jeux de mots erronés, au point qu'elle reconnaît elle-même sa « propre bêtise » (p. 119), à la suite de sa vision du film Her de Spike Jonze (2013) qui l'a beaucoup impressionnée. Malabou traite encore cela par un retour au Bourdieu des Méditations pascaliennes qui la ramène aux déterminismes du pouvoir. Elle devrait plutôt considérer que cette conception est également datée, comme pour ses références à Canguilhem, Agamben, Foucault, à propos d'« intelligence et biopolitique », où « il s'agit de développer obéissance et soumission politique » (pp. 63-69). Références qui précédaient très justement son paragraphe initial sur la bêtise.

Malabou a cependant parfaitement raison de retourner à Dewey, pour lequel « la nature automatique de l'intelligence n'implique pas son appauvrissement, mais permet au contraire sa croissance » (p. 126). Elle adopte une de mes devises préférées : « l'intelligence [...] est toujours déjà artificielle » (p. 125). Malabou a malheureusement besoin de passer par le principe d'autorité hellénistique pour mentionner la dualité des automatismes, à la fois involontaire/autonome en grec (p. 127). Il faudrait plutôt remarquer que Piaget (1896-1980) et Dewey (1859-1952) sont déjà anciens et que la solution existait déjà depuis longtemps. En outre, comme ils sont tous deux des théoriciens de l'éducation, cela indique que la véritable problématique de la connaissance, sinon de l'intelligence, est plutôt l'acquisition.

Mais l'habitus bourdieusien persiste quand Malabou déclare que « le poids de l'intelligence est faible comparé à celui de l'habitude, de la coutume et de la tradition » (p. 128). J'ai plutôt l'habitude de rappeler à ce propos que « les traditions sont des anciennes nouveautés » qui renvoient à l'affirmation du rôle de l'intelligence, toujours artificielle donc. J'ai récemment considéré que Sloterdijk avait raison de corriger Heidegger sur la question de l'humanisme, comme progrès humain, malgré sa propre soumission excessive au principe d'autorité. En fait, ce ne sont pas les automatismes qui constituent la création du nouveau, mais la résolution de problèmes.

Dans son dernier chapitre intitulé « Comme un tableau de Pollock », inspirée par Dewey (pp. 123-142), Malabou reconnaît bien la nature pragmatique de l'intelligence, tournée vers l'action et la résolution de problèmes. L'observation que les « fins [...] ne sont pas différentes des moyens qui servent à les atteindre » (p. 129) correspond notoirement à la méthodologie anarchiste (bottom-up) qui s'oppose à l'approche marxiste (top-down) qui alourdit souvent ses références. Malabou est sur la bonne voie en considérant que la « dynamique est celle du passage, jamais des causes finales » (p. 129) ou que « Dewey insiste sur le fait que les habitudes, nées de perspectives, ont d'abord été des réponses » (p. 131). L'erreur de l'approche philosophique classique est de préférer les causes finales (de la théologie) aux causes prochaines (de la sociologie) et de prétendre poser des questions (toutes rhétoriques, comme je l'avais noté dans mon livre sur l'IA) plutôt que de trouver des réponses.

Malgré la révision de sa position sur les automatismes acquis à la plasticité (pp. 142-148), Catherine Malabou est quand même encombrée par son hérédité déterministe et collective. Si le continuum de l'expérience est le « processus même de l'existence [...] toujours pratique et matériellement déterminée » (pp. 134/135), il faudrait reconnaître un peu mieux, avec le Mead de Mind, Self and Society (p. 136), que c'est l'individu qui s'adapte à son environnement, malgré la régression holiste de Dewey : « les idées qui ne sont pas communiquées, partagées et vivifiées par l'expression collective ne sont qu'un soliloque » (p. 138). Le principe du social aurait plutôt tendance à reproduire le même, tout comme l'éducation qui n'est certainement pas une garantie contre l'inertie du pouvoir contrairement à ce qu'en pense Dewey (p. 139). En son temps, cette fausse impression était donnée par la généralisation de l'alphabétisation. Institutionnellement parlant, la fossilisation scolastique est plutôt la norme. Le biais philosophique est encore de vouloir absolument récupérer toutes les références et les autorités. Mais cette fois, Malabou récuse bien Canguilhem et Heidegger, pour leur préférer Simondon (auteur récemment redécouvert) qui « déclare que l'être humain lui-même est un automate plastique » (pp. 148-149), ou Piaget qui invoque le psychologue Claparède (1873-1940) pour les ajustements et les équilibrations. Cela représente bien les tâtonnements de l'intelligence avec ses essais, mais aussi ses erreurs, dont il faut enregistrer les réfutations !

Ainsi, la solution des Formes d'intelligence (1983) de Gardner, contre « le modèle unique du QI » (p. 155) ne me parait pas vraiment en être une. C'est par un artifice linguistique et une généralisation philosophique abusive des aptitudes qu'on peut considérer l'émotion comme une forme d'intelligence. L'idée que l'émotion est le propre de l'humain est d'ailleurs devenue un simple moyen de résistance paresseuse et démagogique (pléonasme) à l'idée d'intelligence artificielle actuellement. Malabou en est parfaitement consciente qui dit que : « la critique traditionnelle de l'IA, la diabolisation de la technique et la valorisation inverse de l''humain' ou du 'naturel' sont sans perspectives » (p. 145). Elle devrait mieux tenir compte de la forme empirique de la manifestation de cette critique, qui se fonde (entre autres) sur la référence à l'émotion.

Malabou a tort de revenir ainsi, en conclusion, aux discours qui réaffirment des préventions faciles à égard de l'IA. L'intelligence devrait être mieux capable de maintenir ses acquis face à ses étapes et erreurs précédentes. Les réponses sont justement ce qui annule les faux questionnements, en particulier le marronnier philosophico-journalistique des dangers de la technoscience (p. 166) ou de la génomique (pp. 177-179), avec les péripéties inutiles des neuro-humanités (pp. 166-172). Les retours aux métamorphoses de la métis grecque antique contre l'être du logos, ou aux tourments nietzschéens, me paraissent être aussi des coquetteries érudites superflues, plus artificielles qu'intelligentes.

Jacques Bolo

Notes

1. On peut remarquer que ces arguments sont une allusion évidente à ce que Kant dit des Lumières, alors même que la Critique de la raison pure se réclame aussi d'une police de l'esprit. Les intellectuels se livrent parfois à ces fantaisies. [Retour]

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