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Politique / Culture - Juillet 2010

Démocratie : leçon 14

Fini de rire !

Les humoristes Stéphane Guillon et Didier Porte ont été finalement virés de France inter, en juin 2010, comme des grossiers personnages, qu'ils sont ! Philippe Val, nouveau directeur de la radio, a appliqué la « jurisprudence Siné » qu'il avait instaurée lui-même à Charlie hebdo (voir « Affaire Siné »). Son progressif souci de respectabilité est d'autant plus étonnant qu'il avait fait sa réputation sur ce genre de provocations politiquement engagées dans les années 1970-1980.

Nous avons vu, au cours de la Coupe du Monde 2010, que la situation est la même dans le football, où il semble bien qu'il ne soit pas séant de se laisser aller à proférer des grossièretés. On parle bien du football ? En opposition à ce genre de politique, ceux qui me lisent auront pu remarquer que je deviens de plus en plus grossier moi-même sur Exergue.

Pourtant, on croyait bien que la caricature était autorisée en haut lieu, à la suite de l'affaire des caricatures de Mahomet, puisque notre président était intervenu au cours du procès pour dire la norme (au cas ou la justice indépendante l'aurait oubliée) en déclarant : « Je préfère l'excès de caricature à l'excès de censure » (émission « Questions qui fâchent », 2 février 2006). On n'avait pas compris alors qu'il s'agissait de la caricature des seuls musulmans. D'ailleurs, les racistes identitaristes, toujours soucieux d'égalité, se plaignaient qu'on ait seulement le droit de critiquer le christianisme. Et que si on était dans un pays musulman, on ne ferait pas le malin. Pays où l'on y oblige à porter le niqab : on a donc bien le droit de l'interdire ici : « When in Rome, do as the Roman do ! », etc. Toujours ce souci d'égalité qui les honore.

Stéphane Guillon s'était fait connaître, depuis quelque temps, pour ses portraits acerbes dans une émission matinale de France inter, où il sévissait alternativement avec Didier Porte et d'autres chroniqueurs un peu moins bons. À vrai dire, il avait surtout fait le buzz à cause de la réaction démesurée de certains hommes politiques qui n'avaient pas goûté qu'on les égratigne. Dominique Strauss-Kahn (DSK pour les dames), en particulier, avait poussé les hauts cris contre le fait que Guillon se moque de ses exploits sexuels en développant un sketch - plutôt essentiellement potache - sur le thème : « DSK arrive. Planquez les filles de la station ! ». Pas de quoi fouetter une chatte.

Mais, il est vrai que le côté un peu systématique de Guillon a pu sembler réduire les nombreuses qualités (j'imagine) de DSK à des gaudrioles. Avant une interview politique, ça casse un peu le coup (surtout auprès de la journaliste qui l'interviewe, ou de son assistante si le journaliste un homme - je ne suivais pas l'émission : j'ai seulement écouté la rediffusion des sketches sur Internet à partir de cette affaire - d'où le rôle du buzz). L'intérêt du style de Guillon est en effet qu'il construit réellement une petite d'histoire sur le sujet du jour au lieu d'aligner les saillies plus ou moins lourdingues de chansonnier politique. Mais cela peut donner à certains l'impression qu'il s'acharne.

Une seconde affaire avait marqué le début de l'année 2010, le 22 mars, quand le même Guillon avait croqué Éric Besson, ministre de l'Immigration et de l'Identité nationale, en parlant de ses « yeux de fouine » et de son « menton fuyant ». Jean Luc Hees, président de Radio France, avait cru bon de s'excuser publiquement au nom de la station et a rédigé une justification un peu plus tard, le 2 avril, où il invoquait les principes républicains et un devoir de mémoire en ces termes :

« ... Nous avons une histoire. Qui nous enseigne que l'attaque personnelle, fondée sur le physique de la personne, fait partie de ces valeurs infranchissables. Les années sombres, les références tellement amusantes aux yeux de fouine, au nez et aux doigts crochus, sont là pour nous le rappeler. Là, la plaisanterie doit s'arrêter. L'humour a ses frontières qui sont celles de la morale républicaine. Il n'est pas interdit, même à un humoriste, de s'interroger sur sa responsabilité morale, citoyenne. Osons le mot : sur sa responsabilité politique, au sens noble du mot. L'attaque sur les aspects physiques d'une personne est intolérable. Le simple bon sens encourage à penser que s'élever contre les attaques 'au faciès' ne constitue ni une posture de droite ni une posture de gauche. » (Le Monde, 2 avril 2010).

Il me semblait justement que l'humour de Guillon visait exactement le débat sur l'identité française lancé par le ministre éponyme et les interpellations « au faciès » qui rappellent effectivement les années sombres de la « police française » où l'on demandait qui « était plus français que lui » (Pétain, peu avant sa dégradation nationale). C'est plutôt ce que j'avais compris, et non, comme Hees, qu'il s'attaquait au physique de Besson. Chacun ses compétences. Puisqu'il est président de Radio France, c'est sans doute qu'il connaît mieux le sujet humoristique que moi, car on ne peut pas suspecter le président actuel de népotisme.

La philippique de Jean Luc Hees invoque « l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : 'La libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'homme ; tout citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la loi'. » Mais elle se réduit à considérer comme une injonction légale la simple convention : « pas le physique ! » À quoi l'on peut répondre : - « si ! » (sur l'air de « Johnny, Fais-moi mal » de Boris Vian).

Au fond, la réponse de Hees est elle-même de l'ordre d'un sketch à la Guillon qui se prendrait au sérieux. Mais comment le faire quand Hees va jusqu'à dire : « L'humour a tous les droits, et d'abord ceux de l'outrance, de la caricature et même de la méchanceté » (où est le problème alors ?). Mais il vise à fixer les limites en remettant à leur place ses employés vedettes, contre l'accusation syndicale d'avoir été « liberticide ». L'appel ampoulé aux grands principes, exercice rhétorique directorial, est toujours un peu laborieux (rappelant celui de Renan, décidément à l'ordre du jour). Il se termine par une chute (finale) qui révèle le gag :

« Veillons donc jalousement à la liberté. Cela dit, j'essaye toujours de comprendre pourquoi, président de Radio France, je n'ai pas le droit de ne pas rire aux injonctions d'un membre du personnel. Pour le coup, je me marre. »

Un patron qui affirme le droit de rire de ses employés, mais pas de leurs blagues pour lequel on les paye, est assez cocasse, en effet. Le comique de situation concerne évidemment le manque de respect au droit syndical (plus récent dans l'histoire, il est vrai), quand le personnel a été choqué de ces excuses précipitées. Se moquer des syndicats maison n'est pas très malin pour un patron, même s'il imite en cela le président qui l'a nommé à ce poste. Rira bien qui rira le dernier.

Malgré les excuses putassières de Jean Luc Hees, le ministre Éric Besson l'a mal pris. Ce garçon est trop sensible. On s'en était déjà aperçu quand il était passé à la concurrence en pleine campagne présidentielle parce que la candidate Ségolène Royal avait dit : « Qui connaît Éric Besson ? » Et il avait été nommé, in petto (man !), dans les instances dirigeantes de la campagne de Sarkozy ! Ce faisant, il était entré immédiatement dans l'histoire des traîtres célèbres. Bref, ce mec aurait déclaré que Guillon avait « des méthodes et des propos de facho, mal déguisés sous un look bobo et une vulgate supposée gaucho ». Il a raison. Guillon a un côté Le Pen qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas : qu'Éric Besson est une pauvre merde !

Ces débordements (qui me contaminent) invitaient à la surenchère de la part des concurrents de Guillon. C'est Didier Porte qui a frappé un grand coup (à la tête) en répétant plusieurs fois à l'antenne : « J'encule Sarkozy ! ». Sournoisement, il mettait en scène Dominique de Villepin, prétendument atteint du syndrome de Tourette (qui fait dire des gros mots de façon incontrôlable - du fait que Villepin utilise volontiers des expressions crues, comme son mentor en politique, Jacques Chirac). Didier Porte, d'habitude un peu plus subtil que Guillon, avait dépassé les bornes. Hees et Val, nouveau duo comique, ont décidé de les virer tous les deux pour faire rire la France entière, et partir en vacances sur une note burlesque.

Car on assiste à une nouvelle génération de l'humour. De plus en plus de comiques se croient drôles. Mais ils révèlent surtout le nouvel état de la critique sociale. L'humour, « politesse du désespoir », est le moyen notoire de résistance dans les dictatures. La réaction de plus en plus intolérante des hommes politiques semble montrer que ces derniers oublient qui les a faits rois d'un jour. Ils semblent se croire au-dessus de la critique de ce dernier contre-pouvoir quand tous les autres ont failli. Ce qui semble être le cas.

Les comiques avaient trouvé un moyen d'existence plus rentable que la critique sociale militante, souvent bénévole, ou qui devait s'éteindre dans la langue de bois partisane, quand elle s'institutionnalisait dans des postes administratifs ou associatifs (subventionnés). Si on les touche au portefeuille, c'est sûr que les comiques vont se tenir plus tranquilles. On va assister au grand retour des chansonniers politiques traditionnels qui faisaient la joie des familles. À moins qu'on assiste au passage du public sur le câble et Internet (payant), sans parler d'une contestation plus tangible.

J'ai déjà traité, à propos de caricature de Mahomet, de l'erreur des dictatures de ne pas accepter la liberté de parole en surestimant ses effets. On peut constater pourtant que les démocraties plus libérales semblent vouloir céder toujours à la surenchère de servilité envers les puissants. Comme disait la fameuse blague qui mettait en scène la maman de Staline en visite au Kremlin : « Tu n'as pas peur que les communistes reviennent ? »

Jacques Bolo

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